Cour d'appel de la cour martiale

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Cour d’appel de la cour martiale du Canada

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Court Martial Appeal Court of Canada


 

Date : 20100803

Dossier : CMAC-530

Référence : 2010 CACM 6

 

CORAM :  LE JUGE de MONTIGNY

  LE JUGE HUGHES 

  LE JUGE MAINVILLE

 

 

ENTRE :

CAPORAL A. E. LIWYJ

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 28 mai 2010

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 3 août 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :     LE JUGE YVES DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :     LE JUGE ROGER T. HUGHES            LE JUGE MAINVILLE

 


Cour d’appel de la cour martiale du Canada

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Court Martial Appeal Court of Canada


 

Date : 20100803

Dossier : CMAC-530

Référence : 2010 CACM 6

 

CORAM :  LE JUGE de MONTIGNY

  LE JUGE HUGHES 

  LE JUGE MAINVILLE

 

 

ENTRE :

CAPORAL A. E. LIWYJ

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

LE JUGE DE MONTIGNY

  • [1] La Cour est saisie de l'appel d'une décision rendue le 4 juin 2009 par le lieutenant‑colonel L.‑V. d'Auteuil, juge militaire de la cour martiale permanente à la Base des forces canadiennes Shilo. L'appelant a été reconnu coupable de trois chefs d'accusation de désobéissance à un ordre légitime d'un supérieur, l'infraction prévue à l'article 83 de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N‑5 (la Loi). L'appelant a été condamné à une réprimande et à une amende de 750 $. L'appelant conteste la conclusion du juge militaire suivant laquelle l'ordre auquel il a désobéi était légitime et, à titre subsidiaire, l'appelant soutient qu'il a commis de bonne foi une erreur de fait. Également à titre subsidiaire, il interjette appel de la peine en invoquant le principe de la proportionnalité et de la parité des peines.

I.  Les faits

  • [2] L'appelant a travaillé comme technicien de véhicules à la Force de réserve pendant de nombreuses années avant de s'enrôler dans la Force régulière en 2003. Le caporal Liwyj possède de l'expérience et des compétences reconnues comme technicien de véhicules et comme instructeur à l'École du génie électrique et mécanique des Forces canadiennes (l'EGEMFC). Depuis 2003, il travaille à la Base des forces canadiennes Shilo (Manitoba) comme technicien de véhicules.

  • [3] Le 5 octobre 2006, le caporal Liwyj a été affecté à l'inspection mécanique d'une remorque à porte‑à‑faux incliné Craig de modèle TA‑15 (la remorque). À la suite d'une inspection de routine de la remorque, l'appelant a signalé certains problèmes à son supérieur, le sergent Rose, qui est lui aussi technicien de véhicules. Après avoir examiné les défaillances que l'appelant lui avait indiquées, le sergent Rose a donné l'ordre au caporal Liwyj de commencer le réglage des freins.

  • [4] Après avoir reçu l'ordre d'effectuer cette tâche, le caporal Liwyj a répondu au sergent Rose qu'il allait chercher des vis de compression pour procéder au réglage des freins. Le sergent Rose a expliqué à l'appelant qu'il suffisait de recourir à la pression d'air pour régler les freins et qu'il n'était pas nécessaire d'utiliser des vis de compression. Une discussion a eu lieu entre les deux hommes et, devant la réticence de l'appelant à effectuer la réparation sans vis de compression, le sergent Rose a formellement ordonné à l'appelant de procéder au réglage des freins uniquement par pression d'air. L'appelant a exprimé certaines préoccupations au sujet de la sécurité et a refusé de procéder au réglage de cette manière à moins que l'ordre ne lui soit donné par écrit. L'appelant n'a pas réglé les freins de la remorque, de sorte que l'unité n'a pas été en mesure d'apporter cette pièce de matériel pour l'exercice militaire qui devait avoir lieu au cours de la longue fin de semaine de l'Action de grâces.

  • [5] Le matin du mardi 10 octobre 2006, le sergent Rose a répété l'ordre en question à l'appelant, qui a de nouveau refusé d'obtempérer.

  • [6] Plus tard le même matin, une rencontre a eu lieu entre l'appelant, le sergent Rose, le sergent Lotocki et le quartier‑maître équipement tactique de l'unité, l'adjudant‑maître (adjum) Hansen. On a alors fait lecture à l'appelant des dispositions des Instructions techniques des Forces canadiennes (ITFC) relatives au réglage des freins par pression d'air. L'appelant a répété que cette façon de procéder ne lui paraissait pas sûre, sans toutefois expliquer pourquoi. À la fin de la rencontre, l'adjum Hansen a repris à son compte l'ordre donné par le sergent Rose et a ordonné à l'appelant de procéder à la réparation en utilisant uniquement la pression d'air, conformément aux ITFC.

  • [7] Après la rencontre, le caporal Liwyj est retourné chez lui pour le dîner. Il a appelé à l'EGEMFC, où une personne dont l'identité n'a pas été précisée lui a confirmé qu'il était encore recommandé d'effectuer le réglage des freins des remorques à porte‑à‑faux incliné au moyen d'une vis de compression.

  • [8] Lors du retour de l'appelant, une autre rencontre a eu lieu, à 13 h, avec les sergents Rose et Lotocki et l'adjum Hansen. Lorsqu'on l'a interrogé au sujet de l'état d'avancement du réglage des freins, le caporal Liwyj a informé les personnes présentes que quelqu'un à l'EGEMFC était également d'avis qu'il était nécessaire d'utiliser une vis de compression pour procéder au réglage des freins en toute sécurité. On a ordonné à l'appelant une dernière fois d'effectuer la réparation sans vis de compression et, une fois de plus, il a refusé. Le réglage des freins a donc été effectué par deux autres techniciens de véhicules avec la méthode de la pression d'air.

  • [9] L'appelant a été accusé le 22 février 2007 de trois chefs d'accusation de désobéissance à l'ordre légitime d'un supérieur, l'infraction prévue à l'article 83 de la Loi.

