Cour d'appel de la cour martiale

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Date : 20100316

Dossier : CMAC-527

Référence : 2010 CACM 2

 

CORAM : LA JUGE DAWSON

LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

LE JUGE CUNNINGHAM

 

 

ENTRE :

 

M 1 B.P. BRADT

 

appelant

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

intimée

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le vendredi 5 mars 2010

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 16 mars 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT : LA JUGE DAWSON

Y ONT SOUSCRIT : LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

LE JUGE CUNNINGHAM

 


Date : 20100316

Dossier : CMAC-527

Référence : 2010 CACM 2

 

CORAM : LA JUGE DAWSON

LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

LE JUGE CUNNINGHAM

 

ENTRE :

 

M 1 B.P. BRADT

 

 

appelant

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

intimée

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

LA JUGE DAWSON

[1] Il s'agit d'un appel interjeté contre une déclaration de culpabilité relative à deux chefs d'abus de confiance par un fonctionnaire public, ainsi que d'un appel incident interjeté contre l'acquittement relatif à un chef de conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline.

 

 

Introduction

[2] L'appelant, le Maître de 1re classe Bradt, a été jugé en cour martiale permanente sur sept chefs d'accusation portés en vertu de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N-5 (la Loi). D'après l'acte d'accusation, l'appelant avait commis les infractions suivantes :

PREMIER CHEF

(en alternative au deuxième chef)

Alinéa 112a) de la Loi

 

S'ÊTRE SERVI D'UN VÉHICULE DES FORCES CANADIENNES À DES FINS NON AUTORISÉES

 

Précisions : entre septembre 2006 et mai 2007, à Ottawa (Ontario) ou dans les environs, l'accusé s'est servi d'un ou de plusieurs véhicules des Forces canadiennes à des fins personnelles, et ce, sans autorisation.

 

DEUXIÈME CHEF

(en alternative au premier chef)

Article 130 de la Loi

UNE INFRACTION PUNISSABLE EN VERTU DE l'ARTICLE 130 DE LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE, SOIT ABUS DE CONFIANCE PAR UN FONCTIONNAIRE PUBLIC EN CONTRAVENTION À l'ARTICLE 122 DU CODE CRIMINEL

 

Précisions : entre septembre 2006 et mai 2007, à Ottawa (Ontario) ou dans les environs, l'accusé, étant un fonctionnaire à l'emploi d'un ministère public, a commis un abus de confiance relativement aux fonctions de sa charge en se servant d'un ou de plusieurs véhicules des Forces canadiennes à des fins personnelles.

 

TROISIÈME CHEF

(en alternative au quatrième chef)

Alinéa 117f) de la Loi

UN ACTE DE CARACTÈRE FRAUDULEUX NON EXPRESSÉMENT VISÉ AUX ARTICLES 73 À 128 DE LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE

 

Précisions : le ou vers le 23 mars 2007, à Ottawa (Ontario) ou dans les environs, l'accusé a demandé à ses subordonnés de couper du bois de chauffage à sa résidence durant les heures de travail.

 

QUATRIÈME CHEF

(en alternative au troisième chef)

Article 130 de la Loi

UNE INFRACTION PUNISSABLE EN VERTU DE L'ARTICLE 130 DE LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE, SOIT ABUS DE CONFIANCE PAR UN FONCTIONNAIRE PUBLIC EN CONTRAVENTION À L'ARTICLE 122 DU CODE CRIMINEL

 

Précisions : le ou vers le 23 mars 2007, à Ottawa (Ontario) ou dans les environs, l'accusé, étant un fonctionnaire à l'emploi d'un ministère public, a commis un abus de confiance relativement aux fonctions de sa charge en demandant à ses subordonnés de couper du bois de chauffage à sa résidence durant les heures de travail.

 

CINQUIÈME CHEF

(en alternative au sixième chef)

Alinéa 117f) de la Loi

 

UN ACTE DE CARACTÈRE FRAUDULEUX NON EXPRESSÉMENT VISÉ AUX ARTICLES 73 À 128 DE LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE

 

Précisions : le ou vers le 16 février 2007, à Ottawa (Ontario) ou dans les environs, l'accusé a ordonné à un subordonné d'acheter avec des fonds publics et de livrer à sa résidence un appareil de chauffage au propane et deux réservoirs de propane.

