Cour d'appel de la cour martiale

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Date : 20120703

Dossier : CMAC‑548

Référence : 2012 CACM 1

 

CORAM : LA JUGE DAWSON

LE JUGE O'REILLY

LE JUGE MACKENZIE

 

ENTRE :

LE CAPORAL RIVAS, D.

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 23 mars 2012.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 3 juillet 2012.

 

MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE O'REILLY

Y ONT SOUSCRIT : LA JUGE DAWSON

LE JUGE MACKENZIE

 


Date : 20120703

Dossier : CACM‑548

Référence : 2012 CACM 1

CORAM : LA JUGE DAWSON

LE JUGE O'REILLY

LE JUGE MACKENZIE

 

 

ENTRE :

LE CAPORAL RIVAS, D.

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE O'REILLY

 

 

I.                   Exposé sommaire

 

 

[1]               Le caporal Rivas était affecté en tant que planton à la cantine des étudiants de la base des Forces canadiennes Borden. En juillet 2010, un soldat de la base a désigné le caporal Rivas comme celui qui avait pénétré dans sa chambre alors qu'elle dormait et qui, sans qu'elle y consente, lui avait fait des attouchements.

 

[2]               En mai 2011, le caporal Rivas a plaidé non coupable aux chefs d'accusations suivants :

 

                     Agression sexuelle, infraction prévue à l'article 130 de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N‑5 et à l'article 271 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. (Le texte de ces dispositions est reproduit à l'annexe A).

 

                     Comportement déshonorant, infraction prévue à l'article 93 de la Loi sur la défense nationale;

 

                     Ivresse, infraction prévue à l'article 97 de la Loi sur la défense nationale.

 

[3]               Le caporal Rivas a été traduit devant une Cour martiale générale composée d'un juge militaire et de cinq jurés pour répondre de ces chefs d'accusation. Il a été déclaré coupable d'agression sexuelle et d'ivresse. L'accusation de conduite déshonorante a été retirée. La poursuite et la défense ont conjointement recommandé une peine de détention de 90 jours et une amende de 2 000 $. Le juge militaire a rejeté cette recommandation et a infligé une peine d'emprisonnement de neuf mois.

 

[4]               Le caporal Rivas fait appel de ces condamnations, du retrait des procédures et de la sentence qui lui a été imposée. Il conteste essentiellement la façon dont les directives ont été données au jury au sujet de la preuve d'identification. Je suis d'accord que les directives données au jury à cet égard étaient incomplètes. Il n'y a donc pas lieu pour moi de me pencher sur les autres questions soulevées en l'espèce par le caporal Rivas. J'accueillerais l'appel et ordonnerais la tenue d'un nouveau procès.

 

II.                Les directives du juge militaire au jury

 

[5]               Le juge militaire a d'abord donné des instructions générales quant au rôle du jury dans la détermination des faits et quant à l'obligation qu'il a de suivre les directives du juge en ce qui concerne le droit. Le juge a précisé que le jury pouvait accepter intégralement les dires d'un témoin, n'en retenir qu'une partie ou rejeter entièrement le témoignage. Il a rappelé ce qu'il faut entendre par présomption d'innocence et son corollaire, la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable. Il a ensuite fait au jury l'exposé habituel, fondé sur l'arrêt R. c W.(D.), [1991] 1 R.C.S. 742, (W.(D.)), affaire dans le cadre de laquelle la question de la crédibilité revêtait une importance essentielle :

[traduction]
Si vous croyez le témoignage de l'accusé, il vous faut l'acquitter. Si vous ne le croyez pas, mais que son témoignage vous inspire un doute raisonnable, vous devez l'acquitter. Si vous ne savez pas qui croire, vous éprouvez un doute raisonnable et devez le juger non coupable. Même si le témoignage de l'accusé ne crée pas chez vous de doute raisonnable, vous devez néanmoins vous demander si, au vu de la preuve prise dans son ensemble, vous êtes persuadés, hors de tout doute raisonnable, de la culpabilité de l'accusé.

