Cour d'appel de la cour martiale

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Cour d'appel de la cour martiale du Canada

 

Court Martial Appeal Court of Canada

Date : 20111012

Dossier : CMAC-538

Référence : 2011 CACM 4

 

CORAM : LA JUGE MCFADYEN

LA JUGE VEIT

LA JUGE BENNETT

 

ENTRE :

CAPORAL TIM LEBLANC

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

Audience tenue à Edmonton (Alberta), le 3 juin 2011.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 12 octobre 2011.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE BENNETT

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE MCFADYEN

LA JUGE VEIT

 


 

 

Cour d'appel de la cour martiale du Canada

 

Court Martial Appeal Court of Canada

 

Date : 20111012

Dossier : CMAC-538

Référence : 2011 CACM 4

 

CORAM : LA JUGE MCFADYEN

LA JUGE VEIT

LA JUGE BENNETT

 

ENTRE :

CAPORAL TIM LEBLANC

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LA JUGE BENNETT

[1]               L'appelant a été déclaré coupable d'agression sexuelle par une cour martiale générale le 8 janvier 2010 et condamné à une peine d'emprisonnement de 20 mois. Il interjette appel de cette déclaration de culpabilité et de cette peine.

[2]               Avec égards, le juge militaire a commis une erreur justifiant l'intervention de la Cour en refusant d'admettre en preuve une déclaration antérieure attribuée à la plaignante concernant sa sexualité. Cette preuve est devenue très pertinente au cours de l'instruction de l'affaire. Une demande présentée par la défense afin que la décision d'exclure cette preuve soit réexaminée aurait dû être accueillie et la preuve aurait dû être admise. Avec égards, cette erreur ne peut être corrigée que par un nouveau procès.

 

LE CONTEXTE

[3]               L'appelant et la plaignante ont habité brièvement la même caserne à Edmonton (Alberta). Lorsque l'incident s'est produit, ils se connaissaient un peu depuis quelques semaines. La plaignante était lesbienne, ce dont l'appelant était au courant.

 

[4]               Le 15 avril 2008, le jour de l'incident, la plaignante a invité l'appelant à aller avec elle reconduire son amie chez elle. Selon l'appelant, quand ils retournaient à la caserne après avoir déposé l'amie, la plaignante a mentionné qu'elle avait déjà couché avec un homme il y avait longtemps. C'est cette déclaration qui a fait l'objet d'une demande fondée sur l'article 276 du Code criminel.

 

[5]               Plus tard au cours de la soirée, l'appelant est entré dans la chambre de la plaignante, où se trouvaient aussi des amies de celle-ci. Il y est demeuré après le départ des amies. Le témoignage de la plaignante diverge de celui de l'appelant à partir de ce moment-là.

 

a)      Le témoignage de l'appelant

[6]               L'appelant a déclaré dans son témoignage que la plaignante avait dit à ses amies de ne pas s'inquiéter à cause de lui puisqu'il allait probablement tomber ivre mort dans sa chambre. L'appelant a pensé qu'il s'agissait d'une invitation à passer la nuit chez elle. Il a déclaré dans son témoignage que, après la conversation qu'ils avaient eue plus tôt dans la voiture, il croyait que la plaignante [traduction] « n'aimait pas seulement les femmes ».

 

[7]               L'appelant a dit dans son témoignage que, lorsqu'ils se sont retrouvés seuls, lui et la plaignante se sont étendus sur le petit lit de camp de celle-ci, leurs corps se touchant. Il a dit qu'ils se sont embrassés et caressés pendant quelque temps. À un certain moment, la plaignante a chuchoté : [traduction] « Je ne sais pas pourquoi je fais ça. Je suis lesbienne. » Elle s'est déshabillée et ils ont continué à s'embrasser et à toucher les organes génitaux l'un de l'autre. L'appelant a indiqué qu'ils étaient restés silencieux, sauf qu'à un moment donné la plaignante lui a dit de ne pas lui faire du cunnilingus. L'appelant a dit qu'elle était très bien lubrifiée au début de leurs ébats sexuels, mais qu'il avait eu de la difficulté à la pénétrer. Il a dit que le rapport sexuel avait duré quelque temps, mais qu'il y avait mis fin avant d'avoir un orgasme parce qu'il n'avait pas de condom.

