Cour d'appel de la cour martiale

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Date : 20110602

Dossier : CMAC-539

Référence : 2011 CACM 2

 

CORAM : LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE DESCHÊNES

LE JUGE COURNOYER

 

ENTRE :

CAPORAL ALEXIS LEBLANC

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

 

 

 

 

 

 

Audience tenue à Québec (Québec), le 29 avril 2011.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 2 juin 2011.

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE LÉTOURNEAU

Y ONT SOUSCRIT : LE JUGE DESCHÊNES

LE JUGE COURNOYER


Date : 20110602

Dossier : CMAC-539

Référence : 2011 CACM 2

 

CORAM : LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE DESCHÊNES

LE JUGE COURNOYER

 

ENTRE :

CAPORAL ALEXIS LEBLANC

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE LÉTOURNEAU

 

Les questions en litige

 

[1]               L'appelant fut accusé et trouvé coupable en vertu de l'article 124 de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, ch. N-5 (Loi) d'avoir exécuté négligemment une tâche militaire qui lui était confiée.

 

[2]               Sa déclaration de culpabilité fut prononcée le 5 février 2010 par le juge Perron (juge), alors président de la cour martiale permanente saisie de la cause. Ce même jour, l'appelant fut condamné à payer une amende de 500 $.

 

[3]               Il interjette appel de la légalité du verdict de culpabilité ainsi que de la décision du juge rejetant sa requête pour faire déclarer inconstitutionnelle la cour martiale permanente telle que constituée en vertu des articles 173 et 174 de la Loi. L'inconstitutionnalité, fut-il allégué en cour martiale, proviendrait du fait que les juges militaires sont nommés pour un terme de cinq ans renouvelable et que ce processus de nomination n'offre pas les garanties institutionnelles d'indépendance mandatées par la Charte canadienne des droits et libertés (Charte) en ce qu'il viole l'alinéa 11d) de la Charte qui confère à un accusé le droit d'être jugé par un tribunal impartial et indépendant.

 

[4]               L'appelant sollicitait du juge une déclaration d'inconstitutionnalité du paragraphe 165.21(2) et d'inopérabilité du paragraphe 165.21(3) de la Loi. Comme corollaire, il réclamait, au motif qu'ils n'ont pas de fondement législatif, que soient déclarés invalides et inopérants les articles 101.15, 101.16 et 101.17 des Ordonnances et Règlements Royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC) tels que modifiés par le décret P.C. 2008-0548 du 11 mars 2008.

 

[5]               Enfin, il demandait comme remède individuel un arrêt des procédures prises contre lui.

 

[6]               Pour les motifs qui suivent, je répondrais par l'affirmative à son allégation que le processus de nomination des juges militaires pour un mandat de cinq ans renouvelable viole les garanties de l'alinéa 11d) de la Charte. Cependant, je rejetterais sa demande d'arrêt des procédures et son appel à l'encontre du verdict de culpabilité. Mais auparavant s'impose un bref sommaire des faits et des circonstances entourant l'infraction ainsi que des faits constitutionnels à la source du litige.

 

Les faits et les circonstances entourant la commission de l'infraction et les faits constitutionnels à la source du litige

 

a) Les faits et les circonstances entourant la commission de l'infraction

 

[7]               L'infraction reprochée à l'appelant fut commise le 19 octobre 2008, vers les 11 heures. Avec d'autres militaires, il avait la tâche d'assurer la protection des aéronefs CF-18 à la Base des Forces canadiennes de Bagotville au Québec. Ces appareils étaient en état d'alerte pour le Sommet de la Francophonie qui se tenait dans la ville de Québec.

 

[8]               La surveillance s'effectuait de la façon suivante. Un groupe contrôlait l'accès à la base et deux équipes surveillaient les aéronefs qui étaient sur le tarmac. L'appelant faisait partie de l'une de ces deux équipes.

 

[9]               L'appelant et le caporal Tremblay faisaient le guet à partir d'un camion stationné près du hangar numéro 7. L'appelant occupait le siège du passager, son compagnon celui du conducteur. Ils étaient chacun en possession d'une carabine C-7 avec munitions au soutien. Les armes se trouvaient sur la banquette arrière du camion.

 

[10]           Le caporal Tremblay quitta le camion pour se rendre à la toilette sise dans le hangar. Son absence dura environ cinq minutes. Pendant ce temps, le sergent Campbell, qui était seul dans son camion, s'est approché de celui dans lequel se trouvait l'appelant. Il s'est arrêté en parallèle à la hauteur de ce dernier, du côté de l'appelant.

 

[11]           À son retour à son camion, le caporal Tremblay a ouvert la porte du conducteur. Il a alors informé l'appelant que le sergent Campbell qui se trouvait à côté désirait lui parler.

 

[12]           Les sergents Campbell et Langlois furent appelés comme témoins de la poursuite. L'appelant et son compagnon, le caporal Tremblay, ont témoigné en défense. Au terme de l'audition, le juge a retenu comme preuve que l'appelant « était assis dans une position inclinée et qu'il avait les yeux fermés pour une période d'au moins 10 secondes » : voir dossier d'appel, vol. 1, à la page 148. Il a conclu que l'appelant « n'était pas vigilant au moment où le sergent Campbell s'est arrêté près de son véhicule jusqu'au moment où le caporal Tremblay a ouvert sa portière » : ibidem. Il a ensuite statué que la tâche confiée à l'appelant s'effectuait dans un contexte opérationnel et, du fait que ce dernier se trouvait seul dans le véhicule à ce moment-là, son manque de vigilance représentait un écart marqué par rapport à la norme de diligence qu'on attendait de lui dans l'exécution de sa tâche de surveillance des aéronefs : ibidem, à la page 149. De là le verdict de culpabilité et la sentence.

 

b) Les faits constitutionnels à la source du litige

 

[13]           L'article 165.21 de la Loi prévoit que les juges militaires sont nommés pour des mandats de cinq ans, renouvelable sur recommandation d'un comité d'enquête établi par règlement du gouverneur en conseil. Il se lit :

 

Juges militaires

 

 

Nomination

 

165.21 (1) Le gouverneur en conseil peut nommer juge militaire tout officier qui est avocat inscrit au barreau d'une province depuis au moins dix ans.

 

 

Durée du mandat et révocation

 

(2) Un juge militaire est nommé à titre inamovible pour un mandat de cinq ans, sous réserve de révocation motivée par le gouverneur en conseil sur recommandation d'un comité d'enquête établi par règlement du gouverneur en conseil.

 

 

Pouvoirs du comité d'enquête

 

(2.1) Le comité d'enquête est réputé avoir les pouvoirs d'une cour martiale.

 

Nouveau mandat

 

(3) Le mandat des juges militaires est renouvelable sur recommandation d'un comité d'examen établi par règlement du gouverneur en conseil.

 

 

 

 

Âge de la retraite

 

(4) Le juge militaire cesse d'occuper sa charge dès qu'il atteint l'âge fixé par règlement du gouverneur en conseil pour la retraite.

Military Judges

 

 

Appointment

 

165.21 (1) The Governor in Council may appoint officers who are barristers or advocates of at least ten years standing at the bar of a province to be military judges.

 

Tenure of office and removal

 

(2) A military judge holds office during good behaviour for a term of five years but may be removed by the Governor in Council for cause on the recommendation of an Inquiry Committee established under regulations made by the Governor in Council.

 

Powers of Inquiry Committee

 

(2.1) The Inquiry Committee is deemed to have the powers of a court martial.

 

Re-appointment

 

(3) A military judge is eligible to be re-appointed on the expiry of a first or subsequent term of office on the recommendation of a Renewal Committee established under regulations made by the Governor in Council.

 

Retirement age

 

(4) A military judge ceases to hold office on reaching the retirement age prescribed by the Governor in Council in regulations.

 

 

Durant leur terme de cinq ans, les juges sont inamovibles, sous réserve de révocation motivée par le gouverneur en conseil.

 

[14]           Selon l'appelant, le fait que les mandats soient de courte durée ainsi que le fait qu'ils puissent être renouvelés compromettent le degré d'inamovibilité requis par la Charte pour qu'un juge militaire puisse constitutionnellement présider une cour martiale permanente. Une personne pourrait raisonnablement croire, dit-il, qu'un juge militaire puisse être amené à rendre des décisions qui augmentent les chances de renouvellement de son mandat ou ne les compromettent pas, ou qui peuvent lui attirer les bonnes grâces de l'exécutif si jamais son mandat n'était pas renouvelé.

 

[15]           Je reproduis les articles 101.15 à 101.17 des ORFC qui décrivent le mécanisme et le processus de renouvellement des mandats :

 

 

 

 

 

Section 3 - Renouvellement du mandat des juges militaires

 

 

101.15 - COMITÉ D'EXAMEN

 

Est établi, pour l'application du paragraphe 165.21(3) de la Loi sur la défense nationale, un comité d'examen constitué d'un seul membre, soit le juge en chef de la Cour d'appel de la cour martiale. (11 mars 2008)

 

(G) (P.C. 2008-0548 du 11 mars 2008)

 

 

 

 

101.16 - AVIS DU JUGE MILITAIRE

 

Le juge militaire qui souhaite voir son mandat renouvelé en avise le comité d'examen et le ministre au plus tôt six mois et au plus tard deux mois avant la fin du mandat. (11 mars 2008)

 

(G) (P.C. 2008-0548 du 11 mars 2008)

 

 

 

101.17 - RECOMMANDATION DU COMITÉ D'EXAMEN

 

(1) Une fois avisé suivant l'article 101.16 (Avis du juge militaire), le comité d'examen présente au gouverneur en conseil, avant la fin du mandat du juge militaire en cause, sa recommandation quant au renouvellement du mandat en question. (11 mars 2008)

 

 

 

(2) Le comité d'examen ne tient pas compte dans sa recommandation des décisions rendues par le juge militaire en cause. (11 mars 2008)

 

(G) (P.C. 2008-0548 du 11 mars 2008)

Section 3 - Reappointment of Military Judges

 

101.15 - ESTABLISHMENT OF RENEWAL COMMITTEE

 

For the purpose of subsection 165.21(3) of the National Defence Act there is hereby established a committee to be known as the Renewal Committee consisting of one person, being the Chief Justice of the Court Martial Appeal Court. (11 March 2008)

 

(G) (P.C. 2008-0548 of 11 March 2008)

 

101.16 - NOTIFICATION BY MILITARY JUDGE

 

A military judge seeking reappointment shall notify the Renewal Committee and the Minister not earlier than six months, and not later than two months, prior to the expiration of the military judge's appointment. (11 March 2008)

 

(G) (P.C. 2008-0548 of 11 March 2008)

 

101.17 - RECOMMENDATION BY RENEWAL COMMITTEE

 

(1) The Renewal Committee shall, upon receipt of notification under article 101.16 (Notification by Military Judge) and before the expiration of the appointment of the military judge concerned, make a recommendation to the Governor in Council concerning the renewal of the appointment of the military judge. (11 March 2008)

 

 

(2) In making its recommendation the Renewal Committee shall not consider the record of judicial decisions of the military judge concerned. (11 March 2008)

 

(G) (P.C. 2008-0548 of 11 March 2008)

 

 

L'historique des litiges relatifs à la validité constitutionnelle des mandats à terme renouvelables des juges militaires

 

 

[16]           La problématique qui sous-tend la question constitutionnelle dans le présent appel n'est pas nouvelle. Elle a fait l'objet de décisions contradictoires en cour martiale et de questionnement devant notre Cour.

 

[17]           Dans les arrêts R. c. Edwards, [1995] C.M.A.J. No. 10 et R. c. Lauzon, [1998] C.M.A.J. No. 5, 18 C.R. (5e éd.) 288, notre Cour a conclu que les mandats à terme, avec protection contre l'ingérence de l'exécutif pendant la période du terme, rencontraient les exigences de l'inamovibilité, et que le principe du renouvellement de ces mandats pour les juges militaires n'enfreignait pas les exigences de l'indépendance institutionnelle si « le processus de renouvellement était assorti de garanties importantes et suffisantes pour assurer que la Cour et le juge militaire en question soient à l'abri de pressions du pouvoir exécutif pouvant influer sur le sort des décisions à venir » : Lauzon, précité, au paragraphe 27.

 

[18]           La question fît à nouveau l'objet d'examens minutieux par le juge militaire en chef Dutil dans les arrêts R. c. Nguyen, 2005 CM 57; R c. Lasalle, 2005 CM 46; R. c. Joseph, 2005 CM 41; R. c. Hoddinott, 2006 CM 24; R. c. Middlemis, 2008 CM 1025; et R. c. Semrau, 2010 CM 1004.

 

[19]           Essentiellement, le juge militaire en chef s'est demandé si les nombreux changements apportés à la Loi depuis les arrêts Edwards et Lauzon, précités, et R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, lesquels ont eu un impact important, dit-il, sur la fonction de juge militaire, n'avaient pas eu pour effet de miner les garanties d'inamovibilité des juges militaires au point de ne plus rencontrer les exigences de la Charte.

 

[20]           Après avoir fait une revue détaillée des modifications apportées à la Loi et à l'organisation de la justice militaire, il conclut ainsi au paragraphe 65 de l'arrêt Nguyen :

 

[65] La nature des fonctions et le rôle accru du juge militaire tel qu'il ressort clairement des dispositions législatives et réglementaires en vigueur font en sorte qu'un mandat fixe ne respecte plus les exigences minimales de l'article 11d) de la Charte, dans le contexte de la justice militaire et de l'évolution du droit en matière d'indépendance judiciaire. Cette Cour est convaincue qu'une personne raisonnable et sensée, informée des dispositions législatives pertinentes, de leur historique et des traditions les entourant, après avoir envisagé la question de façon réaliste et pratique - et après l'avoir étudiée en profondeur - , conclurait qu'un juge militaire nommé à titre inamovible pour un mandat de cinq ans et qui préside une cour martiale permanente - ou toute autre cour martiale - ne jouit pas d'une inamovibilité suffisante à lui permettre de juger les affaires qui lui sont soumises sur le fond sans intervention d'aucune personne de l'extérieur dans la façon dont le juge mène l'affaire et rend sa décision. La Cour conclut sur la foi de l'ensemble de la preuve déposée devant cette cour que cette violation n'a pas été justifiée dans le cadre de l'examen fondé sur l'article premier de la Charte.

 

 

 

[21]           Plus loin, au paragraphe 68, il dira que la « nomination d'un juge militaire pour un mandat d'une durée fixe renouvelable ne tient pas suffisamment compte de l'accroissement du statut et des pouvoirs conférés aux juges militaires sous la législation actuelle et dans le cadre d'une société canadienne moderne ».

 

[22]           Afin de maintenir l'intégrité du système de justice pénale militaire ainsi qu'une cour martiale indépendante et impartiale, le juge militaire en chef a eu recours à la méthode de dissociation. Il a maintenu en force l'article 165.21, mais a retranché du paragraphe 165.21(2) de la Loi les mots « pour un mandat de cinq ans ». Il a déclaré inopérant le paragraphe 165.21(3) de la Loi, qui permet le renouvellement des mandats, et apporté les modifications de concordance nécessaires aux articles pertinents des ORFC pour remédier à leur inconstitutionnalité. Ces derniers, je le rappelle, prévoient le mécanisme dudit renouvellement.

 

[23]           Le juge Lamont dans les arrêts R. c. Parsons, 2005 CM 16 et R. c. Wilcox, 2009 CM 2006 s'en est remis à la règle du stare decisis. Il a appliqué les conclusions et les principes énoncés par notre Cour dans l'affaire Lauzon ce qui l'a amené à conclure à la constitutionnalité des mandats de cinq ans renouvelables.

 

[24]           Le juge Lamont a cependant estimé dans l'affaire Parsons que le mécanisme de renouvellement des mandats des juges militaires n'offrait pas les garanties importantes et suffisantes pour répondre à la norme d'indépendance et d'inamovibilité imposée par l'alinéa 11d) de la Charte. Il a statué que les articles 101.15 et 101.17 des ORFC violaient l'alinéa 11d). Conséquemment, il a déclaré que les paragraphes 101.15(2), (3) et 101.17(2) des ORFC qui traitaient de la structure du Comité d'examen et des facteurs sur lesquels le Comité doit se fonder pour un renouvellement du mandat d'un juge militaire n'avaient pas force de loi : voir sa décision aux paragraphes 130 et 131.

 

[25]           Les affaires Parsons et Dunphy furent portées en appel par les accusés : voir R. c. Dunphy, 2007 CMAC 1. Dans un appel incident, la poursuite a contesté la déclaration selon laquelle il y avait eu violation de l'alinéa 11d) de la Charte. Notre Cour a souscrit à l'opinion du juge Lamont qu'il y avait, de fait, eu violation de l'alinéa 11d) : voir le paragraphe 1 de la décision.

 

[26]           En ce qui a trait à la déclaration d'invalidité des paragraphes 101.15(2) et (3) et 101.17(2) des ORFC, notre Cour a offert un certain nombre d'observations sur la question des mandats à terme renouvelables et indiqué que le temps était venu de réexaminer l'arrêt Lauzon rendu en 1998. Aux paragraphes 14 à 23, elle écrit :

 

[14] À supposer que notre décision quant aux appels n'ait pas rendu théorique l'appel incident et que nous en soyons régulièrement saisis, nous offrons les observations suivantes.

 

[15] Le critère qu'il faut appliquer pour déterminer s'il y a inamovibilité d'un juge militaire est objectif. Une personne sensée et raisonnable, informée des dispositions légales pertinentes, de leur historique et des traditions les entourant, après avoir envisagé la question de façon réaliste et pratique - et après l'avoir étudiée en profondeur - conclurait-elle que le juge militaire qui préside une cour martiale est en mesure de statuer sur le fond de l'affaire qui lui est présentée sans interférence externe quant à la façon dont il mène l'affaire et rend sa décision? Voir R. c. Valente, [1985] 2 R.C.S. 673, aux paragraphes 12, 13 et 22; R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, au paragraphe 57.

 

[16] Dans l'arrêt R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, au paragraphe 86, le juge en chef Lamer a déclaré :

 

Les officiers qui occupent la charge de juge militaire font partie des Forces armées et ne voudront probablement pas voir compromises leurs chances d'avancement dans le service. Il ne serait donc pas raisonnable d'exiger un système dans lequel les juges militaires seraient nommés jusqu'à l'âge de la retraite.

 

[17] Par la suite, dans l'arrêt R. c. Lauzon, [1998] A.C.A.C. no 5, au paragraphe 27, la Cour a conclu :

 

À notre avis, le fait que l'affectation d'un officier à un poste de juge militaire soit renouvelable ne conduit pas nécessairement à une conclusion d'absence d'indépendance institutionnelle si ce processus de renouvellement est assorti de garanties importantes et suffisantes pour assurer que la cour et le juge militaire en question soient à l'abri de pressions du pouvoir exécutif pouvant influer sur le sort des décisions à venir.

 

[18] Il est temps de réexaminer cette décision.

 

[19] La preuve présentée au juge militaire démontre que la raison d'être des arrêts Généreux, précité, et Lauzon, précité, n'existe plus. Il n'est plus vrai qu'une affectation à un poste de juge militaire n'est qu'une simple étape dans la carrière d'un avocat militaire, ni que les juges militaires veulent nécessairement maintenir leurs liens avec les Forces canadiennes pour conserver leurs chances d'avancement. Un juge militaire ne reçoit pas de Rapport d'évaluation de rendement, qui est nécessaire pour l'avancement professionnel. De plus, un juge militaire pourrait retourner à la chaîne de commandement et se trouver sous les ordres d'une personne contre qui il a déjà rendu un jugement. Le retour au service militaire régulier entraînerait aussi une importante perte financière.

 

[20] Avec les années, la cour martiale, quelles que soient ses différentes appellations, a beaucoup changé. Pour la cour martiale générale, le juge militaire n'est plus un conseiller; il a maintenant un rôle semblable à celui d'un juge d'un tribunal civil; c'est encore plus le cas pour la cour martiale permanente comme celles qui ont rendu les décisions faisant l'objet du présent appel.

 

[21] Même si les O.R.R. prévoient certains facteurs dont le comité d'examen doit tenir compte, et d'autres qu'il doit écarter, il est clair que la décision du comité ne se limite pas à ces facteurs. Indépendamment du manque de transparence qui en découle, les articles en question ne constituent pas des contraintes réglementaires suffisantes qui puissent éliminer les préoccupations au sujet de l'inamovibilité. Comme l'ancien juge en chef Lamer l'a fait remarquer dans son dernier rapport, à la page 1406 du dossier d'appel, volume VII : « [...] il n'existe pas actuellement de garanties institutionnelles protégeant un juge militaire dont le mandat ne sera pas renouvelé contre une crainte raisonnable de partialité ».

 

[22] Il a conclu son rapport en recommandant que les juges militaires soient nommés à titre inamovible jusqu'à leur retraite des Forces canadiennes, sous réserve uniquement de révocation motivée sur recommandation d'un comité d'enquête.

 

[23] Nous souscrivons à sa recommandation que les juges militaires soient nommés à titre inamovible jusqu'à leur retraite, sous réserve uniquement de révocation motivée. Les lacunes que le juge militaire a dénoncées dans les jugements faisant l'objet du présent appel cesseraient de poser un problème si ces recommandations étaient suivies. Nous faisons aussi remarquer que les dispositions actuelles deviendront lettre morte si le projet de loi C-7 est adopté.

 

[Je souligne]

 

[27]           La voie est maintenant pavée pour l'analyse de la décision du juge ainsi que des prétentions des parties.

 

Analyse de la décision du juge et des prétentions des parties

 

a) La question constitutionnelle

 

[28]           En l'espèce, le juge a entériné la position prise par le juge militaire en chef que les termes « pour un mandat de cinq ans » étaient retranchés du paragraphe 165.21. Il a donc conclu qu'il possédait au plan constitutionnel l'indépendance institutionnelle et l'inamovibilité nécessaires pour présider la cour martiale et entendre la cause de l'appelant. Ce faisant, il n'a pas émis les déclarations d'invalidité constitutionnelle générales recherchées par l'appelant.

 

[29]           Le procureur de l'intimée s'oppose bec et ongles, pour utiliser son expression, à l'émission de telles déclarations. Il prétend que l'inamovibilité des juges militaires, sous réserve de révocation motivée, si elle est souhaitable, n'est pas constitutionnellement requise. Il est opportun à ce stade d'examiner brièvement l'évolution du statut et des fonctions des juges militaires ainsi que celle du concept d'indépendance judiciaire.

 

[30]           J'ai déjà cité les observations faites et les conclusions prises par notre Cour dans l'arrêt Dunphy, précité. Elles évoquent la résultante de certains changements administratifs et législatifs en matière de justice pénale militaire.

 

[31]           Je n'ai pas l'intention de reprendre en détail toute et chacune des modifications à la Loi et à l'organisation de la justice pénale militaire qui font que le rôle des juges militaires et l'importance de ce rôle au plan constitutionnel se sont accrus depuis les arrêts Généreux et Lauzon, précités. Le juge militaire en chef l'a fait abondamment et avec justesse dans les arrêts Nguyen, Middlemiss et Semrau, précités. J'y réfère avec approbation. Qu'il me soit permis d'illustrer l'ampleur de ces changements par seulement quelques exemples qui ne recoupent pas nécessairement ceux soulignés par le juge militaire en chef.

 

[32]           La réduction du nombre de cours martiales de quatre à deux, ajoutée au fait que certaines infractions sont maintenant de la compétence exclusive de la Cour martiale générale et au fait que c'est maintenant l'accusé, et non la poursuite, qui peut choisir la cour martiale où se déroulera le procès, font en sorte que les juges militaires sont appelés à jouer un rôle important au niveau des procès devant les Cours martiales générales où siège un comité de cinq membres. À cela s'ajoute la règle relativement nouvelle que la décision des membres en ce qui a trait à la culpabilité de l'accusé, à son inaptitude à subir un procès et à sa non-responsabilité pour cause de troubles mentaux ne se prend plus à la simple majorité, mais plutôt à l'unanimité : voir le paragraphe 192(2) de la Loi.

 

[33]           La Cour martiale permanente qui, avant les récentes réformes, jouissait d'une compétence limitée et de pouvoirs de sentence restreints a vu ces restrictions disparaître. Maintenant sa compétence en matière d'infractions d'ordre militaire (rationae materiae), quant au lieu de commission de l'infraction (rationae loci) et sur la personne (rationae personae) est identique à celle de la Cour martiale générale. Elle n'est plus limitée aux seuls militaires. Elle s'étend aux personnes civiles qui sont justiciables du Code de discipline militaire, ce qui n'était pas le cas auparavant : voir les articles 166, 166.1, 173 et 175 de la Loi. À ce niveau de la compétence, seul le fait que la Cour martiale permanente soit constitué par un seul juge militaire la différencie de la Cour martiale générale qui elle, tel que déjà mentionné, se compose d'un juge militaire et d'un comité de cinq membres : voir les articles 167 et 174 de la Loi.

 

[34]           Comme son homologue des cours supérieures et des cours provinciales de juridiction criminelle, le juge militaire possède le pouvoir :

 

a) d'émettre des ordonnances d'interdiction de possession d'une arme à feu (article 147.1), d'ordonner la remise (article 147.2) ou la confiscation de ces armes (article 147.3);

 

b) par dérogation au Code criminel, d'augmenter la période de temps d'emprisonnement qu'une personne doit purger avant qu'elle ne puisse être admissible à la libération conditionnelle (articles 140.3 et 140.4); et

 

c) d'émettre des mandats autorisant le prélèvement, pour analyse génétique, d'échantillons de substances corporelles (article 196.12), d'échantillons supplémentaires (article 196.24) et d'assurer par ordonnance d'interdiction l'accès à l'information relative à ces mandats (article 196.25).

 

 

Il peut imposer toute une panoplie de sentences allant jusqu'à l'emprisonnement à perpétuité et une destitution ignominieuse du service de Sa Majesté, lourde de conséquences pour l'accusé : voir l'article 139 de la Loi. Jusqu'aux modifications apportées à la Loi en 1998, il pouvait prononcer une sentence de peine capitale.

 

[35]           En définitive, nous en sommes au stade où, par le truchement de l'article 130 de la Loi, lequel incorpore au Code de discipline militaire toutes les infractions du Code criminel et des lois statutaires fédérales, les juges militaires exercent la pleine compétence des cours supérieures et provinciales de juridiction criminelle, à l'exception de celle sur le meurtre et l'homicide involontaire coupable, mais seulement lorsqu'ils sont commis au Canada, et sur l'enlèvement des enfants prévu aux articles 280 à 283 du Code criminel : voir l'article 70 de la Loi.

 

[36]           Ils sont appelés à juger des infractions les plus sérieuses de notre droit criminel ou à présider des Cours martiales générales qui, avec un comité de cinq membres que le juge militaire doit instruire en droit, ont charge de les entendre. Ces infractions incluent le meurtre et l'homicide involontaire lorsque perpétrées à l'extérieur du Canada : voir par exemple R. c. Deneault (1994), 5 CACM 182 (meurtre commis en Allemagne); R. c. Brown (1995) 5 CMAC 280 (homicide involontaire coupable et torture en Somalie); R. c. Laflamme (1993) 5 CMAC 145 (homicide involontaire coupable en Allemagne); R. c. Brocklebank (1996) 5 CMAC 390 (accusé de complicité dans un acte de torture associé au décès de la victime en Somalie); et R. c. Semrau, 2010 CM 4010 (accusation de meurtre au 2ième degré et tentative de meurtre en Afghanistan).

 

[37]           Je suis d'accord avec le juge militaire en chef que les nombreuses modifications à la Loi ont, d'une part, opéré un rapprochement considérable entre les juges civils et les juges militaires en matière criminelle, et, d'autre part, ont accru pour le militaire mis en accusation l'équité du système de justice militaire : voir l'arrêt Nguyen, précité, au paragraphe 43 et l'arrêt Middlemiss, précité au paragraphe 19.

 

[38]           Les juges des cours supérieures de juridiction criminelle jouissent d'une inamovibilité garantie par la Constitution. Ils sont nommés et restent en fonction durant bonne conduite et ils doivent cesser d'occuper leur charge à l'âge de soixante-quinze (75) ans : voir l'article 99 de la Loi constitutionnelle (1867), L.R.C. 1985, Appendice II. Les juges des cours provinciales tiennent leur inamovibilité de leurs lois constitutives avec un âge de retraite stipulé : voir par exemple au Québec la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q., c. T-16 aux articles 92.1 et 95 où les juges demeurent en fonction durant bonne conduite jusqu'à l'âge de la retraite fixé à 70 ans, la Loi sur les tribunaux judiciaires de l'Ontario, S.R.O. 1990, c. C-43, à l'article 47 où l'âge de la retraite est fixé à 65 ans, la Provincial Court Act, RSBC 1996, c. 379 de la Colombie Britannique à l'article 17, la Provincial Court Act, RSNS 1989, c. 238 de la Nouvelle-Écosse à l'article 6 où les juges exercent leurs fonctions durant bonne conduite jusqu'à l'âge de 75 ans, alors qu'en Alberta l'inamovibilité est la même, sauf que l'âge de la retraite est fixé à 70 ans, Provincial Court Act, RSA 2000, c. P-31, article 9.22.

 

[39]           L'inamovibilité des juges est, avec l'indépendance administrative et la sécurité financière, une composante de l'indépendance de la magistrature : voir Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick c. Nouveau-Brunswick (Ministre de la Justice); Assoc. des juges de l'Ontario c. Ontario (Conseil de gestion); Bodner c. Alberta; Conférence des juges du Québec c. Québec (Procureur général); Minc c. Québec (Procureur général), [2005] 2 R.C.S. 286, au paragraphe 7.

 

[40]           Comme le dit la Cour suprême dans cet arrêt au paragraphe 4, « le principe de l'indépendance de la magistrature tire ses origines à la fois de la common law et de la Constitution canadienne ». Elle ajoute :

 

On a qualifié l'indépendance de la magistrature d' « élément vital du caractère constitutionnel des sociétés démocratiques » (Beauregard, page 70) qui « existe au profit de la personne jugée et non des juges » (Ell, paragraphe 29). L'indépendance est essentielle en raison du rôle des juges en tant que protecteurs de la Constitution et des valeurs fondamentales qui s'y trouvent, notamment la primauté du droit, la justice fondamentale, l'égalité et la préservation du processus démocratique (Beauregard, page 70).

[Je souligne]

 

 

L'alinéa 11d) de la Charte « s'applique aux tribunaux qui se prononcent sur la culpabilité de personnes accusées d'une infraction criminelle » : voir Ell c. Alberta, [2003] 1 R.C.S. 857, au paragraphe 18.

 

[41]           La notion d'indépendance de la magistrature a évolué au cours des dernières années. Aux paragraphes 2 et 3 de l'arrêt Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick, précité, la Cour suprême écrit :

 

2 La notion d'indépendance de la magistrature a évolué avec le temps. En effet, « [l]es idées ont évolué au cours des années sur ce qui idéalement peut être requis, sur le plan du fond comme sur celui de la procédure, pour assurer une indépendance judiciaire [...] Les opinions diffèrent sur ce qui est nécessaire ou souhaitable, ou encore réalisable » (Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, p. 692, le juge Le Dain).

 

3 Cette évolution est manifeste dans le contexte de la rémunération des juges. Dans Valente, p. 706, le juge Le Dain a précisé que l'essentiel était non pas que la rémunération des juges soit fixée par un comité indépendant, mais que la loi prévoie le droit du juge de cour provinciale à un traitement. En 1997, il est devenu clair qu'il ne suffisait plus de laisser au corps législatif le soin de fixer le salaire des juges. Dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l'Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3 (« Renvoi »), la Cour a statué qu'il fallait recourir à des commissions indépendantes pour améliorer le mécanisme permettant [page 301] de garantir l'indépendance de la magistrature, mais qu'il n'était pas nécessaire de donner un caractère obligatoire à leurs recommandations. La création de ces commissions avait pour but de dépolitiser le mécanisme d'examen de la rémunération et d'éviter un affrontement entre les gouvernements et la magistrature. Le Renvoi n'a toutefois pas apporté la solution espérée et il faut maintenant aller plus loin.

 

 

[42]           Les cours martiales n'ont pas échappé à cette évolution, et ce à cause du rôle crucial et fondamental que leur reconnaît la Loi en matière de justice criminelle et disciplinaire militaire. Ainsi, le salaire des juges militaires est révisé et fixé suite à un examen par le Comité de la rémunération des juges militaires dont le mandat est d'examiner l'adéquation de la rémunération des juges militaires en tenant compte de divers facteurs dont le rôle de leur sécurité financière dans la préservation de l'indépendance judiciaire. Ce Comité s'apparente à la Commission d'examen de la rémunération des juges civils et partage les mêmes objectifs.

 

[43]           La question de l'inamovibilité des juges militaires n'est demeurée ni en reste, ni en plan. Les arrêts Généreux et Lauzon, précités, et R. c. Bergeron (1999), 6 CMAC 104, pour n'en nommer que quelques-uns, ont invalidé certaines dispositions de la Loi qui soit pouvaient compromettre l'indépendance judiciaire, soit justifier une personne raisonnable de croire ou de craindre que ce ne soit le cas. Ainsi, il fut jugé que la relation institutionnelle et organisationnelle entre le ministre de la Défense, le juge avocat général et les membres de son Cabinet qui représentent l'Exécutif et les juges militaires n'offrait pas de garanties suffisantes d'impartialité et d'indépendance institutionnelles, entre autres, au chapitre de l'inamovibilité des juges militaires à cause de leur processus de nomination et de destitution.

 

[44]           La question de l'inamovibilité a donc cheminé vers l'octroi de meilleures garanties constitutionnelles d'indépendance institutionnelle aux juges militaires. Elle se retrouve maintenant à un nouveau carrefour où, je crois, la seule route viable pour elle est celle qui conduit à l'inconstitutionnalité des dispositions législatives sous étude.

 

[45]           Je débuterai par un retour à une des observations de notre Cour dans l'affaire Dunphy, précitée. Elle se retrouve au paragraphe 19 de cet arrêt, lequel j'ai reproduit ci-auparavant. Je suis tout à fait d'accord avec les observations de notre Cour qui révèlent que la fonction de juge militaire a pris vie par elle-même. Elle n'est plus pour le juge, comme c'était le cas au temps des arrêts Généreux et Lauzon, précités, une simple étape de transition dans sa carrière militaire, un tremplin vers une autre promotion, une nouvelle plume à son chapeau ou à son képi. Elle se veut et est maintenant une carrière pour des juristes soucieux de mettre leurs connaissances au soutien et au profit des besoins de la justice pénale militaire.

 

[46]           Les conditions d'exercice de la fonction judiciaire militaire sont telles que cette dernière constitue maintenant le couronnement d'une carrière pour un avocat ou juriste. En cela, la situation n'est pas différente de celle qui prévaut dans la vie civile pour les juges des tribunaux civils.

 

[47]           Pour les tribunaux civils et criminels et les juges qui en font partie, il fut décidé que les trois composantes de l'indépendance de la magistrature dont, particulièrement au titre de l'inamovibilité, l'exigence d'une nomination durant bonne conduite, sont constitutionnellement requises pour satisfaire au droit à une audition par un tribunal indépendant et impartial. Il m'apparaît inconcevable, et je le dis avec respect pour l'opinion contraire, que les juges militaires, qui exercent les mêmes fonctions et, en plénitude, la même compétence que les cours supérieures et provinciales de juridiction criminelle, soient soumis aux aléas, aux impondérables, à l'incertitude et à l'angoisse d'un renouvellement quinquennal de leur statut. En fait, ils sont les seuls juges avec une telle compétence à être soumis à des courts termes de fonction renouvelables.

 

[48]           Les juges militaires président également les Cours martiales générales. Celles-ci fonctionnent à quelques différences près comme un procès civil par jury. Les cinq membres du comité décident de la culpabilité ou de la non-culpabilité d'un accusé pour les infractions les plus sérieuses du droit criminel et celles qui lui sont dévolues par choix de l'accusé.

 

[49]           Mais il existe une différence importante au niveau de la composition du jury d'un procès civil et de celle du comité des membres de la Cour martiale générale. Cette différence, à mon avis, influe sur la question de l'indépendance des juges militaires qui président les Cours martiales générales en ce qu'elle commande de meilleures garanties de celle-ci.

 

[50]           Dans un procès civil, le jury est composé de 12 personnes qui, généralement, ne se connaissent pas, choisis par la poursuite et la défense à partir d'une liste confectionnée de personnes aptes à siéger à ce titre.

 

[51]           Les membres du comité d'une Cour martiale générale ne sont qu'au nombre de cinq, mais ils font tous partie de la chaîne de commandement. Ils ne sont pas choisis par la poursuite et l'accusé. Ils sont nommés par l'administrateur de la Cour martiale selon une méthode qui repose sur le hasard : voir l'article 165.19 de la Loi et le paragraphe 111.03(1) des ORFC. Selon le grade de l'accusé, la composition du comité variera : voir l'article 167 de la Loi. Mais, sauf de rares exceptions, ils se connaissent, surtout au niveau des officiers, pour avoir été en contact ou sous les ordres ou en charge de l'un ou de l'autre. Le juge militaire qui préside ces cours martiales générales possèdera souvent un grade inférieur aux membres du comité.

 

[52]           L'indépendance judiciaire « existe au profit de la personne jugée » : voir Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick, précité, au paragraphe 4. Il est important pour cette personne accusée que le juge ne soit pas, et apparaisse ne pas être, soumis à ces cinq membres de la chaîne de commandement, que son inamovibilité ne soit pas sujette à des renouvellements de mandat et que son indépendance institutionnelle soit gage pour elle d'un procès juste et équitable. Le défunt juge en chef Lamer l'a reconnu dans son Premier examen des dispositions et de l'application du projet de loi C-25 modifiant la Loi sur la défense nationale présenté au ministre de la Défense nationale le 3 septembre 2003. Ayant évolué depuis la position qu'il avait prise dans l'affaire Généreux, précitée, il a recommandé que les juges militaires soient nommés à titre inamovibles afin de leur donner des garanties institutionnelles d'indépendance contre une crainte raisonnable de partialité : voir à la page 21.

 

[53]           J'ajouterais ceci. L'accusé qui subit son procès devant un tribunal militaire, même pour une infraction aussi grave que le meurtre, n'a pas droit à un procès par jury. Une telle possibilité lui est niée par l'alinéa 11f) de la Charte pour toute infraction punissable par une peine maximale d'emprisonnement de cinq ans ou plus ou une peine plus grave.

 

[54]           Dans un tel contexte, le droit d'un accusé à une audition par un tribunal impartial et indépendant, garanti par l'alinéa 11d) de la Charte, prend tout son sens et revêt une importance capitale. Face à une Cour martiale générale formée d'un comité composé de membres de la chaîne de commandement, l'accusé qui, menottes aux mains sortira de la salle d'audience pour se diriger vers une réclusion à vie, sans possibilité de libération conditionnelle avant une période de 20 ou 25 ans, doit avoir l'assurance, voire la ferme conviction, que le juge militaire qui la présidait jouissait de l'inamovibilité nécessaire pour assurer et permettre l'équité des procédures auxquelles il était soumis. Il doit aussi pouvoir être confiant que la sentence qu'il a reçue lui fut imposée par un juge militaire qui jouit de la protection constitutionnelle requise pour assurer la légitimité de cette sentence. Je ne crois pas que des mandats de cinq ans renouvelables pour les juges militaires offrent cette protection constitutionnelle requise, surtout si l'on ajoute à toutes ces données le fait qu'on a ressenti le besoin d'accorder une telle protection aux juges civils qui exercent les mêmes fonctions.

 

[55]           Le gouvernement s'est montré sensible à la nécessité d'octroyer de meilleures garanties d'inamovibilité aux juges militaires. Malheureusement, à trois reprises les projets de loi qu'il a déposés sont morts au feuilleton de la Chambre : voir le projet de loi C-7, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale, 27 avril 2006, article 39, le projet de loi C-45, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d'autres lois en conséquence, 3 mars 2008, article 38, et le projet de loi C-60, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et une autre loi en conséquence, 16 juin 2010.

 

[56]           Comme pour ses prédécesseurs, le projet de loi C-60 proposait que les juges militaires soient nommés et exercent leurs fonctions jusqu'à l'âge de la retraite. Cette proposition soulève toutefois certaines difficultés du fait que l'âge de la retraite des juges militaires varie en fonction de leur grade et du moment de leur enrôlement dans les Forces armées : voir l'article 15.17 des ORFC, Libération des officiers - Âge et temps de service.

 

[57]           Conséquemment, les juges militaires présentement en poste, lesquels ont joint les Forces canadiennes avant 2004, prendraient leur retraite à des âges différents. Je suis d'accord avec le juge militaire en chef que, pour des fins d'égalité entre les juges, l'âge de la retraite devrait être le même pour tous les juges militaires, peu importe leur grade. Comme il dit au paragraphe 14 de l'arrêt Hoddinott, précité, « d'ailleurs le rang des juges militaires n'est pas un facteur pertinent dont il est tenu compte pour leur nomination, leur rémunération ou leurs pouvoirs en vertu de la Loi sur la défense nationale ou les Ordonnances et Règlements royaux applicables aux Forces canadiennes ».

 

[58]           Mais il y a plus. Il existe une possibilité de report de l'âge de la retraite en vertu des paragraphes 15.17(3) et (5) des ORFC, lesquels se lisent :

 

15.17

 

[.]

 

(3) Sous réserve de l'alinéa (5), tout officier de la force régulière est libéré :

 

a) lorsqu'il atteint l'âge approprié prévu au sous-alinéa (1)a);

 

 

b) sauf dans le cas d'un juge militaire, s'il a terminé 30 années de service à plein temps et rémunéré dans l'une des forces de Sa Majesté, y compris en qualité de militaire du rang, et que le chef d'état-major de la défense le recommande.

 

[.]

 

(5) Le maintien en service d'un officier de la force régulière au-delà de l'âge de retraite prévu en vertu du sous-alinéa (1)a) ou le maintien en service d'un officier de la force de réserve au-delà de l'âge de retraite déterminé aux termes de l'alinéa (4) peut être autorisé :

 

a) soit par le ministre;

 

b) soit par le chef d'état-major de la défense, si selon le cas :

(i) la période est de moins de 365 jours,

(ii) l'officier détient le grade effectif de colonel ou un grade moins élevé.

15.17

 

.

 

(3) Subject to paragraph (5), an officer of the Regular Force shall be released

 

(a) upon reaching the appropriate age prescribed under subparagraph (1)(a); or

 

(b) except in the case of a military judge, after the completion of 30 years of full-time paid service, including service as a non-commissioned member, in any of Her Majesty's Forces, if the Chief of the Defence Staff so recommends.

 

.

 

(5) The retention of an officer of the Regular Force beyond the release age prescribed in subparagraph (1)(a) or the retention of an officer of the Reserve Force beyond the release age determined under paragraph (4) may be authorized:

 

 

(a) by the Minister; or

 

(b) by the Chief of the Defence Staff if:

(i) the period is less than 365 days, or

(ii) the officer is of or below the rank of colonel.

 

[Je souligne]

 

 

[59]           Dans le cas des juges militaires, le report ne peut être recommandé par le chef d'état-major de la défense (voir l'alinéa 15.17(3)a)), mais il peut être octroyé par le ministre, à sa discrétion (voir l'alinéa 15.17(5)a)). À mon avis, une telle discrétion ministérielle, interférant avec l'âge de retraite des juges, soulève inutilement une problématique qui ne peut que nuire à l'organisation et à l'administration de la justice pénale militaire et surtout à l'indépendance de la magistrature militaire.

 

b) Le remède à la question constitutionnelle

 

[60]           On se rappellera que, dès 2005, le juge militaire en chef a retranché du paragraphe 165.21(2) de la Loi la limite de cinq ans fixée à la durée du mandat des juges militaires. Ce faisant, il a conféré l'inamovibilité aux juges des cours martiales jusqu'à l'âge de leur retraite à cause du paragraphe 165.21(4) de la Loi qui le stipule. Tout comme les mesures proposées par les défunts projets de loi, la position prise par le juge militaire en chef, bien qu'elle ait le mérite d'octroyer l'inamovibilité, ne règle pas le problème que pose le paragraphe 165.21(4) de la Loi. Il est évident qu'il ne pouvait faire plus et qu'une intervention législative est nécessaire.

 

[61]           Une telle intervention est requise au plan constitutionnel non seulement pour asseoir sur une base législative sûre l'inamovibilité des juges militaires avec la soupape de la révocation motivée, mais aussi pour empêcher une interférence de l'exécutif au niveau de l'âge de la retraite, laquelle par un report discrétionnaire du terme de la retraite permettrait à un juge, au bon plaisir de l'exécutif, de demeurer plus longtemps en fonction.

 

[62]           Le cumul du paragraphe 165.21(4) de la Loi et des paragraphes 15.17(3) et (5) des ORFC recèle le potentiel de compromettre aussi bien l'indépendance individuelle qu'institutionnelle de la magistrature militaire ou, presqu'assurément, de fonder chez une personne sensée et raisonnable une crainte raisonnable que cette indépendance soit compromise par une interférence externe, en l'occurrence celle du ministre. L'aspect individuel et institutionnel de l'indépendance judiciaire exige qu'un « juge soit libre de trancher une affaire sans influence extérieure » et de « maintenir l'indépendance d'un tribunal judiciaire ou administratif dans son ensemble vis-à-vis des organes exécutif et législatif du gouvernement » : Ell c. Alberta, précité, aux paragraphes 21 et 22.

 

[63]           Au surplus, la Cour suprême ajoute ceci au paragraphe 23 de cet arrêt :

 

Par conséquent, en raison de son rôle d'arbitre des différends et de gardien de la Constitution, le pouvoir judiciaire doit être complètement indépendant. Un motif séparé, mais connexe, justifiant l'indépendance judiciaire est la nécessité de maintenir la confiance du public dans l'administration de la justice. Pour que règne la confiance dans notre système de justice, il faut s'assurer que les citoyens aient toujours une saine perception d'indépendance judiciaire. Sans cette perception d'indépendance, le pouvoir judiciaire ne peut pas « prétendre à la légitimité, ni commander le respect et l'acceptation qui lui sont essentiels » : voir Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances), [2002] 1 R.C.S. 405, 2002 CSC 13, par. 38, le juge Gonthier. Le principe exige que le pouvoir judiciaire soit non seulement effectivement indépendant, mais encore perçu comme étant indépendant.

 

[Je souligne]

 

 

[64]           Compte tenu du fait que la question de l'inamovibilité des juges militaires a fait l'objet de décisions contradictoires génératrices d'inquiétude et d'incertitude depuis 2005, que le Gouvernement a continué à renouveler les mandats des juges militaires comme si les déclarations d'inconstitutionnalité des mandats de cinq ans n'existaient pas (voir les renouvellements des juges Dutil et Lamont) et qu'aucune législation n'a été adoptée pour corriger la situation, je n'ai d'autre choix que de déclarer invalides et inopérants les paragraphes 165.21(2), (2.1), (3) et (4) de la Loi ainsi que les articles 101.15, 101.16 et 101.17 des ORFC tels que modifiés par le décret P.C. 2008‑0548 du 11 mars 2008. Je suspendrais toutefois la déclaration d'invalidité et sa prise d'effet pour une période de six mois à compter de la date du présent jugement.

 

La légalité du verdict de culpabilité de l'appelant

 

[65]           Se prévalant de l'inamovibilité décrétée dans les arrêts Nguyen et suivants précités, le juge a procédé à l'audition des témoins et soupesé la preuve. L'appelant lui reproche d'avoir erré en droit lorsqu'il a conclu que le comportement de l'appelant constituait un écart marqué par rapport à la norme de diligence associée à l'exécution de sa tâche.

 

[66]           Toujours selon l'appelant, le juge n'aurait pas accordé suffisamment de poids au système complet de sécurité mis en place pour l'occasion, notamment qu'il n'y avait aucune situation de danger appréhendé sur la base, qu'une deuxième équipe surveillait les aéronefs et que l'entrée principale de la base ainsi que la barrière près du tarmac étaient contrôlées.

 

[67]           Avec respect, je ne crois pas que le reproche fait au juge soit fondé. L'appelant faisait partie d'un système élaboré et intégré de sécurité jugé nécessaire dans les circonstances. Si je peux me permettre la métaphore, je dirais que l'appelant constituait un maillon de la chaîne de sécurité mise en place. Et on le sait, une chaîne n'est jamais plus forte que son maillon le plus faible.

 

[68]           Chaque maillon de la chaîne avait un rôle à jouer. L'appelant et le caporal Tremblay s'étaient vus assigner un secteur défini de surveillance, une surveillance qu'il devait exercer d'une manière constante. Le fait que d'autres maillons de la chaîne exerçaient aussi de la surveillance ne pouvait le relever, et ne le relevait pas, de l'obligation de surveillance qui lui avait été imposée et qui lui incombait. Je suis d'accord avec le procureur de l'intimée que l'absence de son partenaire « nécessitait logiquement une pleine vigilance de sa part » : voir le paragraphe 61 du mémoire des faits et du droit de l'intimée. Si le sergent Campbell a pu ouvertement s'approcher avec son camion et se positionner près de l'appelant sans qu'il n'en ait eu connaissance, on peut s'imaginer dans les circonstances ce qu'aurait été une approche subreptice à des fins malicieuses.

 

[69]           En tenant compte des circonstances pertinentes à l'obligation de surveillance qui incombait à l'appelant, surtout en l'absence de son partenaire, le juge a conclu à un écart marqué par rapport à la norme de diligence qu'on attendait de l'appelant. Je ne saurais dire que cette conclusion est soit erronée, soit déraisonnable dans les circonstances.

 

Le juge a-t-il commis une erreur en n'ordonnant pas l'arrêt des procédures contre l'appelant?

 

 

[70]           S'étant satisfait qu'il jouissait de l'inamovibilité jusqu'à l'âge de la retraite, le juge ne disposait d'aucun motif pour ordonner un arrêt des procédures, compte tenu de l'application très restrictive qui est faite de ce concept et de la possibilité très limitée de l'associer à une déclaration d'invalidité prononcée en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 : voir R. c. Ferguson, [2008] 1 R.C.S. 96; R. c. Demers, [2004] 2 R.C.S. 489; et R. c. Regan, [2002] 1 R.C.S. 297.

 

Conclusion

 

[71]           Pour ces motifs, j'accueillerais l'appel à la seule fin de déclarer invalides et inopérants les paragraphes 165.21(2), (3) et (4) de la Loi et les articles 101.15, 101.16 et 101.17 des ORFC, mais je suspendrais la déclaration d'invalidité et sa prise d'effet pour une période de six mois à compter de la date du jugement afin de permettre au législateur d'apporter les correctifs législatifs requis.

 

[72]           À tous autres égards, je rejetterais l'appel.

 

[73]           En terminant, je rappelle aux parties que, par Avis du 12 juin 2002 donné aux parties et aux avocats par le Juge en chef, elles doivent identifier (par souligné ou une marque apposée latéralement) les passages des arrêts jurisprudentiels sur lesquels elles comptent s'appuyer. Cette identification par chaque partie permet à la partie adverse et aux membres de la formation de bien se préparer pour l'audition. Il en résulte de meilleurs échanges lors des plaidoiries ainsi qu'une économie de temps et d'énergie pour tous ceux impliqués.

 

 

« Gilles Létourneau »

j.c.a.

 

« Je suis d'accord

Alexandre Deschênes, j.c.a. »

 

« Je suis d'accord

Guy Cournoyer, j.c.a. »

 

 


COUR D'APPEL DE LA COUR MARTIALE DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER : CMAC-539

 

 

INTITULÉ : CAPORAL ALEXIS LEBLANC c.

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE : Québec (Québec)

 

DATE DE L'AUDIENCE : Le 29 avril 2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE LÉTOURNEAU

 

Y ONT SOUSCRIT : LE JUGE DESCHÊNES

LE JUGE COURNOYER

 

 

DATE DES MOTIFS : Le 2 juin 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Major Eric Charland

Major Edmund Thomas

 

POUR L'APPELANT

 

Commandant Martin Pelletier

POUR L'INTIMÉE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Service des avocats de la défense

Gatineau (Québec)

 

POUR L'APPELANT

 

Service canadien des poursuites militaires

Ottawa (Ontario)

POUR L'INTIMÉE

 

 

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