 

SIXIÈME CHEF

(en alternative au cinquième chef)

Article 130 de la Loi

UNE INFRACTION PUNISSABLE EN VERTU DE L'ARTICLE 130 DE LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE, SOIT ABUS DE CONFIANCE PAR UN FONCTIONNAIRE PUBLIC EN CONTRAVENTION À L'ARTICLE 122 DU CODE CRIMINEL

 

Précisions : le ou vers le 16 février 2007, à Ottawa (Ontario) ou dans les environs, l'accusé étant un fonctionnaire à l'emploi d'un ministère public, a commis un abus de confiance relativement aux fonctions de sa charge en ordonnant à un subordonné d'acheter avec des fonds publics et de livrer à sa résidence un appareil de chauffage au propane et deux réservoirs de propane.

 

SEPTIÈME CHEF

Article 129 de la Loi

CONDUITE PRÉJUDICIABLE AU BON ORDRE ET À LA DISCIPLINE

 

Précisions : entre septembre 2006 et mai 2007, à Ottawa ou dans les environs, l'accusé, qui occupait le poste d'officier de cuisine au sein de son unité, s'est servi de ses subordonnés pour l'exécution de tâches à son avantage personnel.

 

[3] Le juge militaire, le Lieutenant-colonel Perron, a déclaré l'appelant coupable des deuxième et quatrième chefs d'accusation. Il a sursis aux premier et troisième chefs à cause de la déclaration de culpabilité sur les chefs apparentés. Le juge militaire a acquitté l'appelant des cinquième, sixième et septième chefs.

 

[4] En conséquence de la déclaration de culpabilité sur deux des chefs, le juge militaire a imposé à l'appelant un blâme et une amende de 3 000 $.

Les questions en litige

[5] Afin de bien comprendre les questions soulevées dans le cadre du présent appel, je souligne d'abord qu'il est de droit constant que, pour déclarer une personne coupable de l'infraction d'abus de confiance par un fonctionnaire public, il faut prouver cinq éléments hors de tout doute raisonnable. Les voici :

 

1.                  l'accusé est un fonctionnaire;

2.                  l'accusé agissait dans l'exercice de ses fonctions;

3.                  l'accusé a manqué aux normes de responsabilité et de conduite que lui impose la nature de sa charge ou de son emploi;

4.                  la conduite de l'accusé représente un écart grave et marqué par rapport aux normes que serait censé observer quiconque occuperait le poste de confiance de l'accusé;

5.                  l'accusé a agi dans l'intention d'user de sa charge ou de son emploi publics à des fins autres que l'intérêt public, par exemple dans un objectif de malhonnêteté, de partialité, de corruption ou d'abus.

 

Voir : R. c. Boulanger, [2006] 2 R.C.S. 49, paragraphe 58.

 

[6] L'appelant ne conteste pas la conclusion du juge militaire selon laquelle les premier et deuxième éléments ont été établis. Il interjette appel de sa déclaration de culpabilité pour les motifs suivants :

 

1.                  le juge militaire a commis une erreur en concluant que l'élément de l'infraction se rapportant au manquement aux normes de responsabilité et de conduite imposées par la nature de la charge ou de l'emploi de l'appelant avait été prouvé hors de tout doute raisonnable;

2.                  le juge militaire a commis une erreur en concluant que l'élément de l'infraction se rapportant à un écart grave et marqué par rapport aux normes que serait censé observer quiconque occuperait le poste de confiance de l'appelant avait été prouvé hors de tout doute raisonnable;

3.                  la déclaration de culpabilité est déraisonnable et n'est pas étayée par la preuve.

 

[7] De son côté, l'intimée interjette un appel incident contre l'acquittement sur le septième chef, soit celui de conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline, au motif que le juge militaire a commis une erreur en concluant que la poursuite n'avait pas prouvé hors de tout doute raisonnable que la conduite de l'appelant était préjudiciable au bon ordre et à la discipline.