II.  La décision du juge militaire

  • [10] Le juge militaire a commencé par expliquer que, pour établir la culpabilité de l'appelant en vertu de l'article 83 de la Loi, il incombait à la poursuite de prouver hors de tout doute raisonnable les éléments essentiels suivants : 1) l'identité de l'accusé, ainsi que la date et le lieu de l'infraction allégués dans l'acte d'accusation; 2) le fait qu'un ordre avait été donné au caporal Liwyj; 3) le fait que cet ordre était légitime; 4) le fait que l'accusé avait reçu l'ordre ou en avait connaissance; 5) le fait que l'ordre avait été donné par un supérieur et que l'accusé connaissait le grade de l'officier; 6) le fait que l'accusé ne s'était pas conformé à l'ordre; 7) enfin, l'état d'esprit répréhensible de l'accusé. Le juge militaire a conclu que les éléments nos 1, 2, 4, 5 et 6 n'étaient pas contestés et que l'avocat de la défense les avait reconnus. Il restait donc à la Cour de se prononcer sur les deux derniers éléments essentiels, soit les questions de savoir si l'ordre donné au caporal Liwyj était légitime et si l'appelant avait l'état d'esprit répréhensible nécessaire lorsqu'il avait refusé d'obéir à l'ordre.

  • [11] Le juge militaire a tout d'abord estimé que la poursuite avait prouvé hors de tout doute raisonnable, à l'égard des trois accusations, que l'ordre avait trait à une tâche militaire, laquelle était de réparer une pièce de matériel requise pour un exercice militaire et appartenant aux Forces canadiennes. Il a ensuite renvoyé à la décision R. c. Matusheskie, 2009 CACM 3, et l'arrêt R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701, au sujet du critère à appliquer pour déterminer si un ordre est manifestement illégitime. Appliquant la norme énoncée dans l'arrêt Finta, il s'est demandé si les ordres donnés au caporal Liwyj étaient manifestement illégitimes et est arrivé à la conclusion qu'ils ne l'étaient pas. Il a signalé que l'appelant ne s'était fié qu'à son propre avis en ce qui concerne les circonstances dans lesquelles il convient ou non d'utiliser une vis de compression pour procéder au réglage des freins, alors que son avis était contesté par deux autres techniciens de véhicules qui ont témoigné devant la Cour. Le juge militaire a ensuite déclaré :

Dans les faits, le caporal Liwyj a transmis à son supérieur, le sergent Rose, ses conclusions à la suite de son inspection de la remorque. Le sergent Rose a évalué la situation et a conclu que les freins pouvaient être ajustés, comme le décrivent les ITFC, avec pression d'air seulement. Compte tenu de son évaluation personnelle de la situation, le caporal Liwyj en est venu à une conclusion différente et il a décidé ne pas être en mesure d'assumer le risque associé à la tâche qu'on lui avait ordonné d'effectuer. Existait‑il vraiment un risque? Peut‑être était‑ce le cas, mais cette évidence n'est pas apparue à la Cour. Il est cependant clair pour la Cour que la poursuite a prouvé hors de tout doute raisonnable que la méthode imposée par le sergent Rose au caporal Liwyj n'était clairement et manifestement pas mauvaise.

  • [12] Passant à la seconde question, celle de l'état d'esprit répréhensible de l'appelant, le juge militaire a examiné le moyen de défense de l'erreur de fait invoqué par l'avocat de l'appelant, mais a conclu qu'il n'était pas « vraisemblable ». Appliquant l'arrêt R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, qui explique la charge de la preuve dont on doit s'acquitter pour établir la vraisemblance du moyen de défense de l'erreur de fait, le juge militaire a conclu que la perception des faits de l'appelant voulant que les ordres étaient manifestement illégitimes n'était pas raisonnable et qu'elle ne pouvait donc pas fonder le moyen de défense de l'erreur de fait. Ses conclusions sont énoncées dans le paragraphe suivant de ses motifs :

Le caporal Liwyj a‑t‑il pensé qu'il ne faisait rien de mal en raison de sa croyance en certains faits; c'est‑à‑dire a‑t‑il cru de façon sincère mais erronée que l'ordre était illégitime même si cela n'était pas le cas? Devant la Cour, il a clairement déclaré qu'il avait refusé à chaque fois d'obéir à l'ordre en raison de préoccupations liées à la sécurité fondées sur son propre examen des freins et son évaluation personnelle de la situation. De plus, il a été mis en présence du document de référence justifiant l'ordre, soit les ITFC. Cette défense n'offre aucune vraisemblance parce que la preuve produite n'est pas liée à l'existence de faits au soutien de sa croyance ou à leur non‑existence, mais plutôt à son interprétation personnelle de ces faits. La nature de la preuve est telle qu'elle ne permettrait pas au jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées qui y prêterait foi de prononcer l'acquittement.

  • [13] Enfin, le juge militaire a tenu compte des circonstances entourant la perpétration des infractions, les principes régissant la détermination de la peine et les observations des avocats pour déterminer la peine appropriée. Pour arrêter la peine qu'il estimait juste et appropriée, le juge militaire a tenu compte des circonstances atténuantes et des circonstances aggravantes. S'agissant de ces dernières, il a parlé de la gravité objective et de la gravité subjective de l'infraction, de la répétition de l'infraction et du fait que la décision de l'appelant de désobéir aux ordres donnés avait eu des conséquences concrètes sur les activités de l'unité et avait imposé un fardeau supplémentaire aux autres soldats. En revanche, le juge militaire a retenu les circonstances atténuantes suivantes : l'appelant n'avait pas de casier judiciaire; il était un technicien de véhicules très compétent et expérimenté; les actes de l'appelant n'ont pas eu d'incidence sur la discipline au sein de l'organisation; l'appelant avait déjà reçu, relativement à cet incident, un avertissement administratif qui demeurerait dans son dossier; le fait d'être traduit devant la cour martiale avait déjà eu un certain effet dissuasif. En outre, le fait que deux ans et demi se soient écoulés avant que l'affaire ne soit entendue faisait en sorte que la peine infligée devenait moins pertinente et efficace pour le moral et la cohésion des membres de l'unité.

  • [14] En fin de compte, le juge militaire a estimé que condamner l'appelant à une amende ne constituerait pas une peine suffisante, peu importe son montant, en ajoutant qu'une réprimande était justifiée eu égard aux circonstances de l'espèce, étant donné qu'une réprimande « montre qu'il existe des raisons de douter de l'engagement de la personne concernée lors de l'infraction et tient compte de la gravité de celle‑ci, mais signifie également qu'il est permis d'espérer la réinsertion ». Il a également invité l'appelant à faire davantage confiance à ses supérieurs et à obéir à leurs ordres légitimes, même s'il n'est pas d'accord avec eux.

III.  Les questions en litige

  • [15] Les questions soulevées dans le présent appel sont les suivantes :

    • Le juge militaire a‑t‑il commis une erreur en concluant que l'appelant avait fait défaut d'obéir à l'ordre légitime d'un supérieur?

