Cour d'appel de la cour martiale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20140613


Dossier : CMAC-565

Référence : 2014 CACM 7

CORAM :

LE JUGE COURNOYER

LE JUGE MAINVILLE

LA JUGE GAGNÉ

 

ENTRE :

 

CAPORAL-CHEF LAFLAMME

 

appelant

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

intimée

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 14 mars 2014.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 13 juin 2014.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE COURNOYER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE MAINVILLE

LA JUGE GAGNÉ

 


Date : 20140613


Dossier : CMAC-565

Référence : 2014 CACM 7

CORAM :

LE JUGE COURNOYER

LE JUGE MAINVILLE

LA JUGE GAGNÉ

 

ENTRE :

 

CAPORAL-CHEF LAFLAMME

 

appelant

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

intimée

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE COURNOYER

I.                   Introduction

[1]               L'appelant se pourvoit à l'encontre d'une décision rendue le 18 juin 2013[1] par la Cour martiale permanente (le juge militaire Jean-Guy Perron) qui le déclare coupable de deux chefs d'accusation déposés en vertu de l'article 130 de la Loi sur la défense nationale[2], soit d'avoir entravé le travail d'un agent de la paix contrairement au paragraphe 129a) du Code criminel[3] du Canada.

[2]               L'entrave au travail de deux policiers militaires aurait eu lieu aux approches de la base militaire de Trenton en Ontario dans le cadre d'une opération policière visant à détecter les conducteurs au volant de leur véhicule avec les facultés affaiblies.

[3]               L'appelant fait valoir deux moyens d'appel: 1) le juge militaire n'a pas fourni de motifs suffisants pour justifier le rejet de la défense; 2) le juge militaire a commis une erreur en rejetant un témoignage en se fondant sur la règle énoncée dans l’arrêt Browne v. Dunn[4] alors qu'il avait décidé qu'elle ne s'appliquait pas.

II.                Le contexte

[4]               Les deux moyens d'appel se soulèvent dans le contexte où l'appelant a témoigné qu'un troisième policier militaire aurait été présent sur les lieux de l'intervention menant aux accusations d'entrave portées contre lui, alors que la poursuite n’avait fait mention que de la présence de deux policiers sur les lieux. Ce policier aurait aidé ses collègues à maintenir l'appelant au sol, aurait été agressif envers lui et l'aurait injurié à plusieurs reprises parce que l'appelant parlait français. Un témoin, M. Vivian, a corroboré en partie le témoignage de l'appelant.

[5]               La teneur des témoignages rendus en défense soulève la question de l'utilisation d'une force excessive pour maîtriser l'appelant.

[6]               Cette preuve était de nature à conduire à l'acquittement si elle était crue ou si elle soulevait un doute raisonnable dans l'esprit du juge militaire, car comme le souligne avec justesse l'intimée dans son mémoire, « le juge militaire pouvait difficilement accorder de la crédibilité aux policiers ayant témoigné de manière incompatible en ce qui concerne le personnel présent ».

[7]               De plus, l'intimée admet avec raison que si tel était le cas, les policiers auraient ainsi omis dans leur témoignage des faits significatifs, voire la preuve d'une conduite criminelle de la part de ce troisième policier, et qu'il serait conséquemment difficile « de leur conférer une crédibilité suffisante pour justifier une condamnation ». Ce doute est susceptible de se soulever à l'égard des deux chefs d'accusation sans distinction, puisque c’est l'honnêteté des policiers qui est mise en doute.

[8]               Le contexte général ayant été décrit, je me propose maintenant de référer brièvement aux faits et de reproduire les conclusions du juge d'instance à l'égard de sa conclusion au sujet des deux chefs d'accusations. J'examinerai ensuite les principes de droit en cause et décrirai les décisions du juge militaire au sujet de l'application de la règle de Browne v. Dunn. Il sera alors possible d'appliquer les principes de droit pertinents.

[9]               À mon avis, cela fera ressortir clairement pourquoi il est nécessaire d'ordonner la tenue d'un nouveau procès. Essentiellement, le juge militaire ne pouvait à la fois décider qu'il n'appliquerait pas la règle de Browne v. Dunn et ensuite l’appliquer dans son jugement lors de l’évaluation de la crédibilité des témoins. Ce faisant, il n'est plus possible d'expliquer le verdict, non plus que de déterminer si le principe du doute raisonnable a été appliqué correctement.