 

[8] Après avoir entendu les plaidoiries se rapportant à l'appel et à l'appel incident, la Cour a avisé les avocats des deux parties que, pour des motifs qui seraient exposés par écrit, l'appel et l'appel incident seraient rejetés. Voici les motifs qui fondent ces conclusions.

 

Les faits

[9] Les faits ci-dessous ne sont pas contestés.

 

[10] À l'époque en cause, l'appelant était affecté au Centre d'entraînement de Dwyer Hill (CEDH), près d'Ottawa. Il était officier de cuisine. À ce titre, il était le supérieur immédiat et le chef de section du personnel de cuisine. Il était chargé de s'occuper de trois militaires subordonnés et du matériel assigné à la section du service d'alimentation du CEDH; ce matériel englobait des véhicules militaires.

 

[11] Au moment où l'appelant s'est joint à la section, cette dernière était dysfonctionnelle et le moral était bas.

 

[12] L'appelant vivait sur une ferme avec son épouse, qui y exploitait une pension pour chevaux. La ferme se trouvait à environ 40 minutes de route du CEDH.

 

[13] Au début de mars 2007, l'appelant est rentré chez lui au volant d'un des camions de la section de la cuisine. Il était accompagné d'un de ses subordonnés. Sur leur chemin, ils se sont arrêtés pour acheter des aliments pour chevaux et des copeaux de bois. Le subordonné a participé au chargement et au déchargement du camion, puis est retourné au CEDH avec le camion.

 

[14] Le 23 mars 2007, durant les heures de travail et à la demande de l'appelant, les trois subordonnés sont allés à la ferme de l'appelant et ont coupé du bois de chauffage.

 

[15] L'appelant a témoigné devant la cour martiale permanente. Il a expliqué s'être servi du camion parce qu'il croyait qu'il en aurait besoin le lendemain pour se rendre à la BFC Petawawa pour des raisons professionnelles. Il avait organisé la séance de coupe de bois parce qu'il croyait qu'une journée de plein air serait bénéfique pour le moral de la section. La poursuite a présenté des éléments de preuve attestant que l'appelant avait ordonné à son subordonné de l'accompagner à la maison, de l'aider à charger et à décharger le camion, puis de ramener le camion au CEDH, et que les subordonnés de l'appelant s'étaient sentis obligés de couper le bois de chauffage.

 

La décision du juge militaire

[16] Dans un exposé des motifs détaillé et étayé, le juge militaire s'est d'abord penché sur le fardeau et la norme de preuve, puis il a examiné les facteurs dont un tribunal tient compte dans le cadre de l'évaluation de la crédibilité. Par la suite, il a examiné la preuve qui lui a été présentée.

 

[17] Le juge militaire a examiné le témoignage de l'appelant. Il a expliqué pourquoi les explications fournies par l'appelant pour justifier sa conduite l'avaient laissé perplexe. Le juge militaire a affirmé ce qui suit :

[traduction]

De l'avis du tribunal, le M 1 Bradt n'est pas un témoin crédible. Ses explications concernant l'après-midi de coupe de bois et le trajet à sa résidence avec le Caporal Newton sont au mieux curieuses. Il affirme qu'il y a eu un changement de plan pour ce qui est du voyage prévu à Petawawa le lendemain. Il ne souligne pas à quel moment ce changement de plan est survenu. Il faudrait présumer que ce changement est survenu après leur départ du CEDH. Son explication concernant l'annulation du déplacement prévu à Petawawa est très suspecte. Le souci qu'il disait avoir pour le moral de ses troupes et sa description de sa discussion avec le Sergent Pernitzky sont également assez suspects. Sa conduite et son témoignage n'étayent pas son affirmation selon laquelle il se souciait avant tout de son personnel. Je conclus de son témoignage qu'il se souciait avant tout de lui-même et de sa ferme.

 

Étant donné que le M 1 Bradt n'est pas à mon avis un témoin crédible, je ne crois pas son témoignage à moins qu'il ne soit corroboré par un autre élément de preuve.

 

[18] L'appelant ne conteste pas directement cette conclusion quant à sa crédibilité.