    • Le juge militaire a‑t‑il commis une erreur en concluant que le moyen de défense de l'erreur de fait invoqué par l'appelant n'était pas vraisemblable?

    • Le juge militaire a‑t‑il commis une erreur en infligeant une peine qui n'était manifestement pas indiquée?

IV.  Analyse

A. La norme de contrôle

  • [16] Le premier moyen d'appel invoqué par l'appelant vise le verdict lui‑même. En matière pénale, les verdicts ne peuvent faire l'objet d'un contrôle en appel que s'ils sont déraisonnables. Suivant la jurisprudence, les déclarations de culpabilité sont des questions de droit qui exigent une appréciation de la preuve (R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, aux paragraphes 19 à 27). Dans ces conditions, il convient de faire preuve d'une grande déférence à l'égard de la conclusion du juge militaire selon laquelle les ordres qui ont été donnés étaient légitimes. Ainsi que notre Cour l'a affirmé dans la décision R.  c. Nystrom, 2005 CACM 7, la cour d'appel « doit examiner la preuve, non pas pour y substituer son appréciation, mais pour décider si le verdict est l'un de ceux qu'un jury ayant reçu les directives appropriées et qui agit d'une manière judiciaire aurait pu raisonnablement rendre » (au paragraphe 51).

  • [17] Le deuxième moyen d'appel a trait à l'application que le juge de première instance a faite du critère de la « vraisemblance » pour décider s'il y avait lieu ou non d'examiner le moyen de défense de l'erreur de fait avancé par l'appelant. Il est de jurisprudence constante que cette question est une question de droit :

Pour obtenir gain de cause sur ce moyen d'appel, l'appelant doit établir deux choses. Premièrement, que le juge du procès n'a pas examiné la défense et, deuxièmement, que la défense a quelque vraisemblance. L'omission par le juge du procès d'examiner la défense lorsqu'elle a une certaine vraisemblance, qu'il siège seul ou avec un jury, constitue une erreur de droit.

R. c. Davis, [1999] 3 R.C.S. 759, au paragraphe 77. Voir également R. c. Cinous, [2002] 2 R.C.S. 3, 2002 CSC 29, au paragraphe 55.

  • [18] Ce moyen d'appel est donc assujetti à la norme de contrôle de la décision correcte. Il n'y a pas place à l'erreur lorsque l'interprétation d'une question de droit aussi importante est en jeu. D'ailleurs, c'est la norme que la Cour d'appel du Manitoba a récemment appliquée dans l'arrêt R. v. Côté, 2008 MBCA 70 (aux paragraphes 9 et 10).

  • [19] Enfin, il est bien établi en droit que la norme de contrôle applicable à la peine est celle de la décision raisonnable. S'exprimant au nom d'une cour unanime, le juge Iacobucci a souligné, dans l'arrêt R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227, que les cours d'appel devaient faire preuve de retenue lorsqu'elles contrôlent l'ordonnance du juge qui a prononcé la peine :

[46]  [...] Une cour d'appel ne devrait pas avoir toute latitude pour modifier une ordonnance relative à la détermination de la peine simplement parce qu'elle estime qu'une ordonnance différente aurait dû être rendue. La formulation d'une ordonnance relative à la détermination de la peine est un processus profondément subjectif; le juge du procès a l'avantage d'avoir vu et entendu tous les témoins, tandis que la cour d'appel ne peut se fonder que sur un compte rendu écrit. Il n'y a lieu de modifier la peine que si la cour d'appel est convaincue qu'elle n'est pas indiquée, c'est‑à‑dire si elle conclut que la peine est nettement déraisonnable.

  • [20] Le juge en chef Lamer a repris cette opinion à son compte l'année suivante dans l'arrêt R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500. S'exprimant lui aussi au nom de tous ses collègues, il a écrit :

[90]  Plus simplement, sauf erreur de principe, omission de prendre en considération un facteur pertinent ou insistance trop grande sur les facteurs appropriés, une cour d'appel ne devrait intervenir pour modifier la peine infligée au procès que si elle n'est manifestement pas indiquée. [...]

  • [21] Notre Cour a souscrit à ces deux arrêts dans le contexte du droit militaire (voir les décisions R. c. St. Jean, [2000] A.C.A.C. no 2 (QL), aux paragraphes 16 à 19, et R. c. Forsyth, 2003 CACM 9). Elle a en fait repris cette norme de contrôle dans de nombreuses décisions subséquentes (R. c. Tupper, 2009 CACM 5, au paragraphe 13; R. c. Taylor, 2008 CACM 1, au paragraphe 17; R. c. Dixon, 2005 CACM 2, aux paragraphes 18 et 19, et R. c. Lui, 2005 CACM 3, aux paragraphes 13 et 14).

B. La légitimité de l'ordre

  • [22] L'infraction prévue à l'article 83 de la Loi est propre au monde militaire et témoigne du fait que l'obéissance aux ordres constitue le principe fondamental de la vie militaire. Un corollaire de ce principe est que celui qui donne un ordre doit en assumer la responsabilité. Ainsi que la Cour suprême l'a expliqué :

Au fil des siècles, la nécessité absolue pour le régime militaire de pouvoir compter sur l'obéissance des subalternes aux ordres reçus a donné naissance à un concept suivant lequel l'auteur d'un acte accompli conformément à des ordres militaires sera exonéré. La même reconnaissance de la nécessité que les soldats obéissent aux ordres de leurs commandants a engendré le principe suivant lequel le commandant qui donne les ordres assume lui‑même la responsabilité des conséquences qui découlent de leur exécution.

Finta, précité, page 829, paragraphe 228

  • [23] Il semble donc que cette obligation d'obéir aux ordres d'un supérieur exonère le soldat qui s'y conforme de la responsabilité éventuelle découlant de l'exécution de ces ordres. Mais la question ne s'arrête pas là. Après avoir passé en revue les conséquences regrettables qu'a entraînées cette obligation au cours de l'histoire et le transfert de responsabilité qu'elle crée, la Cour suprême a retenu l'exception reconnue partout suivant laquelle il n'y a pas lieu d'obéir à un ordre qui est « manifestement illégal ». En pareil cas, c'est l'obéissance à un ordre manifestement illégal qui fait que le soldat qui l'a exécuté en soit responsable. La légalité de l'ordre et l'obligation d'y obéir sauf s'il est manifestement illégal sont les deux revers d'une même médaille. En conséquence, la poursuite doit établir hors de tout doute raisonnable l'élément légalité de l'actus reus. En d'autres termes, la poursuite doit démontrer, au-delà de tout doute raisonnable, que l'ordre n'était pas manifestement illégal pour s'acquitter du fardeau de la preuve qui lui incombe en ce qui concerne la légitimité.