 

 

[6]               Le juge militaire a ensuite expliqué les concepts de preuve directe et de preuve circonstancielle, puis il a résumé les témoignages livrés au procès. Il a commencé par le témoignage de la plaignante, en rappelant diverses parties :

 

• elle s'est couchée vers 22 h le 15 juillet 2010, après avoir passé quelque temps à étudier;

 

• elle a entendu une porte claquer, s'est aperçu que quelqu'un était allongé sur son lit, un bras étendu sur sa poitrine - il était 24 h 01;

 

• elle a reconnu la personne étendue sur son lit. C'était le caporal Rivas, qu'elle avait déjà vu lors de rassemblements ou lorsqu'il travaillait à la cantine;

 

• elle a dit à l'intrus de sortir, ce qu'il a fait;

 

• elle s'est réveillée à nouveau après avoir entendu un claquement;

 

• elle a vu le caporal Rivas, qui avait retiré son pantalon et se masturbait;

 

• elle s'est aperçu que son pyjama avait été baissé jusqu'aux chevilles et que sa région pubienne était mouillée par un liquide ressemblant à de la salive;

 

• elle a ordonné au caporal Rivas, qui sentait la vodka, de sortir - il lui a répondu qu'elle n'avait qu'à la fermer;

 

• après le départ de l'intrus, la plaignante a trouvé dans sa chambre un téléphone portable - elle est sortie dans le couloir et l'a lancé à l'intrus qui l'a attrapé au vol;

 

• elle s'est rendue alors à la salle de bain, s'est douchée et est retournée dans sa chambre;

 

• le jour suivant, elle a confronté le caporal Rivas à la cantine, lui disant que si jamais il recommençait, elle lui briserait le crâne;

 

• il s'est excusé, mettant son geste sur le compte de la boisson.

 

 

[7]               Le juge militaire a alors cité le témoignage de la plaignante qui, lors de son contre‑interrogatoire, a révélé l'existence, entre elle et le caporal Rivas, d'une rencontre sexuelle antérieure. Il a expliqué au jury que celui‑ci ne pouvait prendre en compte ce témoignage que pour l'aider à décider si la plaignante avait correctement identifié le caporal Rivas, mais à aucune autre fin.

 

[8]               Le juge a ensuite résumé le témoignage du caporal Rivas :

 

• il connaissait la plaignante en tant que cliente de la cantine et en tant que personne qui fréquentait la zone « Fumeurs » située près de la caserne;

 

• elle connaissait son nom;

 

• en juin 2010, après avoir eu une conversation dans la zone « Fumeurs », elle l'a invité à sa chambre et ils ont eu une relation sexuelle;

 

• par la suite, leur relation est devenue [traduction] « un peu étrange »;

 

• elle lui a demandé s'il voulait sortir avec elle, mais il a répondu que non - elle a semblé déçue;

 

• le soir de la présumée agression, il se trouvait au mess avec des amis;

 

• ils sont arrivés au mess entre 22 h et 23 h - le caporal Rivas a bu quelques bières et a dansé;

 

• avec ses amis, il a quitté le mess à l'heure de la fermeture, vers 1 h, et est rentré chez lui à pied, un trajet de 20 minutes pour quelqu'un qui marche à bonne allure;

 

• il nie s'être trouvé ce soir‑là dans la chambre de la plaignante, et avoir, le jour suivant, été menacé par elle - selon lui, ils avaient en effet conversé amicalement.

 

 

[9]               Le juge militaire a également résumé le témoignage des témoins cités par la défense pour corroborer l'alibi du caporal Rivas et la description qu'il avait donnée de sa conversation avec la plaignante le jour suivant la présumée agression. Le juge militaire a expliqué comment apprécier la crédibilité, notamment ce qu'il fallait faire dans le cas de déclarations antérieures contradictoires.

 

[10]           Le juge militaire a énoncé les éléments constitutifs de l'agression sexuelle. Il a expliqué les thèses respectives de la poursuite et de la défense. La poursuite soutenait que le caporal Rivas s'était enivré au mess et avait alors décidé d'aller rendre visite à la plaignante afin d'avoir une relation sexuelle avec elle. Il s'est glissé dans son lit, mais elle l'a repoussé. C'est alors qu'il aurait baissé le pyjama de la plaignante et léché sa région pubienne. Puis, il aurait baissé son propre pantalon et entrepris de se masturber. Il est tombé, s'est frappé la tête et la plaignante s'est réveillée. La plaignante n'avait consenti à aucun attouchement. Selon la poursuite, les éléments de l'infraction ont été établis.