 

[19] Le juge militaire a ensuite examiné les autres témoignages. Les trois subordonnés ont témoigné et le juge militaire a conclu qu'ils étaient crédibles.

 

[20] Le juge militaire a conclu que tous les éléments se rapportant aux deuxième et quatrième chefs d'accusation avaient été établis. Dans le cadre du présent appel, les conclusions suivantes s'avèrent pertinentes.

 

[21] En ce qui a trait à l'obligation de prouver que l'accusé avait manqué aux normes de responsabilité et de conduite que lui imposait la nature de sa charge ou de son emploi, le juge militaire a écrit :

[traduction]

À la lumière du témoignage de l'Adjudant-maître Hanna, il est clair que l'utilisation des véhicules des FC à des fins personnelles était interdite. Le Sergent Pernitzky, le Sergent Sawyer et le Caporal Newton ont également témoigné qu'il était interdit d'utiliser des véhicules des FC à des fins personnelles. Seul le M 1 Bradt a témoigné qu'un tel usage personnel était autorisé. Le tribunal a déjà déclaré qu'il ne croit pas l'explication donnée par le M 1 Bradt pour justifier son utilisation du camion de la section ce jour-là. Il conclut que les témoignages admis par le tribunal prouvent hors de tout doute raisonnable que le M 1 Bradt a délibérément utilisé un véhicule de la section pour se rendre chez lui ce jour-là, et que cette utilisation n'avait pas été autorisée par un supérieur et n'était pas permise aux termes de la politique de l'unité. Fait aggravant, le M 1 Bradt a ordonné au Caporal Newton de l'accompagner afin d'avoir de l'aide pour charger et décharger les aliments et les copeaux de bois, et pour ramener le camion au CEDH.

 

[.]

 

Je vais maintenant aborder le quatrième élément de cette infraction, à savoir si l'accusé a manqué aux normes de responsabilité et de conduite que lui impose la nature de sa charge ou de son emploi. Aux termes du Chapitre 5 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC), un militaire du rang doit connaître, observer et faire respecter la Loi sur la Défense nationale, la Loi sur la protection de l'information, les ORFC, ainsi que tous les autres règlements, règles, ordres et directives se rapportant à l'exercice de ses fonctions. Les militaires du rang doivent également promouvoir le bien-être, l'efficacité et l'esprit de discipline de tous leurs subordonnés, et assurer le soin et l'entretien convenables de tous les biens publics et biens non publics qui relèvent de leur autorité et en empêcher le gaspillage. À titre de maître de 1re classe responsable de la section du service d'alimentation, il était chargé du soin et de l'entretien convenables du véhicule et du matériel de cette section. Il était également responsable du bien-être et de l'esprit de discipline de ses subordonnés.

 

En ce qui a trait au deuxième chef d'accusation, la politique interdisant l'utilisation des véhicules des FC à des fins personnelles était bien connue au sein du groupe. La norme de responsabilité et de conduite est évidente, dans la mesure où il est tenu de s'acquitter des devoirs et responsabilités énumérés au Chapitre 5 des ORFC, ainsi que des devoirs et responsabilités additionnels de tout militaire du rang (supérieur) qui commande des subordonnés. Il devait observer et faire respecter la politique sur l'utilisation des véhicules des FC. Il a manqué à cette norme de responsabilité quand il s'est servi d'un véhicule des FC pour son propre bénéfice et quand il a ordonné à un subordonné de l'accompagner après les heures de travail pour que ce dernier ramène le véhicule au CEDH.

 

En ce qui a trait au quatrième chef d'accusation, chacun sait que les activités accomplies durant les heures de travail doivent servir à l'organisation qui en fin de compte verse un salaire en contrepartie de ces heures de travail. Chaque militaire sait qu'il doit accomplir des tâches militaires durant ses heures de travail; cela relève du sens commun. À titre de dirigeant de la section du service d'alimentation, le M 1 Bradt était responsable de l'utilisation efficace des ressources affectées à sa section en vue d'accomplir les tâches assignées à cette section. Cela englobe le personnel assigné à la section du service de l'alimentation. Il a manqué à cette responsabilité quand il a demandé au personnel de couper son bois de chauffage pour son propre bénéfice durant les heures de travail le 23 mars 2007.