  • [24] L'ordre qui ne se rapporte pas à des fonctions militaires ne satisfait évidemment pas au critère de la légitimité. Autrement dit, l'ordre qui est sans objet militaire évident sera considéré comme un ordre manifestement illégitime (R. c. Scott, 2004 CACM 2, au paragraphe 11; R. v. Spence, [1952] 2 S.C.R. 517).

  • [25] Parce que l'obéissance aveugle aux ordres a conduit à des conséquences désastreuses dans certaines situations, la Cour suprême a élargi la définition de l'ordre « manifestement illégal » dans l'arrêt Finta et a proposé la conception élargie suivante de ce concept :

Le critère de l'illégalité manifeste est aujourd'hui grandement reconnu sur le plan international. On peut et l'on doit obéir aux ordres militaires à moins que ceux‑ci ne soient manifestement illégaux. Quand l'ordre d'un supérieur est‑il manifestement illégal? Il doit être de nature à offenser la conscience de toute personne raisonnable et sensée. Il doit être clairement et manifestement répréhensible. L'ordre ne peut se situer dans une zone grise ou être seulement douteux; il doit au contraire être manifestement et clairement répréhensible. [...]

Finta, précité, page 834, paragraphe 239.

  • [26] L'extrait suivant de la décision rendue par la Cour militaire de district d'Israël dans Ofer v. Chief Military Prosecutor, que la Cour suprême cite dans le même paragraphe de l'arrêt Finta, est encore plus éloquent et constitue ce que la Cour suprême qualifie d'« analyse très utile » du concept de l'ordre manifestement illégal :

[TRADUCTION]

Le signe déterminant d'un ordre « manifestement illégal » doit flotter au‑dessus de l'ordre donné comme un drapeau noir en guise de mise en garde disant : « interdit ». La question importante en l'espèce n'est pas l'illégalité formelle, dissimulée ou à demi dissimulée, ni l'illégalité qui se détecte par les seuls experts juridiques, mais une violation manifeste et frappante de la loi, une illégalité certaine et évidente qui découle de l'ordre lui‑même, de la nature criminelle de ce dernier ou des actes qui doivent être commis de ce fait, une illégalité qui transperce et trouble le cœur, si l'œil n'est pas aveugle ni le cœur fermé ou corrompu. Il s'agit là du degré d'illégalité « manifeste » requis pour annuler le devoir d'obéissance du soldat et rendre ce dernier criminellement responsable de ses actes.

  • [27] Il ressort de cet extrait que la barre est haute et que le critère doit être apprécié de manière objective. S'il en était autrement, les fondements mêmes de l'armée risqueraient d'être ébranlés. Ce critère est celui qui a été retenu dans les Ordonnances et règlements royaux, à l'article 19.015 :

19.015 – COMMANDEMENTS ET ORDRES LÉGITIMES

Tout officier et militaire du rang doit obéir aux commandements et aux ordres légitimes d'un supérieur.

NOTES

[...]

(B) D'ordinaire il n'y a pas à se demander si un commandement ou un ordre est légitime ou non. Toutefois, lorsque le subordonné ignore la loi ou n'en est pas certain, il obéira au commandement même s'il doute de sa légitimité, sauf si celui-ci est manifestement illégitime.

(C) Un officier ou militaire du rang n'est pas justifié d'obéir à un commandement ou à un ordre qui est évidemment illégitime. En d'autres termes, le subordonné qui commet un crime par soumission à un commandement qui est évidemment illégitime est passible de punition pour le crime par un tribunal civil ou militaire. Un ordre ou un commandement qui apparaît à une personne possédant un jugement et une compréhension ordinaires comme étant nettement illégal constitue un acte manifestement illégitime; par exemple, un commandement donné par un officier ou militaire du rang d'abattre un autre militaire qui s'est adressé à lui en termes irrespectueux ou le commandement de tirer sur un enfant sans défense.

  • [28] Dans le cas qui nous occupe, le juge militaire a estimé que la poursuite avait établi hors de tout doute raisonnable, dans le cas des trois chefs d'accusation, que l'ordre se rapportait à des fonctions militaires. Il s'est ensuite fondé sur l'extrait précité de l'arrêt Finta, ainsi que sur la décision Matusheskie, précitée, de notre Cour, pour conclure que l'ordre n'était pas un ordre manifestement illégitime.

  • [29] L'appelant ne s'oppose pas à la conclusion de fait du juge militaire suivant laquelle l'ordre se rapportait à une fonction militaire. Il ne conteste pas non plus qu'il faut obéir à un ordre légitime. Il soutient plutôt que le juge militaire aurait dû conclure à l'existence d'un doute raisonnable quant à la légitimité de l'ordre. Ce que l'appelant a tenté de faire valoir dans les observations qu'il a présentées sur cette question est qu'il existait deux méthodes pour régler les freins, et que la méthode de la vis de compression qu'il souhaitait employer présentait moins de danger compte tenu de l'état des freins. Ce raisonnement est toutefois mal fondé pour deux raisons.

  • [30] En premier lieu, notre Cour répugne à modifier les conclusions de fait tirées par un juge de première instance. Les éléments de preuve présentés au juge militaire démontraient que la méthode de la vis de compression et celle de la pression d'air pouvaient toutes deux être utilisées sans danger pour procéder au réglage des freins et que celui‑ci pouvait être exécuté avec tout autant de succès en employant l'une ou l'autre méthode. Il a également été démontré que la méthode de la pression d'air était plus rapide et qu'elle était la seule qui était approuvée dans les ITFC dans le cas des remorques à porte‑à‑faux incliné. Au procès, l'appelant a démontré le fonctionnement des freins au moyen de modèles de systèmes de freinage pneumatique utilisés pour la formation. L'appelant a également présenté et commenté des diapositives Power Point qu'il avait préparées pour expliquer plus en détail les composantes du système de freinage pneumatique de la remorque à porte‑à‑faux incliné et l'utilisation d'une vis de compression pour procéder au réglage des freins. L'appelant a soutenu qu'il était plus sûr d'utiliser une vis de compression pour effectuer le réglage des freins, mais il n'a pas été en mesure de confirmer ses dires en renvoyant à des publications ou à des références civiles ou approuvées par les Forces canadiennes, faisant reposer son opinion uniquement sur son avis personnel et sur la conversation téléphonique qu'il avait eue avec une personne dont l'identité n'a pas été précisée. De plus, deux de ses supérieurs, qui étaient également des techniciens de véhicules, ne voyaient aucun danger dans le recours à la méthode de la pression d'air. C'est pour cette raison que le juge militaire est arrivé à la conclusion de fait que la question de la sécurité n'était pas évidente. L'appelant n'a pas réussi à convaincre notre Cour que cette conclusion est déraisonnable, vu l'ensemble de la preuve dont disposait le juge militaire.