 

b)     Le témoignage de la plaignante

[8]               La plaignante a déclaré dans son témoignage que, après le départ de ses amies, elle avait dit à l'appelant qu'elle devait se mettre au lit parce qu'elle travaillait le lendemain matin. L'appelant lui aurait demandé s'il pouvait rester avec elle parce qu'il avait trop bu. Elle a accepté. Elle a dit que, comme l'appelant connaissait son orientation sexuelle, elle pensait qu'il n'y aurait pas de problème. L'appelant et la plaignante se sont couchés dans son lit. La plaignante a déclaré dans son témoignage que, après qu'elle eut éteint la lumière pour pouvoir s'endormir, l'appelant s'est mis à essayer de lui retirer son pantalon. Elle a dit qu'elle lui avait répété que [traduction] « cela ne marcherait pas, d'arrêter et que cela n'arriverait pas parce que je suis lesbienne ». Il l'aurait poussée sur le lit et aurait enlevé son pantalon et celui de la plaignante. Elle a témoigné qu'il avait essayé de toucher son vagin, mais qu'elle avait repoussé sa main, et qu'il avait essayé d'approcher sa tête de son vagin, mais elle l'avait empêché de le faire. Enfin, il a essayé de la pénétrer avec son pénis. Elle a dit que cela « ne marchait pas », mais il a continué d'essayer. Elle n'en était pas certaine, mais elle croyait qu'il avait finalement réussi à la pénétrer. Selon son témoignage, elle avait « très peur » et elle est restée « figée » pendant qu'elle « attendai[t] qu'il ait fini ». Elle a dit également qu'elle avait pris une douche après que l'appelant eut quitté la chambre parce qu'elle était « trempée » entre ses jambes.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

L'appelant prétend que le juge militaire a commis les erreurs suivantes :

 

1.      il a décidé qu'il était nécessaire de tenir un voir-dire en vertu de l'article 276 afin de déterminer si la déclaration faite par la plaignante à l'appelant selon laquelle elle avait déjà eu des expériences sexuelles avec des hommes était admissible et il a conclu qu'elle ne l'était pas;

 

2.      il a omis de dire au comité qu'il n'était pas permis de conclure que la plaignante était plus crédible ou moins susceptible de consentir à une activité sexuelle avec l'appelant parce qu'elle était lesbienne;

 

3.      il a admis une preuve d'expert inutile ou non pertinente et/ou il a omis de dire au comité de ne pas tenir compte de l'exagération qu'a faite le poursuivant quant à la portée ou à la valeur de la preuve d'expert;

 

4.      il a permis à la poursuite de contre-interroger l'appelant sur les raisons pour lesquelles il n'avait pas fait certaines déclarations pertinentes à la police, violant ainsi son droit de garder le silence, et il a omis de dire au comité de ne pas tenir compte de ce contre-interrogatoire;

 

5.      il y a une demande de production d'une nouvelle preuve d'expert visant à réfuter celle présentée par la poursuite;

 

6.      l'appelant prétend également que la peine d'emprisonnement de 20 mois qui lui a été infligée est [traduction] « manifestement inappropriée »; il soutient que le juge militaire a commis une erreur en infligeant une peine fondée sur un éventail de peines infligées dans des affaires civiles semblables, étant donné que l'incarcération dans la Caserne de détention et prison militaire des Forces canadiennes est beaucoup plus dure que l'incarcération dans un établissement civil.

ANALYSE

L'admissibilité de la déclaration antérieure de la plaignante concernant son orientation sexuelle

[9]               Pendant le contre-interrogatoire de la plaignante, l'avocat de la défense a tenté de lui poser des questions au sujet de la conversation qu'elle avait eue avec l'appelant le jour de l'incident, au cours de laquelle elle lui avait dit qu'elle avait déjà eu des rapports sexuels avec des hommes dans le passé. Elle n'a pas répondu. Lorsque l'avocat a continué à l'interroger, le poursuivant a soulevé une objection et un voir-dire a eu lieu en vertu de l'article 276 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46.

 

[10]           Lors du voir-dire, l'appelant a relaté la conversation qu'il disait avoir eue avec la plaignante, qui a été décrite plus haut. Cette dernière a dit, dans une déclaration qu'elle a faite au Service national des enquêtes (SNE), qu'elle avait eu des rapports sexuels avec des hommes à l'âge de 16 et de 20 ans.