 

[11]           Le juge a résumé alors la thèse de la défense. Le caporal Rivas affirmait ne pas avoir commis l'infraction qui lui était reprochée, et doutait même qu'elle ait eu lieu. La plaignante n'était pas vraiment sûre de ce qui s'était passé. Son témoignage identifiant le caporal Rivas n'était pas fiable étant donné qu'elle ne se souvenait pas de son nom, et qu'elle s'était trompée au sujet de son rang et de son aspect physique. Quoi qu'il en soit, à l'heure en cause, le caporal Rivas se trouvait au mess. Selon lui, les allégations formulées contre lui auraient été inventées par la plaignante qui lui en voulait d'avoir réagi comme il l'a fait lorsqu'elle lui a demandé s'il voudrait bien sortir avec elle. Selon la défense, ce témoignage était de nature à inspirer aux jurés un doute raisonnable.

 

[12]           Le juge militaire s'est ensuite attardé sur l'identification du caporal Rivas par la plaignante. Il a dit que [traduction] « les poursuites intentées à l'encontre du caporal Rivas dépendent entièrement, ou dans une large mesure, du témoignage oculaire » de la plaignante. Il a conseillé au jury d'accepter avec prudence ce témoignage, lui rappelant les erreurs judiciaires qu'avaient entraînées par le passé les erreurs commises lors de l'identification de l'auteur d'un crime. Le juge a mentionné qu'un témoin peut se tromper de bonne foi, même si son témoignage paraît convaincant. Il a demandé alors au jury de prendre en compte plusieurs facteurs importants :

[traduction]
Les circonstances entourant ce que le témoin a pu observer - le témoin connaissait‑il l'intéressé avant les événements en cause? Combien de temps a‑t‑elle eu pour observer son agresseur? La visibilité et les conditions d'éclairage étaient‑elles bonnes? Était‑elle distraite au moment même où elle observait ce qui se passait? N'oubliez pas que la plaignante affirme qu'elle connaissait celui qui est entré dans sa chambre, car elle l'avait vu lors de rassemblements et à la cantine. La deuxième fois, elle est sortie de la chambre derrière lui et l'a suivi jusqu'à l'escalier. Il faisait nuit, mais un peu de lumière extérieure entrait par la fenêtre. Il semble que le couloir ait été éclairé. Tenez compte également de la description que le témoin a donnée de l'intrus après l'avoir observé. Il mesurait, selon elle, environ 5 pieds et demi, avait le teint foncé et un peu de ventre. Selon la preuve produite, le caporal Rivas mesure 5 pieds 9 pouces.

 

 

[13]           Le juge militaire a relevé, cependant, qu'il n'était pas nécessaire que le témoin entendu sur la question de l'identification n'éprouve aucun doute concernant la justesse de cette identification, dans la mesure où la poursuite parvient à prouver hors de tout doute raisonnable la culpabilité de l'accusé.

 

[14]           Le juge militaire a, pour terminer, évoqué à nouveau l'alibi dont faisait état le caporal Rivas. Le juge a précisé à l'intention des jurés que s'ils croyaient ce que disait le caporal, il leur fallait l'acquitter. Il en allait de même si le témoignage du caporal inspirait dans leur esprit un doute raisonnable. Si, cependant, ils ne croyaient pas son témoignage, ou si celui‑ci ne soulevait dans leur esprit aucun doute raisonnable, les jurés devaient alors se demander si les autres témoignages démontraient, hors de tout doute raisonnable, la culpabilité du caporal Rivas.

 

[15]           Le juge militaire a ensuite procédé à l'examen des autres chefs d'accusation.

 

III.             Les devoirs du juge en matière de preuve d'identification

 

[16]           Le juge du procès doit avertir le juge des faits qu'il lui faut, à l'égard de la preuve d'identification, être particulièrement prudent. Le juge devrait rappeler les erreurs judiciaires attribuables à des témoins qui se sont trompés de bonne foi, même si leur témoignage paraissait convaincant et même s'ils étaient sûrs de ce qu'ils affirmaient. Ces devoirs sont clairement définis à la fois dans les exemples de directives élaborées pour l'Ontario ainsi que dans les modèles de directives au jury du Conseil canadien de la magistrature. Il est conseillé aux juges présenter aux jurés un exposé exact et détaillé des éléments de preuve pertinents. Cet exposé devrait notamment comprendre une analyse des éléments de preuve concernant :

 

• les circonstances dans lesquelles le témoin a pu observer ce dont il fait état;

• la description donnée par le témoin de ce qu'il a observé;

• les circonstances dans lesquelles le témoin a identifié l'accusé comme étant effectivement la personne qu'il avait vue.