  • [31] Pour démontrer l'illégitimité de l'ordre et le caractère déraisonnable de la conclusion du juge militaire, l'appelant a invoqué le défaut de ses supérieurs d'inspecter les freins, leur défaut de lui donner un ordre écrit, l'absence d'urgence de procéder aux réparations, l'absence d'explications détaillées au sujet de la méthode de la pression d'air proposée dans les ITFC et enfin la diligence dont il avait fait preuve. Après avoir examiné attentivement ces arguments, je ne vois pas comment l'un quelconque de ces éléments tendrait à démontrer que la méthode de la pression d'air présentait de toute évidence un grave danger. Le juge militaire a, à bon droit, tenu compte de certains de ces arguments lorsqu'il a étudié la question de la mens rea, mais aucun ne pouvait avoir d'incidence sur la légitimité de l'ordre.

  • [32] Même si notre Cour devait convenir avec l'appelant que la méthode de la vis de compression était la méthode la plus sûre et que, dans la situation décrite par l'appelant, la méthode de la pression d'air n'était pas aussi sûre, les ordres qui ont été donnés à l'appelant pour qu'il procède au réglage des freins en utilisant la méthode de la pression d'air seraient quand même des ordres légitimes. De toute évidence, de tels ordres ne satisfont pas au critère rigoureux exigé pour pouvoir conclure qu'ils étaient « manifestement illégaux »; ils n'étaient pas « de nature à offenser la conscience de toute personne raisonnable et sensée » et ils n'étaient pas « clairement et manifestement répréhensibles », pour reprendre les termes employés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Finta, précité. Si les tribunaux devaient commencer à remettre en question l'opinion des officiers militaires au sujet de la méthode à suivre pour réparer un véhicule, on affaiblirait dangereusement le critère minimal à respecter pour pouvoir déclarer un ordre manifestement illégitime. Il ne s'agit pas ici d'un cas où le mépris flagrant d'officiers militaires envers la vie ou la sécurité d'autrui offense la conscience. Il s'agit tout au plus d'un exemple de désaccord entre des personnes sensées au sujet de la méthode la mieux adaptée pour effectuer un travail donné dans une situation déterminée. On est loin des exemples d'ordres qui seraient considérés comme « manifestement illégaux » que l'on trouve dans la jurisprudence.

  • [33] L'appelant soutient enfin qu'il devait choisir entre obéir à l'ordre de son supérieur immédiat ou se conformer à la directive sur la sécurité du commandant. Cette politique prévoyait notamment que [TRADUCTION] « tous les soldats sont autorisés à s'assurer qu'il existe un milieu sûr au sein de la 1re RALC », que [TRADUCTION] « les supérieurs doivent inciter les soldats à accepter la responsabilité de leurs actes et à veiller à leur propre bien‑être et à celui des autres » et [TRADUCTION] qu'« il faut empêcher tout acte dangereux qui est sur le point d'être commis et rectifier la situation avant de reprendre l'activité en question » (dossier d'appel, vol. 3, p. 513).

  • [34] Je hasarderais deux observations sur cet argument. Premièrement, la directive sur la sécurité n'est qu'une politique et elle n'a pas force de loi, alors que l'obéissance à un ordre légitime est un devoir imposé par l'article 83 de la Loi. Deuxièmement, même si je devais conclure que la directive sur la sécurité doit être assimilée à un ordre, la loi précise que l'obligation d'obéir à un ordre demeure, même en cas d'un ordre antérieur incompatible. C'est ce qu'indique clairement l'article 19.02 des Ordonnances et règlements royaux :

19.02 – ORDRES ET COMMANDEMENTS LÉGITIMES INCOMPATIBLES

(1) Si un officier ou militaire du rang reçoit un commandement ou un ordre légitime qu'il juge incompatible avec un commandement ou un ordre qu'il a déjà reçu, il signale l'incompatibilité de vive voix au supérieur qui a donné le dernier commandement ou ordre.

(2) Si le supérieur lui donne encore instruction d'obéir au dernier commandement ou ordre, l'officier ou militaire du rang doit l'exécuter.

Voir aussi la décision Matusheskie , précitée, au paragraphe 15.

C. Le critère de la vraisemblance et l'erreur de fait

  • [35] Il est bien établi que le tribunal n'accepte d'examiner un moyen de défense que s'il est étayé par la preuve. Ainsi que la Cour suprême l'a expliqué au paragraphe 51 de l'arrêt Cinous, précité, deux principes bien établis découlent de cette règle de base :

[...] Premièrement, le juge du procès doit soumettre au jury tous les moyens de défense qui peuvent être invoqués d'après les faits, peu importe que l'accusé les ait expressément invoqués ou non. Lorsqu'un moyen de défense est vraisemblable, il doit être soumis à l'appréciation du jury. Deuxièmement, le juge du procès est formellement tenu de soustraire à l'appréciation du jury le moyen de défense qui est dépourvu de fondement probant. Le moyen de défense qui n'est pas vraisemblable doit être soustrait à l'appréciation du jury. [...]

  • [36] Un moyen de défense est « vraisemblable » s'il peut permettre à un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement d'acquitter l'accusé sur le fondement du moyen de défense invoqué (Cinous, précité, au paragraphe 2; Osolin, précité, au paragraphe 198). En l'espèce, le moyen de défense que l'appelant a soumis au juge de première instance reposait sur l'erreur de fait. Pour que ce moyen de défense soit retenu, l'appelant devait démontrer qu'il croyait honnêtement que l'ordre était manifestement illégitime. En d'autres termes, l'appelant devait croire de façon raisonnable que l'ordre de ses supérieurs était de la nature d'un ordre manifestement illégal au sens que la Cour suprême du Canada a donné à cette expression dans l'arrêt Finta, précité. S'il était retenu, ce moyen de défense aurait pour effet d'annihiler la mens rea des infractions.

  • [37] Ce serait une erreur de droit de conclure que l'appelant pouvait affirmer qu'il croyait raisonnablement qu'il pouvait désobéir à un ordre légitime simplement parce qu'il estimait personnellement que la méthode proposée n'était pas sans danger. L'erreur de droit ne constitue pas un moyen de défense valable lorsqu'elle a trait à l'obéissance à un ordre manifestement illégitime et elle ne devrait pas en constituer un lorsqu'elle se rapporte à la désobéissance à un ordre légitime (Finta, précité, aux paragraphes 265 et 266). Notre Cour a expliqué plus en détail la différence qui existe entre une erreur de fait et une erreur de droit :

En règle générale, il y a erreur de fait, qui inclut l'ignorance d'un fait, lorsqu'un accusé croit à tort à l'existence de certains faits alors qu'ils n'existent pas, ou que certains faits n'existent pas alors qu'ils existent. Constitue l'ignorance d'un fait, le fait pour un accusé de ne rien savoir relativement à une question et de ne réellement pas connaître ou se douter du véritable état des choses. Au contraire, il y a erreur de droit lorsque l'erreur ne porte pas sur les faits mêmes mais plutôt sur leur conséquence juridique : voir R. c. Jones, [1991] 3 R.C.S. 110. Constitue également une erreur de droit l'ignorance de la loi, lorsqu'un accusé ignore l'existence, la signification, la portée ou de l'interprétation d'une loi : R. c. Molis, [1980] 2 R.C.S. 356.

R. c. Latouche, CMAC‑431, [2000] A.C.A.C. no 3 (QL), au paragraphe 35.

  • [38] Dans ses motifs, le juge militaire a cité ce passage et a examiné l'ensemble de la preuve pour décider si le moyen de défense invoqué par l'appelant était vraisemblable. Il a également appliqué l'arrêt Osolin, précité, aux pages 686 et 687, paragraphes 208 et 209, dans lequel la Cour suprême explique la charge de la preuve dont il faut s'acquitter pour établir la vraisemblance d'un moyen de défense fondé sur l'erreur de fait :

Il s'agit maintenant de savoir si cela signifie que, pour que le moyen de défense soit présenté au jury, il doit y avoir une preuve de la croyance erronée au consentement qui provienne d'une autre source que de l'accusé. À mon avis, cette proposition n'est pas correcte. Il n'est pas nécessaire qu'il y ait une preuve indépendante de l'accusé pour que ce moyen de défense soit soumis au jury. Toutefois, il ne suffit pas que l'accusé affirme simplement « je croyais qu'elle consentait ». Il faut que la défense de la croyance erronée soit étayée par une preuve qui va plus loin que la seule affirmation en ce sens. Dans les mots de lord Morris of Borth‑y‑Gest, il doit y avoir plus que [TRADUCTION] « l'expression creuse d'une formule d'excuse facile » (Bratty, précité, à la p. 417).

Pour que le moyen de défense soit soumis au jury, il faut satisfaire au même critère que celui qui s'applique à tous les autres moyens de défense. Tout comme une défense de provocation ne sera pas présentée au jury uniquement parce que l'accusé a prononcé les mots « j'ai été provoqué » (voir l'arrêt Faid, précité, à la p. 278), le seul fait que l'accusé affirme « je pensais qu'elle consentait » ne justifiera pas de soumettre au jury la défense de la croyance erronée au consentement. La preuve nécessaire peut provenir du seul témoignage détaillé de l'accusé sur cette question ou de son témoignage corroboré par celui d'autres sources. Par exemple, le témoignage du plaignant peut fournir les éléments de preuve nécessaires.

  • [39] Après s'être donné des directives convenables sur l'erreur de fait et l'exigence de la vraisemblance du moyen de défense, le juge militaire a conclu que le moyen de défense avancé par l'appelant n'était pas fondé. La décision du juge militaire à cet égard était fondée en droit et ses conclusions de fait reposaient sur la preuve.

  • [40] L'argument de l'appelant est qu'il a cru de bonne foi, mais par erreur, que la tâche comportait des dangers et qu'il a refusé d'obéir à l'ordre parce qu'il avait des préoccupations légitimes au sujet de la sécurité de la méthode. Pour pouvoir ouvrir droit à un moyen de défense complet, une erreur de fait raisonnable doit toutefois être fondée sur la perception raisonnable des faits qu'a l'appelant. En l'espèce, il a déjà été démontré que la perception factuelle de l'appelant suivant laquelle les ordres étaient manifestement illégaux — au sens de l'arrêt Finta — n'était pas raisonnable. L'opinion de l'appelant au sujet de la sécurité de la méthode de la pression d'air reposait exclusivement sur sa propre perception et sur une conversation qu'il avait eue avec une personne dont l'identité n'a pas été précisée et dont on ignore totalement les titres de compétence.

  • [41] Même si les faits auxquels l'accusé croyait étaient vrais, ils ne changeraient rien à sa responsabilité pénale. En d'autres termes, même si la méthode de la pression d'air pour régler les freins était une méthode dangereuse, il ne s'ensuivrait pas pour autant que l'ordre d'effectuer le réglage des freins avec cette méthode serait manifestement illégitime. Conclure autrement reviendrait à assimiler « dangereux » à « manifestement illégitime », ce qu'on ne saurait accepter.

  • [42] Il faut se rappeler que la légitimité d'un ordre se définit en fonction d'une norme objective : il faut obéir aux ordres, sauf s'ils sont manifestement illégitimes aux yeux de la personne raisonnable se trouvant dans la même situation. La conviction sincère qu'un ordre est manifestement illégitime équivaut donc à une erreur de droit, et non à une erreur de fait, lorsqu'on constate que la personne raisonnable serait arrivée à la conclusion opposée. De fait, accepter l'argument de l'appelant équivaudrait à remplacer la norme objective qu'on a jusqu'ici utilisée pour appliquer l'article 83 de la Loi par sa propre interprétation de ce qui est manifestement illégitime.

  • [43] Il convient ici d'établir une distinction avec l'erreur véritable portant sur un fait sous‑jacent. Il en serait ainsi, par exemple, si l'accusé se méprenait sur la teneur réelle de l'ordre ou sur l'identité de la personne qui a donné l'ordre. Une telle erreur est fort différente de l'erreur portant sur la légitimité de l'ordre, parce qu'un tel élément constitue une interprétation juridique des faits par opposition aux faits eux-mêmes. Ce dernier type d'erreur ne peut faire disparaître la mens rea de l'appelant.

D. La détermination de la peine

  • [44] L'alinéa 230a) de la Loi dispose qu'il ne peut être interjeté appel de la sentence qu'avec l'autorisation de notre Cour. La Cour accorde donc au caporal Liwyj l'autorisation d'interjeter appel de la sentence.

  • [45] L'article 240.1 de la Loi dispose que, saisie d'un appel concertant la sévérité de la sentence, la Cour d'appel de la cour martiale considère la justesse de la sentence. Dans la décision R. c. Dixon, 2005 CACM 2, le juge Létourneau propose quelques balises en ce qui concerne le pouvoir de notre Cour de modifier la peine :

[18]  Dans R. c. St‑Jean, [2000] C.M.A.J. no 2, et plus récemment dans R. c. Forsyth, [2003] C.M.A.J. no 9, la Cour a réaffirmé le principe énoncé par le juge en chef Lamer dans R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500 selon lequel un tribunal d'appel ne doit intervenir que si la peine est illégale ou si elle n'est manifestement pas indiquée. À la page 565, le juge en chef a dit :

Plus simplement, sauf erreur de principe, omission de prendre en considération un facteur pertinent ou insistance trop grande sur les facteurs appropriés, une cour d'appel ne devrait intervenir pour modifier la peine infligée au procès que si elle n'est manifestement pas indiquée.

  • [46] On trouve d'autres balises sur ce qu'il faut entendre par « erreur de principe » dans l'arrêt R. c. Rezaie (1996), 31 R.J.O. (3e) 713 (C.A. Ont.), au paragraphe 20 :

[TRADUCTION]

Il ressort de ces deux arrêts [R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227, et R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500] qu'une cour d'appel ne peut intervenir dans l'exercice que le juge de première instance a fait de son pouvoir discrétionnaire en matière de détermination de la peine que dans deux cas. Premièrement, la cour d'appel peut intervenir si le juge qui a prononcé la peine a commis une « erreur de principe ». L'erreur de principe est un motif bien connu lors du contrôle de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire judiciaire. Elle comprend, à tout le moins, une omission de tenir compte d'un facteur pertinent, le fait de tenir compte d'un facteur non pertinent, le fait de ne pas accorder suffisamment de poids à des facteurs pertinents, le fait de leur accorder trop de poids et, de façon plus générale, elle comprend les erreurs de droit [...]. Si le juge qui a prononcé la peine commet une erreur de principe, il n'y a plus lieu de faire preuve de retenue envers la peine infligée et la cour d'appel peut infliger la peine qu'elle juge appropriée.

  • [47] Pour évaluer la justesse de la peine, on peut s'inspirer des articles 718.1 et 718.2 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, qui disposent respectivement que la « peine est proportionnelle à la gravité de l'infraction et au degré de responsabilité du délinquant » et que « la peine devrait être adaptée aux circonstances aggravantes ou atténuantes liées à la perpétration de l'infraction ou à la situation du délinquant ».

  • [48] En l'espèce, le juge militaire a correctement identifié les principes et les objectifs que le tribunal de première instance devait appliquer pour déterminer la peine :

premièrement, protéger le public, y compris les Forces canadiennes;

deuxièmement, punir et dénoncer le comportement illégal;

troisièmement, dissuader le délinquant, et quiconque, de commettre des infractions semblables;

quatrièmement, favoriser la réinsertion sociale des délinquants;

cinquièmement, la sentence doit être proportionnelle à la gravité de l'infraction et au degré de responsabilité du délinquant;

sixièmement, la sentence prononcée doit être semblable à celles infligées pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables;

enfin, le tribunal doit prendre en considération, le cas échéant, les circonstances aggravantes ou atténuantes liées à la perpétration de l'infraction ou à la situation du délinquant.

  • [49] L'avocat de l'appelant a attiré l'attention de la Cour sur deux circonstances atténuantes dont le juge militaire n'aurait pas tenu compte, à son avis. Il affirme en premier lieu que le retard à juger l'affaire était très important, étant donné qu'il avait fallu près de trois ans avant la tenue du procès. Le juge de première instance a convenu qu'il s'agissait là d'une circonstance atténuante, mais l'avocat a fait valoir que le juge avait de toute évidence minimisé l'importance de ce facteur en déclarant que le retard en question avait eu peu d'incidence, étant donné que la « présente affaire a été introduite dans le tumulte d'un important débat juridique au sujet du système judiciaire militaire en raison de circonstances différentes et inhérentes ». En second lieu, l'avocat de l'appelant soutient que le juge qui a prononcé la peine aurait dû tenir compte du fait que l'appelant croyait honnêtement que la politique en matière de sécurité du commandant devait avoir préséance sur l'ordre donné par son supérieur.

  • [50] En règle générale, un retard excessif donne lieu à une demande fondée sur la Charte dans laquelle on affirme qu'il y a eu violation de l'alinéa 11b), de l'article 7 ou des deux et dans laquelle on réclame une réparation en vertu du paragraphe 24(1) (voir, par exemple, les arrêts R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, et R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771). Dans ces deux arrêts, la Cour suprême est arrivée à la conclusion qu'un retard excessif pouvait justifier un arrêt des procédures et que les retards administratifs et institutionnels doivent être imputés à la Couronne.

  • [51] En l'espèce, l'appelant n'a pas invoqué la Charte. Il affirme simplement que, même si le juge militaire l'a retenu au nombre des circonstances atténuantes, il n'avait en fait pas véritablement pris en compte le retard au moment de la détermination de la peine. La Cour suprême a récemment jugé, dans l'arrêt R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, qu'une conduite répréhensible des représentants de l'État qui ne viole pas la Charte peut être une circonstance atténuante lors de l'établissement de la peine appropriée :

[3]  Comme nous le verrons, ce régime accorde aux juges chargés de prononcer les peines la latitude de considérer non seulement les actes du délinquant, mais également ceux des représentants de l'État. Dans les cas où la conduite répréhensible de ces derniers se rapporte aux circonstances liées à la perpétration de l'infraction ou à la situation du délinquant, le juge qui prononce la peine peut tenir compte des faits pertinents lorsqu'il établit une sanction juste, sans devoir invoquer le par. 24(1) de la Charte. En effet, une conduite répréhensible des représentants de l'État qui ne viole pas la Charte, mais cause néanmoins préjudice au délinquant, peut constituer un facteur pertinent pour l'établissement de la peine appropriée.

  • [52] Comme on l'a relevé dans l'arrêt Nasogaluak, précité, les tribunaux canadiens considèrent que le retard excessif peut constituer une circonstance atténuante sans qu'il soit nécessaire de prouver pour autant qu'il y a eu violation de la Charte. Dans l'arrêt R. c. Bosley (1992), 18 C.R. (4th) 347, 1992 CanLII 2838, la Cour d'appel de l'Ontario a écrit (à la page 350) :

[TRADUCTION]

Avant de passer à une autre question, je tiens à ajouter qu'un retard qui, sans être inconstitutionnel, est excessif et maintient l'appelant dans l'incertitude peut être considéré comme une circonstance atténuante aux fins de la détermination de la peine (R. v. Cooper (No. 2) (1977), 35 C.C.C. (2d) 35, 4 C.R. (3d) S‑10 (C.A. Ont.)). Le juge de première instance a expressément dit que le retard en l'espèce constituait une circonstance atténuante dont il tenait compte lors de la détermination de la peine appropriée. La peine qu'il a infligée tient compte de cette circonstance atténuante.

  • [53] En l'espèce, le juge militaire a commis deux erreurs. Premièrement, il n'a pas tenu compte des graves conséquences que le retard avait eues sur la vie de l'appelant, y compris l'échec de son mariage. Malgré les éléments de preuve convaincants présentés par l'appelant à cet égard, le juge militaire n'a pas tenu compte de cet aspect, se contentant d'affirmer que le fait d'être traduit devant une cour martiale avait un effet dissuasif sur l'appelant et sur d'autres personnes. J'estime que, ce faisant, le juge militaire n'a pas tenu dûment compte du retard et de la situation particulière de l'appelant.

  • [54] Deuxièmement, le juge militaire n'a pas analysé à qui le retard devait être imputé, se contentant de déclarer que « [l]a cour ne veut blâmer personne en l'espèce », ce qui trahit une incompréhension fondamentale de la raison pour laquelle on attribue le retard à l'accusé ou à la Couronne. La Cour suprême du Canada a explicitement dit, aux paragraphes 44 à 46 de l'arrêt Morin, précité, qu'il ne s'agit pas de trouver quelqu'un à blâmer, mais de décider s'il y a lieu de tenir compte du retard pour réduire ou non la peine. Pourtant , le juge militaire s'est contenté de mentionner le long retard avant le procès parmi les circonstances atténuantes, et a fait abstraction de l'incidence que ce retard pouvait avoir sur la peine en déclarant qu'il considérait que le retard avait « des répercussions minimes en pareilles circonstances ». Il est vrai que le retard était en partie attribuable aux retombées de la décision de notre Cour R. c. Trépanier, 2008 CACM 3, mais d'autres retards importants sont restés sans explication et ne peuvent découler que d'un manque de ressources et de lacunes administratives. L'appelant n'aurait pas dû avoir à en payer le prix, et le juge militaire aurait dû tenir compte plus clairement de ces retards inutiles parmi les circonstances atténuantes qu'il a mentionnées, comme c'était le cas dans R c. McRae, 2007 CM 4006. Dans cette affaire, le caporal‑chef McRae avait été reconnu coupable des mêmes infractions que l'appelant, mais avait été condamné à une amende de 200 $, essentiellement en raison du retard à faire juger l'affaire et en raison des effets sur la vie personnelle de l'accusé.

  • [55] Enfin, je suis également d'avis que le juge militaire a commis une erreur en ne tenant pas compte de la conviction honnête de l'appelant parmi les circonstances atténuantes. Comme nous l'avons déjà mentionné, la conviction de l'appelant qu'il agissait bien en refusant de régler les freins avec la pression d'air était manifestement erronée et équivalait à une erreur de droit et non à une erreur de fait. Une telle erreur a toutefois été considérée dans le passé comme une circonstance atténuante lors de la détermination de la peine, le raisonnement sous‑jacent étant que la croyance honnête du délinquant que ses actes ou son comportement ne sont pas illicites ne l'exonère pas de toute responsabilité pénale, mais peut contribuer à l'atténuer. À cet égard, la Cour d'appel du Manitoba explique, dans l'arrêt R. v. Everton, [1980] M.J. No. 83 (QL) : [TRADUCTION] « Certes, nul n'est censé ignorer la loi, mais l'ignorance de la loi peut constituer une circonstance atténuante lors de la détermination de la peine » (au paragraphe 4). Voir également les arrêts R. v. Barrow (2001), 54 R.J.O. (3e) 417 (C.A. Ont.), et R. c. Scheper, [1986] Q.J. No. 1806 (QL) (C.A. Qc). L'erreur de droit devrait être considérée comme une circonstance atténuante, étant donné qu'un [TRADUCTION] « acte commis de bonne foi ne doit pas être jugé aussi sévèrement qu'un mépris délibéré de la loi » : Pearlman c. La Reine, [2005] J.Q. no 15 (QL), [2005] R.J.Q. 1465 (Cour sup. Qc). Le défaut de tenir compte de cette circonstance atténuante s'est traduit par une peine qui était disproportionnée par rapport au « degré de responsabilité du délinquant » et qui n'était donc pas indiquée. Il s'agit donc d'une erreur de principe qui justifie l'intervention de notre Cour et la réduction de la peine.

  • [56] Vu l'erreur de droit commise de bonne foi par l'appelant et le défaut du juge militaire de tenir compte des conséquences du retard sur l'appelant, la condamnation à une réprimande en plus d'une amende constitue une peine abusive compte tenu des circonstances particulières de l'affaire.

 

« Yves de Montigny »

Yves de Montigny, j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord. »

  « Roger T. Hughes »

  Roger T. Hughes, j.c.a.

 

« Je suis d’accord. »

  « Robert Mainville »

Robert Mainville, j.c.a.

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR D’APPEL DE LA COUR MARTIALE DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :  CMAC-530

 

INTITULÉ :  CAPORAL A. E. LIWYJ c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  Le 28 mai 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :  LE JUGE de MONTIGNY

 

 

Y ONT SOUSCRIT :   LE JUGE HUGHES

  LE JUGE MAINVILLE

 

 

DATE DES MOTIFS :  Le 3 août 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Michel W. Drapeau (colonel à la retraite) / Me Zorica Guzina

 

POUR L’APPELANT

Lieut-col. Marylène Trudel

 

POUR L’INTIMÉE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cabinet de Me Michel Drapeau

 

POUR L’APPELANT

Bureau du directeur des poursuites militaires

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’INTIMÉE

 

 

 

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