III.             Les dispositions pertinentes

[10]           Pour faciliter la compréhension, je reproduis les dispositions trouvant application en l’espèce, soit le paragraphe 130(1)a) de la Loi sur la défense nationale et le paragraphe 129a) du Code criminel.

Procès militaire pour infractions civiles

Service trial of civil offences

130. (1) Constitue une infraction à la présente section tout acte ou omission :

130. (1) An act or omission

a) survenu au Canada et punissable sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale;

(a) that takes place in Canada and is punishable under Part VII, the Criminal Code or any other Act of Parliament, or

[…]

Infractions relatives aux agents de la paix

Offences relating to public or peace officer

129. Quiconque, selon le cas

129. Every one who

a) volontairement entrave un fonctionnaire public ou un agent de la paix dans l’exécution de ses fonctions ou toute personne prêtant légalement main-forte à un tel fonctionnaire ou agent, ou lui résiste en pareil cas;

(a) resists or wilfully obstructs a public officer or peace officer in the execution of his duty or any person lawfully acting in aid of such an officer,

[…]

est coupable :

is guilty of

d) soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans;

(d) an indictable offence and is liable to imprisonment for a term not exceeding two years, or

e) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.

(e) an offence punishable on summary conviction.

IV.             Les faits

[11]           Les circonstances ayant donné lieu aux accusations portées contre l'appelant sont décrites ainsi par le juge militaire:

[12]      La preuve indique clairement que le caporal-chef Laflamme conduisait son automobile vers une heure le 5 février 2012 alors qu'il quittait le mess des caporaux et soldats de la 8e Escadre et qu'il se dirigeait vers la sortie de la base. La section de police militaire de l'escadre effectuait une opération RIDE (Reduce Impaired Driving Everywhere) sur la rue Anson menant à la sortie de la base pour ainsi déceler les conducteurs avec facultés affaiblies. Cette opération RIDE avait été planifiée car il y avait une soirée spéciale au mess des caporaux et soldats au cours de la soirée du 4 février, soit le visionnement de combats UFC. Cette opération débuta vers 23 h 30 le 4 février. Les caporaux Ryan et Bains effectuaient cette opération RIDE. Tous les évènements de cette cause ont eu lieu sur un établissement de la défense.

V.                Le jugement d'instance

[12]           Le juge militaire a trouvé l'appelant coupable d'avoir entravé le travail des deux policiers militaires.

A.                Premier chef d’accusation

[13]           Le juge militaire s'exprime ainsi à l'égard du premier chef d'accusation :

[44]      Le caporal-chef Laflamme a montré son permis de conduire au caporal Ryan mais il ne lui a pas donné. Il est peu important que la caporale Ryan lui ait demandé de lui montrer ou de lui donner son permis de conduire. Compte tenu des faits de notre cause, soit de se faire signaler avec une lampe de poche à deux reprises par une policière vers une heure du matin sur une base des Forces canadiennes alors qu'une auto de police avec ses gyrophares allumés bloque la route menant à la sortie de la base, le simple bon sens veut qu'une personne s'arrête et donne à la policière son permis de conduire quand celle-ci lui demande de le voir. Le terme exhiber ne signifie pas simplement montrer son permis mais bien de le produire, c'est-à-dire le présenter sur demande. Le caporal-chef Laflamme ne l'a pas fait. La caporale Ryan n'a pas pu l'identifier à ce moment. Le fait de ne pas donner son permis a nuit et rendu plus difficile le travail du caporal Ryan.

[14]           Le juge militaire rejette le témoignage de l'appelant en ces termes :

[58]      Le caporal-chef Laflamme témoigna qu'il n'avait pas compris que la caporale Ryan lui indiquait de s'arrêter. Par ailleurs, monsieur Vivian ainsi que l'autre automobiliste immobilisé près du caporal Ryan ne semblaient pas avoir eu de difficulté à comprendre qu'il fallait s'arrêter. Le caporal-chef Laflamme dit avoir toujours coopéré avec la police. Par ailleurs son témoignage démontre très peu de coopération avec la caporale Ryan.

[59]      Le caporal-chef Laflamme témoigne qu'il voit une auto de patrouille avec ses gyrophares allumés qui bloque la route vers la sortie de la base, qu'une policière illumine son auto avec une lampe de poche et qu'il comprend qu'il doit tourner dans la direction de la policière mais il ne comprend pas que tout cela signifie qu'il doit s'immobiliser dans le stationnement tout comme l'auto immobilisée près de la policière.