 

[22] En ce qui a trait à l'obligation de prouver que la conduite de l'accusé représentait un écart grave et marqué par rapport aux normes qu'il était censé observer, le juge militaire a écrit :

[traduction]

Je vais maintenant aborder le cinquième élément de l'accusation, à savoir si la conduite de l'accusé représentait un écart grave et marqué par rapport aux normes que serait censé observer quiconque occuperait le poste de confiance de l'accusé.

 

Relativement au deuxième chef d'accusation, il semblait clair à tous les témoins sauf au M 1 Bradt qu'il était interdit d'utiliser les véhicules des FC à des fins personnelles, à moins d'obtenir une autorisation préalable. Des utilisations qui relèveraient du sens commun, telles qu'un arrêt à la banque ou tout autre arrêt rapide pendant un déplacement officiel, seraient acceptables. L'utilisation d'un véhicule des FC pour assister à une formation à Borden serait jugée acceptable dans certaines circonstances, avec l'autorisation appropriée. L'utilisation d'un véhicule des FC pour rentrer à la maison après le travail sans avoir obtenu l'autorisation requise et sans explication raisonnable constitue un écart grave et marqué par rapport aux normes que serait censé observer quiconque occuperait le poste de confiance de l'accusé. Il faut que le public ait confiance que les militaires n'utiliseront les véhicules des FC que pour leurs tâches officielles, et non comme s'il s'agissait de leurs propres biens.

 

Relativement au quatrième chef d'accusation, le M 1 Bradt a témoigné qu'il y avait quatre personnes qui devaient accomplir le travail de 10 à 12 personnes. Le Sergent Pernitzky, le Sergent Sawyer et le Caporal Newton ont tous témoigné qu'ils étaient très occupés en mars 2007. Dans de telles circonstances, le M 1 Bradt devait s'assurer que son personnel se consacrait aux nombreuses tâches qu'il avait à mener à bien à l'époque. Demander à ses subordonnés d'accomplir une tâche telle que couper du bois de chauffage pour le bénéfice d'un supérieur durant les heures de travail est un écart grave et marqué par rapport aux normes que serait censé observer quiconque occuperait le poste de confiance de l'accusé. Encore une fois, il faut que le public ait confiance que les Forces canadiennes affecteront le personnel uniquement à des activités officielles et aux fins de l'intérêt public, et non pour le bénéfice personnel des supérieurs.

 

[23] Pour ce qui est du septième chef d'accusation, le juge militaire a conclu que la poursuite n'avait pas établi un des éléments de l'infraction, soit présenter une preuve du préjudice au bon ordre et à la discipline découlant de la conduite répréhensible. Le juge militaire a écrit :

[traduction]

La preuve du préjudice peut être déduite des circonstances si la preuve montre clairement qu'un préjudice s'est produit comme conséquence naturelle d'un fait prouvé. La norme de preuve est celle de la preuve hors de tout doute raisonnable.

 

Il n'y a pas de définition du terme « préjudice » dans les ORFC ou la Loi sur la défense nationale. Selon les ORFC, dans de telles situations, il faut se reporter au sens indiqué dans le Concise Oxford Dictionary [s'il s'agit d'un texte anglais, ou dans Le Petit Robert s'il s'agit d'un texte français]. La définition de « préjudice » est la suivante : « Perte d'un bien, d'un avantage par le fait d'autrui; acte ou événement nuisible aux intérêts de quelqu'un et le plus souvent contraire au droit, à la justice ».

 

La poursuite n'a pas présenté au tribunal de preuve attestant du préjudice causé par les actions du M 1 Bradt. Elle a mentionné au tribunal que la section était très occupée, que les membres de la section n'avaient pas tiré de plaisir ou de bénéfice de l'après-midi consacré à la coupe de bois. La poursuite n'a pas présenté de preuve d'un préjudice causé à la section ou à l'unité en raison de la conduite de l'accusé.

 

La poursuite ne peut se contenter de présenter une peine imposée par une cour martiale permanente à la suite d'un plaidoyer de culpabilité et présumer qu'une autre cour martiale acceptera cette décision à titre de preuve d'un préjudice ou de précédent concernant la question du préjudice. La décision d'une cour martiale concernant l'imposition d'une peine ne lie aucunement toute autre cour martiale. L'affirmation que ce chef d'accusation est un « chef d'accusation fourre-tout » n'est d'aucune aide au tribunal. Il faut présenter des éléments de preuve pour établir un élément essentiel de l'infraction.

 

Je conclus que la poursuite n'a pas présenté au tribunal les éléments de preuve requis qui mèneraient le tribunal à la conclusion qu'un préjudice s'est produit comme conséquence naturelle du fait prouvé. Je conclus que la poursuite n'a pas démontré ce dernier élément de l'infraction hors de tout doute raisonnable.

 

Examen des questions soulevées dans le cadre de l'appel

a) Le juge militaire a-t-il commis une erreur en concluant que la poursuite avait prouvé hors de tout doute raisonnable que l'appelant avait manqué aux normes de responsabilité et de conduite imposées par la nature de sa charge ou de son emploi?

 

(i) Deuxième chef d'accusation

[24] L'appelant soutient s'être servi du camion parce que son subordonné et lui prévoyaient partir de chez l'appelant le lendemain pour une affectation temporaire à la BFC Petawawa. En procédant ainsi, il espérait partir pour la BFC Petawawa le lendemain sans avoir à revenir au CEDH pour y récupérer un véhicule. À son avis, il s'agissait d'une utilisation raisonnable du camion.

 

[25] L'appelant soutient également que le juge militaire n'a pas clairement mentionné sur quels éléments de preuve il se fondait pour conclure que cet élément de l'infraction d'abus de confiance avait été établi.

 

[26] Tel que souligné ci-dessus, l'appelant ne conteste pas directement les conclusions quant à la crédibilité tirées par le juge militaire. L'argument de l'appelant ne tient aucunement compte de la conclusion du juge militaire selon laquelle il n'était pas un témoin crédible. Aucune preuve n'a été présentée pour corroborer le témoignage de l'appelant selon lequel il devait se rendre à la BFC Petawawa. Son subordonné n'avait pas de souvenir précis qu'un tel déplacement était prévu, ni que le but du trajet à la ferme de l'appelant était de faciliter un déplacement à la BFC Petawawa. Le subordonné n'a pas été contre-interrogé au sujet d'une invitation à passer la nuit chez l'appelant, un événement dont il se serait vraisemblablement souvenu.

 

[27] La preuve admise par le juge militaire n'appuie pas l'argument de l'appelant selon lequel son utilisation du camion était raisonnable et acceptable.

 

[28] Contrairement à la deuxième affirmation de l'appelant, le juge militaire a en fait clairement mentionné sur quels éléments de preuve il se fondait pour conclure qu'il y avait eu un manquement aux normes de responsabilité et de conduite. Les passages pertinents des motifs du juge militaire sont cités au paragraphe 21 ci-dessus.

 

(ii) Quatrième chef d'accusation

[29] L'appelant soutient que, dans l'exercice de ses fonctions, il a organisé une journée de plein air pour développer l'esprit d'équipe. Il soutient que même si, avec le recul, il se rend compte que la séance de coupe de bois était [traduction] « assez "gauche" » et [traduction] « un événement manifestement inapproprié », il s'agissait d'un manque de jugement. L'appelant fait valoir que sa conduite ne devrait pas être perçue comme un abus de confiance.

 

[30] Encore une fois, l'argument de l'appelant ne tient aucunement compte de la conclusion quant à sa crédibilité tirée par le juge militaire et, en particulier, du rejet explicite du témoignage de l'appelant selon lequel il se souciait avant tout de son personnel. Les conclusions incontestées du juge militaire n'appuient pas l'argument avancé par l'appelant.

 

b) Le juge militaire a-t-il commis une erreur en concluant que la poursuite avait prouvé hors de tout doute raisonnable que la conduite de l'appelant représentait un écart grave et marqué par rapport aux normes qu'il était censé observer?

[31] L'appelant fait valoir que même si la conduite mise en cause représente un écart grave et marqué par rapport aux normes qu'il est censé observer, il faut également que la Cour soit convaincue que l'appelant a agi avec l'intention d'user de sa charge publique dans un but autre que l'intérêt public. Il se fonde sur l'arrêt Boulanger de la Cour suprême du Canada.

 

[32] L'appelant soutient que le juge militaire a commis une erreur en concluant que l'intention coupable avait été établie, car il n'avait aucunement l'intention d'user de sa charge publique dans un but autre que l'intérêt public. Quand il a pris le camion pour rentrer chez lui, son intention était de s'en servir à des fins professionnelles le lendemain matin. Quand il a organisé la séance de coupe de bois, son intention était d'améliorer le moral du personnel.

 

[33] De plus, l'appelant soutient que, tel que souligné au paragraphe 52 de l'arrêt Boulanger, les erreurs de jugement n'entraînent pas la culpabilité criminelle.

 

[34] Aux paragraphes 56 et 57 de l'arrêt Boulanger, la Cour suprême a expliqué que, en ce qui a trait à l'infraction d'abus de confiance par un fonctionnaire public, l'intention coupable réside dans l'intention d'user de sa charge publique dans un but autre que l'intérêt public. L'intention coupable s'infère des circonstances.

 

[35] Encore une fois, les arguments de l'appelant se fondent sur l'acceptation de sa version des événements. Toutefois, le juge militaire a rejeté le témoignage de celui-ci.

 

[36] Le juge militaire a conclu que l'utilisation du camion par l'appelant n'avait servi aucun intérêt public et que ce dernier avait utilisé le camion [traduction] « à ses fins personnelles et non pour l'intérêt public ». Il a ensuite conclu que l'appelant avait fait preuve de malhonnêteté en faisant faire la coupe de bois parce qu'il n'avait pas avisé ses supérieurs de cette activité. De plus, l'appelant [traduction] « a usé de sa charge à titre d'officier de cuisine pour ordonner aux membres de sa section de couper son bois de chauffage pendant les heures normales de travail. Il est le seul à avoir tiré bénéfice de cette activité, [.]. À la lumière des témoignages admis par le tribunal, il est clair que le M 1 Bradt a délibérément usé de sa charge à des fins autres que l'intérêt public. »

 

[37] Les conclusions de fait tirées par le juge militaire appuient l'inférence que l'appelant a délibérément usé de sa charge à son propre avantage et non aux fins de l'intérêt public. À la lumière de l'explication de l'intention coupable dans l'arrêt Boulanger, l'appelant n'a pas démontré que le juge militaire a commis une erreur.

 

 

 

c) La déclaration de culpabilité était-elle déraisonnable?

[38] Pendant la plaidoirie, l'avocat de l'appelant a confirmé que l'appel reposait uniquement sur les erreurs alléguées dans les deux premiers motifs d'appel. Étant donné que j'ai rejeté ces deux motifs, il n'y a rien d'autre à examiner relativement au présent motif d'appel.

 

Examen de la question soulevée dans le cadre de l'appel incident

a) Le juge militaire a-t-il commis une erreur en concluant que la poursuite n'avait pas prouvé hors de tout doute raisonnable que la conduite de l'appelant était préjudiciable au bon ordre et à la discipline?

 

[39] Le septième chef d'accusation a été porté en vertu de l'article 129 de la Loi. Les paragraphes 129(1) et (2) sont rédigés comme suit :

129 (1) Tout acte, comportement ou négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline constitue une infraction passible au maximum, sur déclaration de culpabilité, de destitution ignominieuse du service de Sa Majesté.

 

(2) Est préjudiciable au bon ordre et à la discipline tout acte ou omission constituant une des infractions prévues à l'article 72, ou le fait de contrevenir à :

 

(a) une disposition de la présente loi;

 

b) des règlements, ordres ou directives publiés pour la gouverne générale de tout ou partie des Forces canadiennes;

 

 

c) des ordres généraux, de garnison, d'unité, de station, permanents, locaux ou autres.

129 (1) Any act, conduct, disorder or neglect to the prejudice of good order and discipline is une infraction and every person convicted thereof is liable to dismissal with disgrace from Her Majesty's service or to less punishment.

 

 

(2) An act or omission constituting une infraction en vertu de section 72 or a contravention by any person of

 

(a) any of the provisions of this Act,

 

 

(b) any regulations, orders or instructions published for the general information and guidance of the Canadian Forces or any part thereof, or

 

(c) any general, garrison, unit, station, standing, local or other orders,

is an act, conduct, disorder or neglect to the prejudice of good order and discipline.

 

[40] L'appelant a été accusé en vertu du paragraphe 129(1) de la Loi. Il s'ensuit que la poursuite ne pouvait se fonder sur la disposition déterminative contenue dans le paragraphe 129(2) de la Loi. La poursuite devait plutôt soit prouver un préjudice réel, soit convaincre le tribunal qu'il devait tirer une inférence de préjudice à partir des éléments de preuve établis.

 

[41] Essentiellement, l'appel incident affirme que le juge militaire a commis une erreur en ne tirant pas une inférence de préjudice sur la base des conclusions de faits qui, selon le juge militaire, justifiaient les déclarations de culpabilité sur les deuxième et quatrième chefs d'accusation.

 

[42] Le juge militaire, citant la décision de la Cour dans R. c. Jones, [2002] C.M.A.J. no 11, a souligné avec raison que la preuve du préjudice peut être déduite des circonstances si la preuve démontre clairement qu'un préjudice s'est produit comme conséquence naturelle d'un fait prouvé. Comme le reflète le passage cité au paragraphe 23 ci-dessus, le juge militaire a ensuite examiné la preuve, mais a conclu qu'on ne lui avait pas présenté [traduction] « les éléments de preuve requis qui mèneraient le tribunal à la conclusion qu'un préjudice s'est produit comme conséquence naturelle du fait prouvé ».

 

[43] Pendant la plaidoirie, l'avocate de l'intimée a convenu, à titre de question de droit, que la preuve justifiant une déclaration de culpabilité pour abus de confiance ne justifierait pas toujours une déclaration de culpabilité pour conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline. Il s'agit d'une inférence de fait que le juge de première instance sera appelé à tirer dans chaque cause. Ainsi, la Cour ne peut intervenir que si l'inférence de fait que le juge de première instance a tirée, ou n'a pas tirée, était manifestement erronée, non étayée par la preuve ou par ailleurs déraisonnable. Voir : R. c. Clark, [2005] 1 R.C.S. 6, paragraphe 9.

 

[44] Le juge militaire a conclu que la conduite de l'appelant représentait un écart grave et marqué par rapport aux normes qu'il était censé observer. Toutefois, il n'a pu conclure qu'un préjudice au bon ordre et à la discipline était la conséquence naturelle de cette conduite. Il n'a pas été démontré en quoi cette conclusion était manifestement erronée ou déraisonnable.

 


Conclusion

[45] Pour ces motifs, je rejetterais à la fois l'appel et l'appel incident.

 

 

 

« Eleanor R. Dawson »

j.c.a.

 

 

Je suis d'accord.

 

« Carolyn Layden-Stevenson »

j.c.a.

 

 

Je suis d'accord.

« J. Douglas Cunningham »

j.c.a.

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

COUR D'APPEL DE LA COUR MARTIALE DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER : CACM-527

 

INTITULÉ : M 1 B.P. BRADT

c.

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE : OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE : LE 5 MARS 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT : LA JUGE DAWSON

 

Y ONT SOUSCRIT : LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

LE JUGE CUNNINGHAM

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT : LE 16 MARS 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Michel Drapeau POUR L'APPELANT

Zorica Guzina

 

Lieutenant-colonel Marylène Trudel POUR L'INTIMÉE

Major Benoit McMahon

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cabinet juridique Michel Drapeau POUR L'APPELANT

Ottawa (Ontario)

 

Service canadien des poursuites POUR L'INTIMÉE

Militaires

Ottawa (Ontario)

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