 

 

[17]           Ajoutons que dans les affaires où la poursuite se fonde surtout sur l'identification de l'accusé par un seul témoin, le juge du procès doit tout particlièrement relever la moindre faiblesse dans le témoignage en question (R. c. Sophonow (No. 2), [1986] 2 W.W.R. 481 (C.A. Man.), aux par. 84 à 94). Il doit signaler au jury les faiblesses précises du témoignage oculaire et non pas se contenter de directives « passe‑partout » (R. c. Baltovich, 73 O.R. (3d) 481, aux par. 78 à 83). Le juge devrait également rappeler au jury qu'un témoin peut se tromper même lorsqu'il prétend avoir reconnu quelqu'un qu'il connaissait (R. c. Turnbull, [1976] 3 All ER 549, à la p. 552 (C.A. Angl.)).

 

IV.             Les directives du juge militaire étaient‑elles suffisantes?

 

[18]           Le caporal Rivas soutient que les directives du juge militaire étaient insuffisantes, faisant valoir que le juge n'avait pas porté à l'attention du jury une grande partie des témoignages importants concernant l'identification. Or, selon lui, il y avait en cela une obligation absolue étant donné qu'en l'occurrence l'identité de l'agresseur était pour le jury la question essentielle.

 

[19]           Le caporal Rivas soutient par ailleurs que c'est à tort que le juge militaire a dit au jury qu'il [traduction] « n'était pas nécessaire que le témoin entendu sur la question de l'identification n'éprouve aucun doute concernant la justesse de cette identification », dans la mesure où le jury est convaincu, eu égard à la preuve prise dans son ensemble et hors de tout doute raisonnable, que le caporal Rivas était effectivement l'auteur de l'infraction. Selon lui, une telle chose ne doit pas être dite dans une affaire telle que celle‑ci où la preuve produite par la poursuite repose entièrement sur le témoignage de la plaignante. La poursuite ne pouvait s'acquitter du fardeau de la preuve lui incombant que si le jury était convaincu, hors de tout doute raisonnable, que la plaignante avait identifié correctement le caporal Rivas comme auteur de l'infraction.

 

[20]           La poursuite affirme que les arguments avancés sur ce point par le caporal Rivas constituent une analyse microscopique des directives du juge militaire au jury. Il convient plutôt d'examiner ces directives dans leur ensemble afin de décider si elles étaient appropriées et justes. Une grande partie des témoignages dont le juge militaire n'a pas, selon le caporal Rivas, fait état dans son exposé sur la question de l'identité, sont en fait mentionnés dans d'autres parties des directives au jury. Selon la poursuite, ces directives étaient dans leur ensemble suffisantes.

 

[21]           Ajoutons que, selon la poursuite, les directives du juge militaire concernant la preuve d'identification sont conformes à ce que prévoit l'ouvrage Watt's Manual of Criminal Jury Instructions (Toronto, Carswell, 2005), et correspondent à l'état actuel du droit.

 

[22]           Je considère que les directives que le juge militaire a données au jury sur la question de l'identification étaient incomplètes à un double égard. D'abord, ces directives font abstraction d'une partie considérable des témoignages touchant la question de l'identité. Si le juge militaire a, dans d'autres parties de ses directives (p. ex., lorsqu'il résume la « théorie » avancée par la défense, fait allusion à certains de ces témoignages, il aurait été important qu'il attire l'attention du jury sur la question précise de l'identité. Deuxièmement, le juge militaire n'a fourni aucune directive précise quant à l'application, à la question de l'identification, des principes établis dans l'arrêt W.(D.). Le juge militaire a bien donné au jury une instruction générale fondée sur les principes dégagés dans l'arrêt W.(D.), et une autre sur la question de l'alibi, mais en l'occurrence, une directive précise fondée sur l'arrêt W.(D.) aurait dû être répétée pour ce qui est de la question de l'identité. Il s'agissait en effet d'une question cruciale qui commandait des explications minutieuses afin que le jury puisse être en mesure de décider si la poursuite avait effectivement démontré, hors de tout doute raisonnable, le bien‑fondé de sa thèse.

 

[23]           Des témoignages abondants ont été livrés concernant l'identification du caporal Rivas par la plaignante. Parmi les témoignages pertinents à cet égard, rappelons ce qui suit :

 

• La plaignante, qui avait mal à la tête, avait pris des analgésiques avant de se coucher - vers 18 h 30, un comprimé d'Advil extra‑fort, puis vers 22 h, un comprimé de Tylenol extra‑fort. Elle avait également, pour aider à se détendre, bu une tisane. Fatiguée, elle est tombée dans un sommeil profond. Elle se souvient d'avoir eu un cauchemar, et a dit aux enquêteurs qu'elle n'était pas très sûre si un homme avait effectivement été couché sur elle ou si elle l'avait rêvé. Elle était certaine de la première partie de l'incident (c.‑à‑d., alors qu'un homme s'est allongé sur son lit et a étendu son bras sur elle) et aussi de la dernière partie (alors qu'elle a vu quelqu'un qui essayait de retirer son pantalon en se masturbant), mais elle n'était pas sûre de la période intermédiaire, c'est‑à‑dire de la période où un homme aurait été allongé sur elle. Elle n'a vu personne toucher sa région vaginale. Elle dormait.