[60]      Le caporal-chef Laflamme n'offre que des excuses pour expliquer pourquoi il ne s'est pas arrêter et il n'a pas donné son permis au caporal Ryan. Son témoignage sur son comportement, l'interprétation des gestes et des mots du caporal Ryan ainsi que de la situation en général est invraisemblable et n'a aucun bon sens.

[61]      Le caporal-chef Laflamme n'est pas un témoin crédible. La cour en conclut que la preuve prouve hors de tout doute raisonnable que le caporal-chef Laflamme a volontairement refusé d'immobiliser son automobile et de s'identifier en ne donnant pas son permis de conduire au caporal Ryan. La cour en conclut que la preuve prouve hors de tout doute raisonnable que le caporal-chef Laflamme a entravé le travail du caporal Ryan.

B.                 Deuxième chef d'accusation

[15]           À l'égard du deuxième chef d'accusation, le juge militaire formule sa conclusion de la façon suivante :

[62]      La cour va maintenant se concentrer sur la deuxième accusation. Est-ce que le caporal-chef Laflamme a entravé le travail du caporal Bains? Le procureur argumente que l'entrave est composée d'une ou des actes suivants : de ne pas sortir de l'auto, de ne pas avoir donné son permis de conduire de façon à ce que le caporal Bains puisse l'identifier et de résister à l'arrestation au moment où on lui a mis les menottes aux poignets.

[63]      Le caporal-chef Laflamme témoigna qu'à son arrivée à l'auto du caporal-chef Laflamme, le caporal Bains lui demanda de voir son permis d'un ton calme. Le caporal-chef Laflamme lui montra tout comme il l'avait fait avec la caporale Ryan. Le caporal Bains pointa sa lampe de poche sur le permis pour le voir et se serait approché. Il y avait peu de lumière à cet endroit. Le caporal Bains lui aurait alors demandé de lui donner son permis et son porte-monnaie d'un ton hystérique et agressif et il les lui aurait donnés. Le caporal Bains aurait demandé à un commissionnaire de traduire que le caporal-chef Laflamme était sous arrestation pour conduite en état d'ébriété, d'avoir essayé d'éviter un programme RIDE et de ne pas coopérer avec la police. Le caporal Bains lui aurait ensuite demandé de sortir de l'automobile et il serait sorti immédiatement. Le caporal Bains lui dit de se tourner pour faire face à son auto et le caporal Bains le fouilla. Suite à cela, le caporal Bains lui demanda de mettre sa main gauche derrière lui pour lui placer les menottes. Le caporal-chef Laflamme lui donna sa main gauche. Alors qu'il essayait de placer sa main droite derrière lui, il eut de la difficulté car son bras n'était pas flexible et son bras s'est raidi. Il se tourna la tête pour parler au caporal Bains. C'est à ce moment qu'il fut placé au sol avec le visage faisant face au sol.

[64]      Le caporal Bains témoigna qu'il s'est présenté sur scène après que la caporale Ryan l'avait appelé. Il se présenta au caporal-chef Laflamme et lui demanda de sortir de son véhicule. Le caporal-chef Laflamme lui demanda pourquoi. Il lui demanda encore de sortir de son véhicule environ trois autres fois et le caporal-chef Laflamme répondait non et pourquoi. Le caporal-chef Laflamme sorti de son véhicule. Le caporal Bains demanda au caporal-chef Laflamme de lui donner une pièce d'identité. Le caporal-chef Laflamme répondit pourquoi. Caporal Bains demanda trois ou quatre fois avant que le caporal-chef Laflamme ne sorte sa carte d'identité de son porte-monnaie pour lui montrer. Bains essaya de prendre la carte mais le caporal-chef Laflamme la plaça derrière son dos. Le caporal Bains contacta le répartiteur pour que celui-ci informe le caporal-chef Laflamme en français qu'il serait placé sous arrestation parce qu'il ne s'était pas identifié.

[65]      Le caporal Bains a pris le porte-monnaie du caporal-chef Laflamme et le donna au caporal Ryan. Il demanda au caporal-chef Laflamme de se retourner vers son auto de placer ses mains sur le véhicule ce que fit le caporal-chef Laflamme. