Cour d'appel de la cour martiale

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Date: 19981209

Dossier: CMAC-410

CORAM : LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE BIRON

LE JUGE DURAND

 

ENTRE :

CAPITAINE RICHARD BOIVIN

Appelant

ET

SA MAJESTÉ LA REINE

Intimée

 

 

 

 

 

 

Audience tenue à Québec (Québec), le vendredi 16 octobre 1998

Jugement prononcé à Ottawa (Ontario), le mercr4edi 9 décembre 1998

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR: LE JUGE BIRON

 

Y ONT SOUSCRIT: LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE DURAND


 


Date : 19981209

Dossier : CMAC-410

 

CORAM : LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE BIRON

LE JUGE DURAND

 

ENTRE :

CAPITAINE RICHARD BOIVIN

Appelant

ET

SA MAJESTÉ LA REINE

Intimée

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE BIRON

 

[1]               L'appelant, un membre de la Force régulière, a été trouvé coupable par une cour martiale permanente des accusations suivantes:

 

 

 

PREMIER CHEF

 

 

 

 

Une infraction punissable en vertu de l'article 130 de la Loi sur la Défense nationale soit avoir accepté un avantage provenant d'une personne faisant affaires avec le gouvernement contrairement à l'alinéa 121(1)(c) du Code criminel du Canada.

 

 

 

 

 

 

CINQUIÈME CHEF

 

 

 

 

Une infraction punissable en vertu de l'article 130 de la Loi sur la Défense nationale soit la fausse attestation d'une pièce justificative contrairement à l'alinéa 80(d) de la Loi sur la gestion des finances publiques.

 

 

 

 

 

 

SIXIÈME CHEF

 

 

 

 

Une infraction punissable en vertu de l'article 130 de la Loi sur la Défense nationale soit fraude contrairement à l'article 380 du Code criminel du Canada.

 

 

 

 

 

 

SEPTIÈME CHEF

 

 

 

 

Une infraction punissable en vertu de l'article 130 de la Loi sur la Défense nationale soit avoir accepté un avantage provenant d'une personne faisant affaires avec le gouvernement contrairement à l'alinéa 121(1)(c) du Code criminel du Canada.

 

 

 

 

 

 

NEUVIÈME CHEF

 

 

 

 

Acte préjudiciable au bon ordre et à la discipline contrairement à l'article 129 de la Loi sur la Défense nationale.

 

 

 

 

 

 

DOUZIÈME CHEF

 

 

 

 

Une infraction punissable en vertu de l'article 130 de la Loi sur la Défense nationale soit avoir accepté un avantage provenant d'une personne faisant affaires avec le gouvernement contrairement à l'alinéa 121(1)(c) du Code criminel du Canada.

 

 

 

 

 

 

QUATORZIÈME CHEF

 

 

 

 

Une infraction punissable en vertu de l'article 130 de la Loi sur la Défense nationale soit "FAUX" contrairement à l'article 367 du Code criminel du Canada.

 

 

 

 

 

 

QUINZIÈME CHEF

 

 

 

 

Une infraction punissable en vertu de l'article 130 de la Loi sur la Défense nationale soit l'emploi d'un document contrefait contrairement à l'article 368 du Code criminel du Canada.

 

 

 

 

[2]               Après avoir entendu les représentations des parties, le président de la Cour l'a condamné à l'emprisonnement pour une période de 15 mois, à la destitution du Service de Sa Majesté et à la rétrogradation au grade de sous-lieutenant.

 

[3]               Comme premier motif d'appel, l'appelant invoque l'inconstitutionnalité des cours martiales permanentes et soumet les mêmes arguments que ceux présentés par le procureur de l'appelant dans l'arrêt Lauzon c. Sa Majesté la Reine, CACM-415.

 

[4]               En date du 18 septembre 1998, la décision de notre Cour fut rendue dans l'arrêt Lauzon, déclarant ces cours inconstitutionnelles mais suspendant pour un an la déclaration d'invalidité des articles 177 de la Loi sur la Défense nationale et 4.09(1), 4.09(5), 4.09(6), 101.14(2), 101.14(4), 101.16(10), 113.54(4) et 204.22 des Ordonnances et Règlements royaux applicables aux Forces canadiennes. En outre, la Cour, en se fondant sur la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Renvoi: Juges de la Cour provinciale, [1998] 1 R.C.S. 3, appliqua la doctrine de la nécessité pour maintenir les condamnations en l'absence de preuve d'une injustice réelle et substantielle particulière au litige. Dans la présente affaire, il n'existe également aucune preuve d'un tel préjudice et, comme dans l'affaire Lauzon, l'appelant a reconnu l'impartialité du juge assigné à son procès.

 

[5]               Vu que l'appelant invoque les mêmes motifs d'inconstitutionnalité que dans l'arrêt Lauzon et vu la règle du stare decisis édictée pour la sécurité et la prévisibilité de la règle de droit ainsi que le bon fonctionnement des tribunaux, je conclus à l'inconstitutionnalité des cours martiales permanentes et, comme dans l'arrêt Lauzon, je propose de suspendre jusqu'au 18 septembre 1999 la déclaration d'invalidité des dispositions de la Loi sur la Défense nationale et des Règlements et Ordonnances applicables aux Forces canadiennes régissant les cours martiales permanentes.

 

[6]               L'appelant en appelle également des différents verdicts de culpabilité prononcés contre lui ainsi que de la sentence qui lui a été imposée. Pour ce qui est des verdicts de culpabilité, il invoque trois moyens qu'il formule ainsi:

 

Le juge de première instance a-t-il erré en droit:

 

1.                 Dans son application des principes de droit relatifs au standard de preuve et en ne tenant pas compte de l'ensemble de la preuve lors du prononcé de son verdict de culpabilité sur les différents chefs?

2.                 En rejetant les requêtes de l'appelant en arrêt des procédures, et ce, en regard des décisions récentes de la Cour suprême du Canada?

3.                 En admettant en preuve la déclaration extrajudiciaire de l'appelant faite aux policiers militaires et ce, en violation de ses droits constitutionnels?

 

Le cadre du litige

 

[7]               À compter de juin 1993 et en tout temps pertinent aux faits de la présente cause, l'appelant était officier des contrats à la Base militaire de Valcartier (la Base). Dans l'exercice de cette fonction, c'est lui qui certifiait les factures que les entrepreneurs lui présentaient afin d'en obtenir paiement. Parmi ces entrepreneurs ou contractants dont les factures devaient être certifiées, se trouvait Pierre Gamache faisant affaires sous le nom de Service Techno-Pro. Il est l'instigateur des accusations qui ont été portées contre l'appelant.

[8]               Les huit chefs d'accusation dont l'appelant a été trouvé coupable s'articulent autour de quatre allégations:

 

a)             Au cours d'un voyage en Europe en compagnie de Gamache, voyage autorisé par les autorités militaires, du 15 au 23 octobre 1993, l'appelant aurait accepté que ses dépenses personnelles soient payées par Gamache;

b)             L'appelant aurait exigé et se serait fait payer 3 000$ par Gamache;

c)             L'appelant se serait fait donner un ordinateur par Gamache;

d)            L'appelant aurait acheté des cartes de Noël, en décembre 1993, sans passer par la Section d'approvisionnement de la Base.

 

[9]               Selon les allégations de Gamache, l'appelant aurait permis que Gamache se rembourse en gonflant d'une somme correspondante les factures relatives aux travaux effectués ou aux services rendus par Service Techno-Pro.

 

[10]           Il me paraît opportun d'examiner d'abord le troisième moyen d'appel.

 

Le juge de première instance a-t-il erré en admettant en preuve la déclaration extrajudiciaire de l'accusé, déclaration faite le 23 août 1994, à deux policiers militaires?

[11]           La déclaration d'une durée de quatre heures et demie a été enregistrée sur bande vidéo et est produite sous les cotes VD-7 à VD-10 inclusivement.

 

[12]           Dans un premier temps, l'appelant plaide qu'il n'a pas été suffisamment informé des motifs qui amenaient les policiers à l'interroger, en violation du droit garanti par l'article 10 a) de la Charte canadienne des droits et libertés. Dans un deuxième temps, il soumet que son droit garanti par l'article 10 de la Charte, à savoir le droit d'avoir recours sans délai à l'assistance d'un avocat et d'être informé de ce droit, aurait été violé par l'omission des policiers de l'informer de l'existence des services d'aide juridique gratuits dans la province de Québec ainsi que de l'existence d'un service de garde gratuit du Barreau du Québec 24 heures sur 24.

 

[13]           L'appelant n'était pas en état d'arrestation au moment de l'entrevue et il n'était pas davantage détenu puisque les policiers lui ont dit à quelques reprises qu'il pouvait partir en tout temps, s'il le désirait. Mais même en tenant pour acquis qu'il était détenu, ce moyen me paraît dénué de tout fondement factuel, comme le démontrent amplement les bandes vidéo déposées au dossier. Les policiers lui ont révélé la nature des soupçons qui pesaient sur lui, mais sans lui en donner tous les détails. Je suis néanmoins d'avis qu'il était suffisamment informé des motifs de l'interrogatoire.

 

[14]           La même conclusion s'impose quant à l'information relative au service d'aide juridique et au service de garde. L'appelant n'y a pas eu recours parce qu'il estimait qu'il n'avait pas besoin d'avocat à ce moment-là, comme il l'a déclaré à quelques reprises.

[15]           Ce moyen s'avère donc non fondé. En conséquence, il y a lieu d'examiner le premier moyen de l'appelant.

 

Le juge de première instance a-t-il erré dans son application des principes de droit relatifs au standard de preuve et en ne tenant pas compte de l'ensemble de la preuve?

 

[16]           Le jugement couvre 30 pages. Après avoir fait un bref résumé des accusations, dès la deuxième page le juge affirme que la principale question en litige est celle de la crédibilité des témoins entendus. Le juge expose alors les questions qu'un juge doit se poser pour apprécier un témoignage, puis déclare qu'il a appliqué les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. W.(D), [1991] 1 R.C.S. 742. Ces principes posés, d'entrée de jeu, le juge déclare qu'il ne croit pas le témoignage de l'accusé et le rejette comme non véridique.

 

[17]           Le juge procède alors à étayer sa conclusion: il reproche à l'appelant des défaillances de mémoire et ce qu'il considère être des contradictions. Il déclare que l'attitude de l'appelant a complètement changé entre l'interrogatoire principal et le contre-interrogatoire, qu'il est devenu hésitant, réticent et évasif. Il complète sa revue en disant que le témoignage de l'appelant, dans son ensemble, ne lui paraît pas raisonnable, conséquent et compatible avec les faits non contredits.

 

[18]           Ce sont ces conclusions que l'appelant attaque. Il me paraît donc opportun de rappeler et d'appliquer les principes posés par la Cour suprême dans les arrêts Harper c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 2; R. c. Burke, [1996] 1 R.C.S. 474; et R. c. W.(R), [1992] 2 R.C.S. 122.

 

[19]           À la page 14 de l'arrêt Harper, le juge Estey affirme au nom de la Cour:

 

Un tribunal d'appel n'a ni le devoir ni le droit d'apprécier à nouveau les preuves produites au procès afin de décider de la culpabilité ou de l'innocence. Il incombe toutefois au tribunal d'appel d'étudier le dossier du procès pour déterminer si la cour a bien tenu compte de l'ensemble de la preuve se raportant aux questions litigieuses. S'il se dégage du dossier, ainsi que des motifs de jugement, qu'il y a eu omission d'apprécier des éléments de preuve pertinents et, plus particulièrement, qu'on a fait entièrement abstraction de ces éléments, le tribunal chargé de révision doit alors intervenir.

 

 

[20]           Dans l'arrêt Burke, précité, le juge Sopinka qui a rendu le jugement de la Cour écrit aux pages 479, 480 et 481:

 

En vertu du sous-alinéa 686(1)a)(i) du Code criminel, une cour d'appel peut accueillir l'appel d'une déclaration de culpabilité si elle est d'avis que le verdict prononcé par le tribunal d'instance inférieure est déraisonnable du fait qu'il ne peut pas s'appuyer sur la preuve. Voici le texte du sous-alinéa 686(1)a)(i) du Code criminel:

 

686.         (1) Lors de l'audition d'un appel d'une déclaration de culpabilité ou d'un verdict d'inaptitude à subir son procès ou de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, la cour d'appel:

 

a)     peut admettre l'appel, si elle est d'avis, selon le cas:

 

(i)    que le verdict devrait être rejeté pour le motif qu'il est déraisonnable ou ne peut pas s'appuyer sur la preuve...

 

[...]

 

Lorsqu'elle entreprend un examen fondé sur le sous-alinéa 686(1)a)(i) du Code criminel, la cour d'appel doit examiner minutieusement tous les éléments de preuve dont le juge des faits a été saisi.

 

[...]

 

Ainsi, ce n'est que si elle a tenu compte de toute la preuve soumise au juge des faits, et décidé qu'une déclaration de culpabilité ne peut pas s'appuyer raisonnablement sur cette preuve, que la cour peut invoquer le sous-alinéa 686(1)a)(i) et écarter le verdict du juge du procès.

 

Notre Cour a statué, dans l'arrêt R. c. W.(R), [1992] 2 R.C.S. 122, que des préoccupations particulières se manifestent dans le cas où, comme en l'espèce, le prétendu "caractère déraisonnable" de la décision rendue au procès tient à l'appréciation de la crédibilité par le juge du procès. La cour d'appel doit alors tenir compte de la position avantageuse dont jouit le juge du procès pour ce qui est d'apprécier la crédibilité des témoins et de l'accusé.

 

[...]

 

En dépit de la position privilégiée dont jouit la cour de première instance pour ce qui est d'apprécier la crédibilité, la cour d'appel conserve toutefois, conformément au sous-alinéa 686(1)a)(i), le pouvoir de rejeter le verdict de la cour de première instance lorsque son appréciation de la crédibilité ne s'appuie pas sur la preuve.

 

[...]

 

Ainsi, bien qu'elle doit être consciente des avantages dont jouit le juge des faits, la cour d'appel conserve, en vertu du sous-alinéa 686(1)a)(i) du Code criminel, le pouvoir de rejeter un verdict pour cause de caractère déraisonnable lorsque ce "caractère déraisonnable" tient à une question de crédibilité.

 

 

[21]           J'entends appliquer ces principes à mon examen de la légalité du verdict de culpabilité qui, en vertu de l'article 228 de la Loi sur la Défense nationale, qualifie soit des questions de droit, soit des questions mixtes de fait et de droit. La détermination du caractère raisonnable ou déraisonnable d'un verdict ainsi que l'application de cette notion juridique soulèvent une question de droit (R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168, aux pages 181 à 183).

 

[22]           Dans la présente instance, l'appelant a témoigné et sa déclaration extrajudiciaire du 23 août 1994 a été admise en preuve. Aussi bien dans la déclaration extrajudiciaire que dans son témoignage, l'appelant nie catégoriquement les crimes qu'on lui reproche. Il est contredit par Pierre Gamache. Sans le témoignage de Gamache, aucune des accusations ne pourrait tenir.

 

[23]           Les critères de l'arrêt R. c. W.(D), précité, doivent donc être appliqués. Les règles ont été énoncées ainsi par le juge Cory:

 

Premièrement, si vous croyez la déposition de l'accusé, manifestement vous devez prononcer l'acquittement.

 

Deuxièmement, si vous ne croyez pas le témoignage de l'accusé, mais si vous avez un doute raisonnable, vous devez prononcer l'acquittement.

 

Troisièmement, même si vous n'avez pas de doute à la suite de la déposition de l'accusé, vous devez vous demander si, en vertu de la preuve que vous acceptez, vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable par la preuve de la culpabilité de l'accusé. (p. 758)

 

[24]           L'appelant plaide que, bien que le juge ait correctement énoncé les critères pour apprécier la valeur probante de la preuve, en présence de témoignages contradictoires, il en a fait une application erronée.

 

[25]           Avec égards, j'estime qu'il a raison. Le juge a bien dit qu'il ne croyait pas l'accusé et qu'il n'avait pas de doute raisonnable, mais il a fait défaut de considérer la déposition de l'accusé dans le contexte de l'ensemble de la preuve et de se demander si son témoignage pouvait être raisonnablement vrai. Après avoir écarté le témoignage de l'appelant, il s'est appliqué à rechercher si les éléments essentiels des accusations portées contre l'appelant avaient été prouvés. Or, dans cette démarche, il ne s'est posé aucune question sur la valeur probante du témoignage de Gamache sur qui reposait essentiellement la preuve de la poursuite, sinon que de dire, au dernier paragraphe de son jugement de 30 pages, après avoir trouvé l'appelant coupable:

 

J'ajouterai que je me suis de plus informé du contenu de la Règle militaire 83 visant le témoignage d'un complice avant d'en arriver à mes conclusions sur la culpabilité de l'accusé sur chacun des chefs d'accusations.

[26]           Or, Gamache est un témoin absolument taré qui a déclaré, lors de son témoignage devant la Cour, qu'il fraudait le Ministère de la Défense nationale depuis 1985 ou 1986 en gonflant les factures au sein du service où l'appelant venait tout juste d'être affecté. Ce témoin à charge n'a jamais été poursuivi pour les fraudes avouées. De surcroît, Gamache est contredit sur un point capital par la preuve testimoniale et documentaire présentée par la poursuite, comme je l'exposerai ci-après. J'ajoute immédiatement que le témoignage de Gamache lors du contre-interrogatoire est loin d'être candide. En effet, entre les pages 648 et 805 de la transcription, j'ai relevé plus de 10 passages où Gamache témoigne avec impatience et insolence lors de son contre-interrogatoire, sans être rappelé à l'ordre. Finalement, les allégations de Gamache revêtent un caractère d'invraisemblance comme je l'exposerai ci-après.

[27]           Je porte d'abord mon attention sur la contradiction. La prétention de Gamache est à l'effet que lors du voyage en Europe en compagnie de l'appelant, il a payé toutes les dépenses de l'appelant et qu'il s'est remboursé en gonflant les factures avec la complicité de l'appelant. Il a affirmé à deux occasions lors de son témoignage, qu'avant de partir, il avait fait changer de 1 000$ à 1 500$ en francs français à la Caisse Populaire de St-Albert-le-Grand. Or, Francine Godbout, agent de services courants et administratifs à cette Caisse et témoin de la poursuite, a déclaré qu'il n'avait fait changer que 500$ en francs français. Je considère qu'il s'agit là d'une contradiction majeure compte tenu du fait que Gamache voulait ainsi établir qu'il avait payé les dépenses de l'appelant, dépenses qu'il disait considérables. La poursuite concède qu'il s'agit d'une contradiction pour laquelle elle n'a pas d'explication.

 

 

[28]           Pour ce qui est de l'invraisemblance, elle saute aux yeux et pourtant le juge n'en a pas dit un mot, ce qui me fait croire, soit dit avec respect, qu'il n'a pas tenu compte de l'ensemble de la preuve. L'invraisemblance tient au fait que c'est l'appelant lui-même qui est l'instigateur de l'enquête administrative sur l'administration des contrats qui s'est tenue à la Base d'octobre 1993 à août 1994 et qui visait tous les fournisseurs, y compris Gamache et sa compagnie Service Techno-Pro.

 

[29]           Je rappelle les circonstances. L'appelant est arrivé à la Base en mai 1993 et a commencé à exercer les fonctions d'officiers des contrats à compter du milieu de juin suivant. Après un certain temps, il en est venu à la conclusion que la procédure d'administration de contrats et de paiement comportait des anomalies sérieuses. Il s'en est immédiatement entretenu avec ses supérieurs à plusieurs occasions, mais il ne semble pas que la façon de procéder ait été modifiée.

[30]           À l'automne 1993, il a été autorisé à se rendre à Lahr et à Paris en compagnie de Gamache, l'entrepreneur chargé de l'entretien des cuisines. La Base de Lahr, en Allemagne devant fermer, on allait inspecter des fours dans le but de vérifier s'il y avait lieu de les ramener à la Base et de les y installer. À Paris, on devait visiter une exposition d'appareils de cuisine. Le voyage qui s'est déroulé du 15 au 23 octobre 1993 a été autorisé par les autorités militaires, à condition, et cela ne manque pas de surprendre, que cela ne coûte pas un sou au ministère.

 

[31]           Ce sont les Entreprises Julien qui ont payé les billets d'avion, l'hôtel et la voiture utilisée en Europe. Gamache affirme qu'il a payé toutes les dépenses de l'appelant en Europe, alors que celui-ci affirme qu'il a payé sa part.

 

[32]           Au mois d'août 1993 et donc avant même que le voyage en Europe n'ait eu lieu, une fonctionnaire du ministère ayant bureau à Ottawa faisait une vérification comptable régulière à la Base. À cette occasion, l'appelant l'a rencontrée et l'a tout de suite mise au courant de ce qu'il considérait être des problèmes de gestion irrégulière de contrats et des soupçons de fraude qu'il avait à l'égard de la section Génie construction. De retour à Ottawa, elle a aussitôt informé ses supérieurs des déclarations de l'appelant. C'est ainsi que le lieutenant-colonel Serge Tremblay de la section des examens fut chargé d'aller rencontrer l'appelant. Une première rencontre avec l'appelant eut lieu à Québec à la fin d'octobre, suivie d'une autre de trois jours à Ottawa en décembre et d'une autre au même endroit en janvier 1994.

 

[33]           Le lieutenant-colonel Tremblay se rendit à la Base en février 1994 pour continuer son examen sur place. Au cours de toutes ces rencontres, alors qu'il était considéré comme un collaborateur, l'appelant l'informa de tout ce qu'il considérait être des procédures irrégulières à réformer.

 

[34]           Dès le mois de février 1994, l'appelant présenta Gamache à Tremblay comme source d'information. Tremblay et son groupe passèrent plusieurs semaines consécutives à la Base pour faire des vérifications et rencontrer les membres du personnel. Au cours de toutes ces rencontres, jamais Gamache n'impliqua l'appelant avant le 6 mai 1994, alors qu'il porta les accusations que l'on sait. C'est à ce moment que Tremblay transféra le dossier à la police militaire pour la suite de l'enquête.

 

[35]           L'invraisemblance des allégations de Gamache résulte des faits suivants:

 

a)                 L'appelant serait un fraudeur qui aurait alerté les autorités pour se plaindre de la situation et demander qu'on fasse enquête;

b)                 L'appelant serait un fraudeur qui aurait présenté son complice à l'enquêteur pour qu'il l'aide dans ses recherches;

c)                 Alors que les enquêteurs étaient sur place depuis plusieurs semaines et qu'ils étaient en contact avec Gamache, l'appelant aurait exigé et obtenu de Gamache, en avril 1994, qu'il lui donne un ordinateur;

d)                Dans les mêmes circonstances, au début de mai 1994, il aurait demandé et obtenu de Gamache qu'il lui donne trois billets de 1 000$.

 

[36]           L'invraisemblance est amplifiée par les faits ci-après exposés. L'appelant a produit un reçu pour le prix de l'ordinateur, qu'il déclare avoir acheté d'un fournisseur de Gamache par l'entreprise de ce dernier parce qu'il pouvait ainsi profiter d'un meilleur prix. En outre, selon la préposée de la Caisse, ce n'est pas en mai que Gamache a retiré trois billets de mille dollars de la Caisse, mais en mars. Or, Gamache affirme qu'il a remis les 3 000$ le même jour à l'appelant de sorte que les trois billets auraient été retirés de la Caisse et remis à l'appelant avant même que celui-ci n'en ait formulé la demande.

[37]           À ces considérations, j'ajoute que ce n'est pas l'appelant qui vérifiait dans le détail l'exécution des travaux, mais les inspecteurs. Il ne me paraît pas anormal qu'il se soit fié à eux. De surcroît, comme il nous a été déclaré à l'audience par l'avocat de la poursuite, c'est lui-même, l'avocat, qui a autorisé le paiement des factures litigieuses de Gamache sur les ordres du ministère, bien après que les accusations eussent été portées contre l'appelant, et elles ont été payées "pour services rendus". Ceci inclut le paiement des fameuses cartes de Noël que, sous le neuvième chef d'accusation, l'on reprochait à l'appelant d'avoir acheté pour la section du Génie construction sans passer par la section d'approvisionnement de la Base. Or, selon la preuve, ces cartes de Noël n'avaient pas été commandées par l'appelant, mais plutôt par le major Harnois.

[38]           Finalement, le juge ne commente pas le témoignage du major Daniel Godbout qui a été chef de la section Génie construction et qui n'a fait l'objet d'aucune allégation de malversation. Appelé à qualifier le travail de l'appelant alors qu'il l'a eu sous ses ordres, il a déclaré:

 

Le capitaine Boivin, dans l'année où il était officier de contrat, était un officier très enthousiasme (sic) qui faisait beaucoup de vérifications. Il s'assurait que... que, du mieux de son possible, que les règles étaient bien remplies au sein de son organisme... C'est un officier qui en avait beaucoup dedans, qui se donnait beaucoup à l'ouvrage...

 

De même, il passe sous silence le témoignage de l'inspecteur des contrats, M. Eric Vézina, qui confirme que l'appelant, peu de temps après son entrée en fonction, lui avait demandé d'exercer une surveillance spéciale sur Gamache et sa compagnie Service Techno-Pro, plus particulièrement sur l'exécution des travaux et la facturation produite par Gamache.

 

[39]           Étant donné la nature nettement insatisfaisante du témoignage de Gamache, son invraisemblance et ses contradictions; étant donné que le juge n'a pas tenu compte de l'ensemble de la preuve et qu'il n'a pas appliqué correctement les critères de l'arrêt R. c. W.(D), précité, je suis d'avis, après une lecture attentive de la preuve, que la déclaration de culpabilité est déraisonnable. Conformément à l'état du droit applicable à l'analyse du caractère déraisonnable d'un verdict de culpabilité, je suis donc d'avis d'annuler la déclaration de culpabilité.

 

[40]           Dans les circonstances, je ne crois pas nécessaire ni utile d'étudier le deuxième moyen invoqué par l'appelant.

 

[41]           Au début de l'audition de l'appel, l'appelant a présenté, par anticipation d'un verdict favorable, une demande de remboursement d'honoraires et de débours formulée en vertu de la Règle 21 des Règles de la Cour d'appel des Cours martiales du Canada. Cette règle se lit ainsi dans sa partie pertinente:

Règle 21. (1) Sous réserve de la règle 22, lorsque l'appelant est représenté par un avocat de son choix et que son appel est admis en tout ou en partie, la Cour peut ordonner que soient payés la totalité ou une partie des honoraires et débours de l'avocat, y compris les frais raisonnables de déplacement et de subsistance, taxés par l'officier taxateur selon le tarif des Règles de la Cour fédérale.

[42]           L'avocat de la poursuite plaide que la demande ne devrait pas être accordée à moins que la Cour ne soit convaincue que la condamnation de l'appelant n'aurait jamais dû être prononcée par la Cour de première instance compte tenu de toutes les circonstances de l'affaire. Je ne suis pas convaincu que cela soit le critère approprié, mais il ne me paraît pas nécessaire de trancher la question compte tenu de la conclusion à laquelle j'en suis arrivé quant au caractère déraisonnable du verdict de culpabilité. Je propose donc que l'appelant soit remboursé de ses débours judiciaires et que les honoraires de son avocat soient remboursés sur présentation des pièces justificatives, au taux de 100$ l'heure, pour le temps de présence à la Cour pour le procès en première instance et pour l'audition de l'appel.

 

[43]           Au terme de cette analyse, il me paraît opportun, avant de conclure, de signaler qu'à plusieurs occasions, en première instance, la règle d'exclusion du ouï-dire a été appliquée de façon erronée. Je relève, à titre d'exemple, aux pages 633 et 634 de la transcription, de l'interrogatoire en chef du témoin à charge Pierre Gamache, le passage suivant:

Q.               Est-ce que vous l'avez rencontré seul à un moment donné le lieutenant-colonel Tremblay?

R.                Oui, ils m'ont fait venir à Ottawa par avion pour parler du cas à Yves Girardeau. Serge Tremblay, juste avant qu'on finisse de jaser, il m'a posé une dernière question là.

Q.               Qu'est-ce que vous avez répondu à sa question, sans que vous répétiez ce qu'il vous a dit, lui? Qu'est-ce que vous avez répondu à sa question?

R.                Bien sur le coup je ne voulais pas répondre là. On est partis les deux et on a été jaser dehors et il dit: "Je comprends un peu cette situation...".

Q.               Non, je vous demande de ne pas rapporter les paroles, Monsieur Gamache.

R.                Bien, qu'est-ce que j'ai dit? J'ai dit "oui".

Q.               "Oui", quoi? Avez-vous donné d'autres informations concernant le capitaine Boivin?

R.                Oui, là il a dit... La question qu'il m'a posé est-ce que je peux la dire?

Q.               La règle est, Monsieur Gamache, que vous ne pouvez pas rapporter les paroles d'une autre personne. Vous pouvez dire ce que vous avez dit en réponse à la question qui vous a été posée mais pas les paroles de la personne.

R.                Bien j'ai dit "oui" à la réponse.

 

 

[44]           De toute évidence, soit dit avec égards, cette façon erronée de conduire l'enquête est de nature à priver la Cour d'éléments de preuve dont elle a besoin pour trancher les questions qui lui sont soumises. Elle est à proscrire. Je rappelle qu'en semblable circonstance, la relation de la question doit être permise lorsqu'elle n'a pas pour but de prouver la véracité des faits qu'elle peut contenir, mais simplement pour permettre de comprendre la réponse et d'expliquer la suite des événements et la conduite ultérieure du témoin. Je n'en dirai pas davantage compte tenu de la conclusion à laquelle j'en arrive.

 

 

Conclusion

[45]           Pour ces motifs, je suis d'avis d'accueillir l'appel avec dépens à être taxés conformément au présent motif et de déclarer constitutionnellement invalides et inopérants les articles 177 de la Loi sur la Défense nationale et 4.09(1), 4.09(5), 4.09(6), 101.14(2), 101.14(4), 101.16(10), 113.54(4) et 204.22 des Ordonnances et Règlements royaux applicables aux Forces canadiennes. Toutefois, la prise d'effet de cette déclaration devrait être suspendue jusqu'au 18 septembre 1999.

[46]           Je suis également d'avis d'annuler les verdicts de culpabilité prononcés contre l'appelant et d'ordonner la consignation d'un verdict de non-culpabilité pour chacun des chefs faisant l'objet de l'appel.

 

« André Biron »

j.c.a.

 

« J'y souscris

Gilles Létourneau j.c.a. »

 

« Je souscris à cette opinion

R. Durand, j.c.a. »

 

 



COUR D'APPEL DE LA COUR MARTIALE DU CANADA

 

NOMS DES AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER : CMAC-410

 

INTITULÉ : Capitaine Richard Bloivin c.

Sa Majesté la Reine

 

LIEU DE L'AUDITION : Québec, Québec

 

DATE DE L'AUDITION : le 16 octobre 1998

 

MOTIFS DU JUGEMENT : le juge Biron

 

 

Y ONT SOUSCRIT : le juge Létourneau

le juge Durand

 

DATE DES MOTIFS : le 9 décembre 1998

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Paul J. Mercier

 

pour la partie appelante

Lieutenant-colonel Benoît Pinsonneault

 

pour la partie intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Fontaine, Gagnon & Associés

Québec, Québec

 

 

pour la partie appelante

Cabinet du juge-avocat général

Ministère de la Défense nationale

Ottawa, Ontario

 

 

 

pour la partie intimée

 

 

 

 

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