 

• Il faisait noir dans sa chambre, mais un peu de lumière parvenait d'un lampadaire situé à l'extérieur, de même que du dessous de la porte. La lumière permettait de discerner ce qui se trouvait dans la pièce.

 

• La plaignante affirme qu'elle a jeté sur l'intrus un coup d'oil rapide et que sur le moment, elle était sous le choc.

 

• La plaignante affirme que l'intrus se masturbait au bord de son lit. Il se trouvait à environ un mètre d'elle.

 

• La plaignante a dit aux enquêteurs que l'intrus était un simple soldat. Or, le caporal Rivas est, bien sûr, caporal.

 

• La plaignante a témoigné que l'intrus dégageait une forte odeur de vodka; le caporal Rivas a témoigné qu'il n'avait consommé que de la bière et aucun alcool fort. Le soir en question, il avait consommé deux « grosses cannettes » de bière, soit l'équivalent de quatre bières ordinaires. Un témoin affirme avoir vu ce soir‑là le caporal Rivas boire de la bière au H Club.

 

• Dans sa déposition écrite, la plaignante décrit l'intrus comme mesurant 5'6" ou 5'7", avec le teint foncé (mais pas très) et un peu de ventre, ressemblant à de la graisse de bébé. Le caporal Rivas a déclaré qu'il mesure 5'9" et pèse 185 livres.

 

• La caserne n'était pas fermée à clé. N'importe qui pouvait y entrer à toute heure.

 

• La plaignante a décrit son agresseur à un certain soldat Walsh, lui disant cependant qu'elle ne connaissait pas le nom de l'intrus; selon le soldat Walsh, la plaignante lui a dit que l'intrus était un jeune noir qui travaillait à la cantine.

 

• La plaignante a également décrit brièvement l'intrus à un certain caporal‑chef Meade, lui disant simplement que l'intrus avait la peau foncée; le caporal‑chef Meade se souvenait que la plaignante lui avait affirmé ne pas avoir reconnu l'intrus, mais qu'il s'agissait de quelqu'un qui travaillait à la cantine.

 

• La plaignante a témoigné qu'elle ne connaissait le caporal Rivas que de vue, et qu'elle ne connaissait pas son nom. Elle ne connaissait ni son prénom, ni son nom de famille, ni son rang. Il est possible qu'elle ait déja connu ce nom, mais qu'elle l'ait oublié.

 

• La plaignante a affirmé avoir reconnu la voix du caporal Rivas lorsque l'intrus lui a parlé.

 

• Selon la plaignante, elle n'avait pas régulièrement l'occasion de voir le caporal Rivas. Il était rare qu'ils se trouvent l'un près de l'autre. Elle ne le voyait qu'occasionnellement et ne lui avait parlé qu'une fois ou deux.

 

• Lorsqu'elle a vu le caporal Rivas, celui‑ci se trouvait en uniforme, son nom et son rang étant donc visibles. Elle aurait eu souvent l'occasion de le voir à la cantine. Elle l'avait également vu lors de déplacements en formation ainsi que dans la zone « Fumeurs ».

 

• La plaignante reconnaît avoir eu avec le caporal Rivas, quelques semaines avant l'incident en question, une aventure d'un soir.

 

• Le caporal Rivas a affirmé qu'entre juin et juillet 2010, il avait parlé à la plaignante presque tous les jours. Il a décrit plusieurs de leurs conversations. Selon lui, la plaignante l'appelait généralement par son nom de famille, mais parfois par son prénom. Un témoin de la défense, le soldat MacIsaac, a témoigné qu'il avait vu la plaignante et le caporal Rivas parler ensemble et avait constaté que la plaignante appelait la plupart du temps le caporal Rivas par son nom de famille, et parfois par son prénom.

 

• La plaignante a affirmé être sûre et certaine que l'intrus était effectivement le caporal Rivas. Le caporal Rivas a, pour sa part, témoigné qu'à l'heure de l'incident en question, il se trouvait au H Club avec des amis.