 

[11]           L'avocat de la défense a indiqué qu'il cherchait à faire admettre la déclaration en preuve non pas pour la véracité de son contenu, mais simplement parce qu'elle avait été faite à l'appelant, et il a soutenu qu'elle avait un rapport avec la croyance sincère mais erronée au consentement qu'avait l'appelant. Il a fait valoir que la déclaration de la plaignante ne faisait pas entrer en jeu l'article 276 et qu'un voir-dire n'était pas nécessaire.

 

[12]           L'avocat de la défense a fait valoir que, même si l'article 276 s'appliquait, la déclaration devait être admise en raison de son importance pour la défense de croyance sincère mais erronée invoquée par l'appelant :

[traduction]

L'AVOCAT DE LA DÉFENSE : [.] Lorsque le moyen de défense de la croyance sincère mais erronée est invoqué, nous devons examiner la preuve de l'accusé à la loupe parce qu'il ne peut pas être délibérément sourd au « non ». S'il y a un « non », alors l'affaire est réglée. Et s'il aurait été évident aux yeux de tous que les circonstances faisaient en sorte qu'il y avait un « non », l'affaire est réglée également. Ainsi, pour que ce moyen de défense réussisse, il faut que l'accusé puisse énumérer une série de facteurs objectivement raisonnables qui donnent une certaine substance à sa croyance. [.] Je pense qu'il est juste de dire que chaque signe de consentement mentionné par le caporal LeBlanc qui donne de la substance à sa croyance sincère mais erronée et la rend raisonnable sera examiné de façon extrêmement minutieuse. L'un des facteurs importants de l'autre côté de l'équation sera la déclaration de la plaignante : « Je n'ai pas de rapports sexuels avec des hommes. »

 

Or, que ce soit le cas ou non, il est raisonnable que le caporal LeBlanc ait voulu tâter le terrain étant donné qu'elle lui avait dit que c'était le cas. Dès lors, on ne peut plus prétendre qu'il était implicitement déraisonnable pour lui de chercher à avoir un rapport sexuel ou de croire qu'elle consentait. Le comité pouvait ainsi, dans ses délibérations, se concentrer sur les faits et se demander : a-t-elle consenti ou n'a-t-elle pas consenti? On évite ainsi le problème de dire, bien sûr, elle n'aurait pas consenti, elle est lesbienne. Elle n'a pas de rapports sexuels avec des hommes. Bien sûr, s'il ne peut même pas dire dans son témoignage, je me suis fié à ce qu'elle m'a dit, elle m'a dit qu'elle a des rapports sexuels avec des hommes, [...] alors il est privé d'une partie importante de sa défense. [Je souligne.]

 

[13]           Le poursuivant a fait valoir que la déclaration est visée directement à l'article 276 et qu'elle ne devait pas être admise :

[traduction]

LE POURSUIVANT : [.] manifestement, le but ici est de dire que, si elle avait déjà eu des rapports sexuels avec des hommes [.] elle serait plus susceptible d'avoir consenti à précisément cette activité sexuelle avec l'accusé. [.] Et cela est directement visé à l'alinéa a), qui dit :

[.] [est] plus susceptible d'avoir consenti à l'activité à l'origine de l'accusation; [.]

Ainsi, il ne fait aucun doute que l'article 276 s'applique. Parce qu'il ne peut en être autrement; c'est la seule conclusion à laquelle la poursuite peut arriver. La plaignante a eu des rapports sexuels avec moi dans le passé et cela justifie ma croyance raisonnable à son consentement.

[14]           Le poursuivant a dit ensuite :

[traduction]

LE POURSUIVANT : [.] Les règles de droit ne changent pas à cause de l'orientation sexuelle de la plaignante. Ce sont les mêmes règles. Si la plaignante n'était pas homosexuelle. pensez-vous que mon confrère pourrait essayer de produire en preuve le fait que le caporal LeBlanc et elle étaient hétérosexuels - si elle était hétéro et [elle] disait au caporal Leblanc, dans la voiture, oh, j'ai déjà - oui, j'ai eu des rapports sexuels avec des hommes lorsque j'avais 16 ans. Cela ne pourrait pas du tout être admissible en preuve. Alors, le fait qu'elle est lesbienne ne change rien au droit, ne change rien au droit en ce qui concerne la pertinence de la conversation dans la voiture. La poursuite - et je vais le répéter, je ne dirai pas que la plaignante était moins susceptible d'avoir consenti à l'activité sexuelle parce qu'elle était homosexuelle. Je me garderai autant que possible de dire une telle chose parce que cela n'est tout simplement pas vrai. Les êtres humains sont trop complexes pour qu'on puisse tirer ce genre de conclusion générale. Je me garderai de le faire. La plaignante a dit dans son témoignage que c'est de cette façon qu'elle avait exprimé son absence de consentement pour le convaincre d'arrêter. Telle est la nature de la preuve ici. [Je souligne.]

 

[15]           Le juge militaire a refusé d'admettre la déclaration. Il a dit :

[traduction]

LE JUGE MILITAIRE : [.] Je conclus qu'admettre cette preuve [.] ce serait un cas visé au paragraphe 276(1) en ce sens que, en raison de l'activité sexuelle, la plaignante serait considérée comme plus susceptible d'avoir consenti à l'activité sexuelle à l'origine de l'accusation ou comme moins digne de foi. Je ne pense pas que cette preuve ait la valeur probante - je ne pense pas que le risque d'effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de cette preuve ne l'emporte pas sensiblement sur sa valeur probante. Je ne pense pas que cette question soit pertinente en l'espèce. Je ne pense pas qu'elle touche, à cette étape-ci, à la crédibilité de la plaignante.

[16]           Pendant la présentation de la preuve, la plaignante a répété à maintes reprises que, lorsque l'appelant avait tenté d'avoir des rapports sexuels avec elle, elle lui avait dit : [traduction] « Il n'en est absolument pas question, je suis lesbienne. Cela ne marchera pas, je suis lesbienne. »

 

[17]           Plus tard au cours du procès, le poursuivant a commencé à contre-interroger l'appelant sur sa connaissance de l'orientation sexuelle de la plaignante. Selon le témoignage obtenu, l'appelant savait que la plaignante avait une petite amie. Il est devenu évident que le poursuivant cherchait à établir que l'appelant avait fait preuve d'« aveuglement volontaire » en ce qui concerne l'absence de consentement de la plaignante. L'avocat de la défense a fait objection, disant qu'il serait injuste que le juge permette à la poursuite de continuer dans cette voie étant donné que la défense n'avait pas pu contre-interroger la plaignante de cette façon en raison de la décision rendue relativement à la demande fondée sur l'article 276. Il a demandé que cette demande soit réexaminée :

[traduction]

L'AVOCAT DE LA DÉFENSE : Je pense que vous devriez peut-être revoir la décision concernant l'article 276, parce que la cour se rappellera, au sujet de cet article, que la défense faisait valoir que l'élément exclu avait trait à l'état d'esprit alors que la poursuite soutenait qu'il était trop éloigné dans le temps de l'acte lui-même. Or, la thèse de la poursuite n'était pas du tout qu'il connaissait l'orientation sexuelle de la plaignante et que celle-ci était donc moins susceptible de consentir à l'activité sexuelle. Selon la poursuite, la plaignante n'a tout simplement pas consenti à l'activité sexuelle.

Maintenant la poursuite, après le contre-interrogatoire de la plaignante et après la décision relative à la demande fondée sur l'article 276, change sa thèse. Et maintenant, il s'agit d'aveuglement volontaire. Et[. ]l'aveuglement volontaire peut seulement se rapporter au fait que vous saviez qu'elle était lesbienne et que cela ne vous a pas arrêté. Or, il ne convient pas de changer de cheval au milieu de la rivière comme ça. Je pense que nous sommes très près d'un procès nul. Parce que, si la poursuite va maintenant soutenir, contrairement à ce qu'elle a prétendu auparavant et après avoir obtenu des décisions fondées sur l'article 276, qu'il y a eu aveuglement volontaire, alors le caporal LeBlanc ne peut se défendre sans faire référence aux détails de la conversation et la plaignante n'a pas été interrogée là-dessus comme elle l'aurait été dans le cadre d'un contre-interrogatoire normal. Invoquer l'aveuglement volontaire est donc une stratégie différente, elle est différente de ce qui a été avancé au début du procès et elle compromet le bien-fondé des décisions relatives à l'article 276 parce que celles-ci auraient bien pu être tout à fait différentes si la poursuite avait fait valoir que le caporal LeBlanc ne pouvait pas croire que la plaignante consentait à l'activité sexuelle parce qu'il savait qu'elle était lesbienne et qu'elle ne consentirait pas à avoir des rapports sexuels avec un homme. [Je souligne.]