 

[24]           Ainsi que nous l'avons vu plus haut, dans ses directives concernant le témoignage de la plaignante, le juge militaire a dit au jury d'accepter avec prudence un témoignage oculaire. Il n'a évoqué qu'une faible partie des témoignages pertinents. Il a relevé que, selon la plaignante, elle connaissait l'intrus, car elle l'avait vu sur la base. Lorsque l'intrus est sorti de la chambre, elle l'a suivi jusqu'à l'escalier. Il faisait nuit, certes, mais un peu de lumière entrait par la fenêtre. Le couloir était éclairé. Le juge militaire a relevé que, selon les déclarations de la plaignante, l'intrus avait le teint foncé et un peu de ventre, et qu'il mesurait environ 5'6". La preuve a démontré que le caporal Rivas mesure 5'9".

 

[25]           J'estime que les éléments de preuve sur la question de l'identification étaient considérablement plus nombreux que ceux que le juge militaire a mentionnés. Certains de ces éléments faisaient ressortir les faiblesses du témoignage de la plaignante concernant l'identité de l'intrus. Le juge a certes donné un avertissement général quant aux faiblesses inhérentes à l'identification par un témoin oculaire, mais il aurait été préférable qu'il attire l'attention du jury sur certaines des faiblesses particulières relevées dans le témoignage de la plaignante. Cela dit, il n'est pas nécessaire de décider si, à lui seul, ce fait justifie qu'il soit fait droit à l'appel du caporal Rivas. Les directives du juge militaire posent, en effet, un problème supplémentaire.

 

[26]           Ainsi qu'on l'a vu, la poursuite fait valoir que les directives du juge militaire concernant la question de l'identité sont conformes à ce que l'on trouve dans l'ouvrage Watt's Manual of Criminal Jury Instructions. Son auteur, le juge Watt, a cependant précisé que, dans les affaires où le jury est appelé à se prononcer sur la crédibilité de ce qu'un témoin a dit au sujet d'une question cruciale, il convient de fournir des directives supplémentaires. Dans un tel cas, le juge du procès doit, sur la question, faire un exposé détaillé de la directive prévue dans l'arrêt W.(D.) :

[traduction]
Les principes à la base de l'arrêt
W.(D.) ne s'appliquent pas aux seuls cas où un accusé témoigne et où son témoignage ne concorde pas avec ce qu'affirment les témoins cités par la poursuite. Lorsque, sur une question cruciale, il s'agit d'apprécier la crédibilité de déclarations contradictoires de témoins cités par la défense, ou de déclarations favorables à la défense faites par des témoins cités par la poursuite, le juge du procès doit préciser le lien existant entre le principe du doute raisonnable et les conclusions concernant la crédibilité des divers témoins : R. c D.(B.), 2011 ONCA 51 (CanLII), 2011 ONCA 51, 266 C.C.C. (3d) 197, au par. 114. Ce qu'il faut que les jurés comprennent, c'est que pour conclure qu'un accusé n'est pas coupable, il ne leur est pas nécessaire d'admettre, sur la question cruciale, la preuve présentée par la défense; il suffit que, compte tenu de la preuve prise dans son ensemble, les témoignages contradictoires leur inspirent un doute raisonnable quant à la culpabilité de l'accusé : D.(B.), au par. 114.

R. v F.E.E., 2011 ONCA 783, au par. 104 (F.E.E.).

 

 

[27]           Dans l'affaire F.E.E., le juge du procès avait donné deux directives fondées sur l'arrêt W.(D.). Le juge Watt a conclu en l'occurrence que l'exposé au jury avait été suffisant. Il a trouvé particulièrement important que le juge du procès ait demandé de manière précise au jury de prendre en compte [traduction] « la preuve favorable à la défense », pas seulement celle produite par l'accusé. La manière dont le juge du procès s'est exprimé dans le cadre de son exposé au jury avait ainsi pour effet d'englober [traduction] « l'ensemble de la preuve favorable à la thèse de la défense, y compris l'alibi de l'appelant, le témoignage de membres de sa famille et les preuves de bonne réputation ».

 

[28]           Dans l'arrêt D.(B.), que le juge Watt cite dans le passage ci‑dessus, le juge Blair s'est prononcé en ces termes :

[traduction] Lorsque, sur une question cruciale, il s'agit d'apprécier la crédibilité de déclarations contradictoires de témoins cités par la défense, ou de déclarations favorables à la défense faites par des témoins cités par la poursuite, le juge du procès doit préciser le lien existant entre la notion de doute raisonnable et les conclusions sur la crédibilité et il doit s'exprimer de manière à faire comprendre aux jurés qu'il n'est pas nécessaire que, sur cette question cruciale, ils accordent foi aux témoignages cités par la défense; il suffit que, compte tenu de la preuve prise dans son ensemble, les témoignages contradictoires leur inspirent un doute raisonnable quant à la culpabilité de l'accusé. En pareil cas, ils doivent prononcer l'acquittement.

 

(Au par. 114; référence omise.)

 

 

[29]           En l'occurrence, le juge militaire n'a pas donné de directive précise concernant le lien existant entre la notion de doute raisonnable et la question cruciale de l'identité. Il n'a pas non plus demandé au jury de prendre en compte la preuve favorable à l'accusé, ce qui aurait fait comprendre au jury qu'il lui fallait apprécier l'ensemble de la preuve produite par la défense, ainsi que la preuve provenant de la poursuite, y compris certaines parties du témoignage de la plaignante qui, aux yeux du jury, pouvaient paraître favorables à la défense et être susceptibles d'inspirer un doute raisonnable. Il était loisible au jury de ne pas croire, par exemple, le témoignage livré par le caporal Rivas au sujet de son alibi, mais d'entretenir néanmoins un double raisonnable quant à sa culpabilité.

 

[30]           Enfin, le juge militaire n'a pas attiré l'attention du jury sur certaines affirmations d'importance pour ce qui est de la question cruciale - en l'occurrence l'identité de l'auteur des infractions en cause. Cela étant, il me faut conclure à l'insuffisance des directives que le juge militaire a données au jury.

 

[31]           Étant parvenu à cette conclusion, il n'y a pas lieu pour moi de me prononcer sur la justesse de la sentence imposée. Les présents motifs ne doivent cependant pas être pris comme avalisant la sentence prononcée par le juge militaire.

 

V.                Conclusion et décision

 

[32]           En raison de l'insuffisance des directives que le juge militaire a données au jury sur la question de l'identité, je suis d'avis d'accueillir l'appel et d'ordonner, sur l'ensemble des chefs d'accusation, la tenue d'un nouveau procès.

 

 

« James W. O'Reilly »

j.c.a.

 

 

 

 

« Je suis d'accord

Eleanor R. Dawson, j.c.a. »

 

« Je suis d'accord

A.D.K. MacKenzie, j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


Annexe « A »

 

Loi sur la défense nationale, L.R. 1985, ch. N‑5

 

Cruauté ou conduite déshonorante

 

 Tout comportement cruel ou déshonorant constitue une infraction passible au maximum, sur déclaration de culpabilité, d'un emprisonnement de cinq ans.

 

 

Ivresse

 

97. (1) Quiconque se trouve en état d'ivresse commet une infraction et, sur déclaration de culpabilité, encourt comme peine maximale un emprisonnement de moins de deux ans, sauf s'il s'agit d'un militaire du rang qui n'est pas en service actif ou de service - ou appelé à prendre son tour de service - auquel cas la peine maximale est un emprisonnement de quatre‑vingt‑dix jours.

 

(2) Pour l'application du paragraphe (1), il y a infraction d'ivresse chaque fois qu'un individu, parce qu'il est sous l'influence de l'alcool ou d'une drogue :

a) soit n'est pas en état d'accomplir la tâche qui lui incombe ou peut lui être confiée;

b) soit a une conduite répréhensible ou susceptible de jeter le discrédit sur le service de Sa Majesté.

 

Procès militaire pour infractions civiles

 

130. (1) Constitue une infraction à la présente section tout acte ou omission :

 

a) survenu au Canada et punissable sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale;

b) survenu à l'étranger mais qui serait punissable, au Canada, sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale.

 

Quiconque en est déclaré coupable encourt la peine prévue au paragraphe (2).

 

(2) Sous réserve du paragraphe (3), la peine infligée à quiconque est déclaré coupable aux termes du paragraphe (1) est :

 

a) la peine minimale prescrite par la disposition législative correspondante, dans le cas d'une infraction :

 

(i) commise au Canada en violation de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale et pour laquelle une peine minimale est prescrite,

 

(ii) commise à l'étranger et prévue à l'article 235 du Code criminel;

 

 

 

 

 

 

b) dans tout autre cas :

 

(i) soit la peine prévue pour l'infraction par la partie VII de la présente loi, le Code criminel ou toute autre loi pertinente,

(ii) soit, comme peine maximale, la destitution ignominieuse du service de Sa Majesté.

 

(3) Toutes les dispositions du code de discipline militaire visant l'emprisonnement à perpétuité, l'emprisonnement de deux ans ou plus, l'emprisonnement de moins de deux ans et l'amende s'appliquent à l'égard des peines infligées aux termes de l'alinéa (2)a) ou du sous‑alinéa (2)b)(i).

 

(4) Le présent article n'a pas pour effet de porter atteinte aux pouvoirs conférés par d'autres articles du code de discipline militaire en matière de poursuite et de jugement des infractions prévues aux articles 73 à 129.

 

 

 

 

Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46

 

Agression sexuelle

 

271. (1) Quiconque commet une agression sexuelle est coupable :

a) soit d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de dix ans;

b) soit d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et passible d'un emprisonnement maximal de dix‑huit mois.

 

National Defence Act, R.S.C. 1985, c. N‑5

 

 

Cruel or disgraceful conduct

 

 Every person who behaves in a cruel or disgraceful manner is guilty of an offence and on conviction is liable to imprisonment for a term not exceeding five years or to less punishment.

 

Drunkenness

 

97. (1) Drunkenness is an offence and every person convicted thereof is liable to imprisonment for less than two years or to less punishment, except that, where the offence is committed by a non‑commissioned member who is not on active service or on duty or who has not been warned for duty, no punishment of imprisonment, and no punishment of detention for a term in excess of ninety days, shall be imposed.

(2) For the purposes of subsection (1), the offence of drunkenness is committed where a person, owing to the influence of alcohol or a drug,

(a) is unfit to be entrusted with any duty that the person is or may be required to perform; or

(b) behaves in a disorderly manner or in a manner likely to bring discredit on Her Majesty's service.

 

Service trial of civil offences

 

130. (1) An act or omission

 

 

(a) that takes place in Canada and is punishable under Part VII, the Criminal Code or any other Act of Parliament, or

 

(b) that takes place outside Canada and would, if it had taken place in Canada, be punishable under Part VII, the Criminal Code or any other Act of Parliament,

 

is an offence under this Division and every person convicted thereof is liable to suffer punishment as provided in subsection (2).

(2) Subject to subsection (3), where a service tribunal convicts a person under subsection (1), the service tribunal shall,

 

(a) if the conviction was in respect of an offence

 

 

(i) committed in Canada under Part VII, the Criminal Code or any other Act of Parliament and for which a minimum punishment is prescribed, or

 

(ii) committed outside Canada under section 235 of the Criminal Code,

 

impose a punishment in accordance with the enactment prescribing the minimum punishment for the offence; or

 

(b) in any other case,

 

(i) impose the punishment prescribed for the offence by Part VII, the Criminal Code or that other Act, or

(ii) impose dismissal with disgrace from Her Majesty's service or less punishment.

 

(3) All provisions of the Code of Service Discipline in respect of a punishment of imprisonment for life, for two years or more or for less than two years, and a fine, apply in respect of punishments imposed under paragraph (2)(a) or subparagraph (2)(b)(i).


(4) Nothing in this section is in derogation of the authority conferred by other sections of the Code of Service Discipline to charge, deal with and try a person alleged to have committed any offence set out in sections 73 to 129 and to impose the punishment for that offence described in the section prescribing that offence.

 

Criminal Code, R.S.C. 1985, c. C‑46

 

Sexual assault

 

271. (1) Every one who commits a sexual assault is guilty of

(a) an indictable offence and is liable to imprisonment for a term not exceeding ten years; or

(b) an offence punishable on summary conviction and liable to imprisonment for a term not exceeding eighteen months.

 

 

 


COUR D'APPEL DE LA COUR MARTIALE DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER : CACM‑548

 

 

INTITULÉ : CORPORAL RIVAS, D. c
SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE : Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE : Le 23 mars 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE O'REILLY

 

Y ONT SOUSCRIT : LA JUGE DAWSON

LE JUGE MACKENZIE

 

DATE : Le 3 juillet 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Denis Couture

POUR L'APPELANT

 

Major Eric Carrier

Lieutenant‑Colonel Marylène Trudel

 

POUR L'INTIMÉE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Denis Couture

Avocat

Ottawa (Ontario)

 

POUR L'APPELANT

 

Cabinet du juge‑avocat général

Ottawa (Ontario)

POUR L'INTIMÉE

 

 

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