 

[18]           Le poursuivant a répondu que, bien que le passé sexuel de la plaignante ne soit pas admissible, [traduction] « la connaissance qu'avait l'accusé de l'orientation sexuelle de la plaignante ou l'état d'esprit de l'accusé à cet égard étaient pertinents et admissibles ».

[19]           La défense a répondu que la poursuite essayait de gagner sur les deux tableaux :

[traduction

L'AVOCAT DE LA DÉFENSE : [.] Cela ne peut être à la fois pertinent et non pertinent. Il ne peut s'en servir pour priver la défense d'une explication qu'elle pourrait autrement présenter et, en même temps, s'en servir pour attaquer. [.] Le caporal LeBlanc ne peut se défendre maintenant parce que sa réponse à la question de savoir s'il savait qu'elle était lesbienne a été : « Non, je ne le savais pas. Elle m'a dit qu'elle avait quelquefois des rapports sexuels avec des hommes. » Ainsi, il ne peut même pas répondre à la question. Et cette allusion à l'orientation sexuelle est problématique et la poursuite a maintenant indiqué qu'elle a l'intention d'opposer à la défense de la croyance sincère mais erronée l'argument de l'aveuglement volontaire.

 

[20]           Après que le juge militaire lui eut posé quelques questions sur le but de son interrogatoire de l'appelant au sujet de sa connaissance de l'orientation sexuelle de la plaignante, le poursuivant a accepté de laisser tomber cet aspect de l'interrogatoire. Cependant, la possibilité existait toujours pour le comité d'inférer que l'appelant savait que la plaignante était lesbienne et qu'il avait continué néanmoins à avoir des rapports sexuels avec elle, sachant qu'elle n'accepterait pas d'avoir de tels rapports avec un homme.

 

[21]           Le voir-dire tenu en vertu de l'article 276 sur la question de l'admissibilité de la déclaration antérieure attribuée à la plaignante concernant ses rapports sexuels avec des hommes dans le passé n'a pas été rouvert.

 

[22]           L'avocat de la défense a alors demandé instamment au juge militaire d'envisager la possibilité de donner au comité une directive en cours d'audience au sujet de l'orientation sexuelle :

[traduction

L'AVOCAT DE LA DÉFENSE : Je pense que le comité doit être informé, ayant entendu cette série de questions et ayant entendu la dernière question, je pense qu'il faut lui dire que. l'orientation sexuelle de la plaignante ne peut servir à démontrer qu'elle était plus susceptible ou moins susceptible de consentir à l'activité sexuelle ou de ne pas y consentir.

 

[23]           Le juge militaire a repoussé cette demande. Il a dit que la question pourrait être abordée, au besoin, dans le cadre des directives finales au comité. Cependant, lorsque la question a été soulevée par l'avocat de la défense au cours de la conférence préalable à l'exposé du juge militaire au comité à la fin du procès, le juge militaire a de nouveau refusé de donner au comité des directives sur les conclusions que le comité ne pouvait pas tirer du témoignage qu'a donné la plaignante concernant son orientation sexuelle.

 

[24]           L'admissibilité de la preuve de la conduite sexuelle antérieure d'un plaignant est régie par l'article 276 du Code criminel :

276. (1) Dans les poursuites pour une infraction prévue aux articles 151, 152, 153, 153.1, 155 ou 159, aux paragraphes 160(2) ou (3) ou aux articles 170, 171, 172, 173, 271, 272 ou 273, la preuve de ce que le plaignant a eu une activité sexuelle avec l'accusé ou un tiers est inadmissible pour permettre de déduire du caractère sexuel de cette activité qu'il est :

a) soit plus susceptible d'avoir consenti à l'activité à l'origine de l'accusation;

b) soit moins digne de foi.

(2) Dans les poursuites visées au paragraphe (1), l'accusé ou son représentant ne peut présenter de preuve de ce que le plaignant a eu une activité sexuelle autre que celle à l'origine de l'accusation sauf si le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix décide, conformément aux articles 276.1 et 276.2, à la fois :

a) que cette preuve porte sur des cas particuliers d'activité sexuelle;

b) que cette preuve est en rapport avec un élément de la cause;

c) que le risque d'effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de cette preuve ne l'emporte pas sensiblement sur sa valeur probante.

(3) Pour décider si la preuve est admissible au titre du paragraphe (2), le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix prend en considération :

a) l'intérêt de la justice, y compris le droit de l'accusé à une défense pleine et entière;

b) l'intérêt de la société à encourager la dénonciation des agressions sexuelles;

c) la possibilité, dans de bonnes conditions, de parvenir, grâce à elle, à une décision juste;

d) le besoin d'écarter de la procédure de recherche des faits toute opinion ou préjugé discriminatoire;

e) le risque de susciter abusivement, chez le jury, des préjugés, de la sympathie ou de l'hostilité;

f) le risque d'atteinte à la dignité du plaignant et à son droit à la vie privée;

g) le droit du plaignant et de chacun à la sécurité de leur personne, ainsi qu'à la plénitude de la protection et du bénéfice de la loi;

h) tout autre facteur qu'il estime applicable en l'espèce.

 

[25]           La preuve concernant l'orientation sexuelle de la plaignante n'était pas pertinente relativement à quelque question que ce soit au début du procès; le fait que la déclaration a été faite à l'appelant n'était pas non plus pertinent initialement relativement à quelque question que ce soit qui se posait au procès. Cependant, plusieurs incidents survenus pendant le procès exigeaient à tout le moins un réexamen de la décision relative à la demande fondée sur l'article 276. En premier lieu, la plaignante a déclaré à maintes reprises dans son témoignage que, lorsque l'appelant avait tenté d'avoir des rapports sexuels avec elle, elle lui avait dit qu'il n'en était absolument pas question, qu'elle était lesbienne et que ça ne marcherait pas pour cette raison.

 

[26]           Plus tard, la poursuite a contre-interrogé l'appelant au sujet de sa connaissance de l'orientation sexuelle de la plaignante. L'avocat de la poursuite a soutenu que la preuve était pertinente relativement à l'état d'esprit de l'appelant dans l'optique de la croyance erronée au consentement. La poursuite cherchait à ce que soit tirée la conclusion que la plaignante n'aurait pas consenti à l'activité sexuelle puisqu'elle était lesbienne et que, comme l'appelant savait qu'elle l'était, il n'avait pas pu croire à tort qu'elle consentirait à avoir des rapports sexuels avec lui.

 

[27]           L'article 276 empêche de conclure que la plaignante était plus susceptible de consentir à des rapports sexuels avec l'appelant parce qu'elle avait déjà eu des rapports sexuels avec des hommes. Ce n'était toutefois pas là le point en litige dans la présente affaire. En fait, la question était de savoir si l'appelant savait que la plaignante avait déjà eu des rapports sexuels avec des hommes, un fait susceptible d'être pertinent au regard de sa prétention selon laquelle il avait cru à tort que la plaignante consentait à l'activité sexuelle.

 

[28]           L'élément fondamental en l'espèce était la croyance erronée au consentement. Je ne fais aucun commentaire sur la validité de ce moyen de défense car cette question n'a pas été soulevée en appel. Le jury ne disposait que de la preuve démontrant que la plaignante était homosexuelle, que l'appelant le savait et qu'il avait néanmoins persisté (selon le témoignage de la plaignante) à forcer la plaignante à avoir des rapports sexuels avec lui. Il n'a pas été permis à l'appelant de présenter une preuve démontrant que la plaignante lui avait dit (et avait dit aux agents du SNE) qu'elle avait déjà eu des rapports sexuels avec des hommes dans le passé. Cela aurait-il aidé l'appelant au bout du compte? Impossible de le dire. Il reste que l'effet combiné du témoignage de la plaignante et du contre-interrogatoire mené par la poursuite a été que la déclaration antérieure était très pertinente au regard de la question sur laquelle la cour devait se prononcer.

 

[29]           L'article 276 n'a pas été conçu pour empêcher un accusé d'avoir un procès équitable, mais plutôt dans le but d'empêcher que le témoignage d'une plaignante soit contaminé injustement par le « mythe » qui veut qu'une femme qui s'est livrée à des activités sexuelles soit plus susceptible d'avoir consenti à une telle activité ou de ne pas dire la vérité. Voir R. c. Darrach, [2000] 2 R.C.S. 443, au paragraphe 45.

 

[30]           Les propos de la juge McLachlin (maintenant juge en chef de la Cour suprême du Canada) dans R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, aux pages 620 et 621, que la juge L'Heureux-Dubé a cités avec approbation dans R. c. Crosby, [1995] 2 R.C.S. 912, au paragraphe 11, qui portent sur l'importance de soupeser les divers intérêts en jeu au procès, sont pertinents en l'espèce même s'ils concernent une version antérieure de l'article 276 :

Si l'on accepte qu'il peut parfois être justifié d'exclure des preuves pertinentes pour des raisons de principe, le fait demeure que l'[ancien] art. 276 peut entraîner l'exclusion d'une preuve dans des cas où le principe même qui sous-tend la disposition - découvrir la vérité et arriver au bon verdict - indiquerait que cette preuve devrait être admise. Étant donné que notre système de justice repose sur le principe qu'une personne innocente ne doit pas être déclarée coupable, son droit d'exposer sa cause ne devrait pas être restreint en l'absence d'une garantie que cette restriction est clairement justifiée par des considérations contraires encore plus importantes. Il faut une règle qui protège le droit fondamental à un procès équitable, mais qui ne permet pas de déduire sans motif légitime que la plaignante, à cause d'un comportement sexuel antérieur, est plus susceptible d'avoir consenti à l'acte ou moins susceptible de dire la vérité.

 

[31]           La poursuite a produit une preuve de laquelle il était possible de tirer à l'égard de l'accusé une conclusion de fait qui était peut-être fausse, ce qui rendait très pertinente la preuve de la conduite sexuelle antérieure de la plaignante. Voir, par exemple, R. v. Morden (1991), 69 C.C.C. (3d) 123 (C.A. C.‑B.).

 

[32]           Il appartiendra au juge militaire de déterminer, sur la foi de la preuve présentée lors du nouveau procès, si cette preuve devrait être admise après que les facteurs énumérés au paragraphe 276(3) auront été soupesés à fond. Le paragraphe 276(3) nécessite souvent qu'une décision soit rendue avant la production de la preuve. Cela étant, cette décision peut toujours être modifiée si la preuve change ou si la thèse d'une partie change par rapport à celle exposée lors du voir-dire initial. Il s'agit en l'espèce d'un cas où il fallait revoir la décision en raison de la manière dont la preuve avait été présentée au comité.

 

[33]           Compte tenu de mes conclusions concernant le premier motif d'appel, j'estime qu'il n'est pas nécessaire que je me prononce sur les autres motifs d'appel.

 

[34]           L'appelant a soutenu que la Cour devrait prononcer un verdict d'acquittement au lieu d'ordonner un nouveau procès si, en se prononçant sur ce motif, elle concluait à l'erreur. À mon avis, l'erreur concernait une décision relative à un élément de preuve qui, s'il avait été admis, aurait pu ou non influer sur l'issue de l'affaire. En conséquence, il ne conviendrait pas que la Cour prononce un verdict d'acquittement.

 

[35]           J'accueillerais l'appel et ordonnerais un nouveau procès.

 

« E. Bennett »

j.c.a.

« Elizabeth McFadyen »____

j.c.ca.

« Joanne B. Veit »__________

j.c.a.

 

Traduction certifiée conforme

Erich Klein, réviseur

 


COUR D'APPEL DE LA COUR MARTIALE DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER : CMAC-538

 

INTITULÉ : CAPORAL TIM LEBLANC c.

SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L'AUDIENCE : Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L'AUDIENCE : Le 3 juin 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT : LA JUGE BENNETT

 

Y ONT SOUSCRIT : LA JUGE MCFADYEN

LA JUGE VEIT

 

DATE DES MOTIFS : Le 12 octobre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Brian Beresh

Danielle Boivert

 

POUR L'APPELANT

Major Steven Richards

 

POUR L'INTIMÉE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Beresh Cunningham

Edmonton (Alberta)

 

POUR L'APPELANT

Quartier général de la Défense nationale

Ottawa, Ontario

POUR L'INTIMÉE

 

 

 

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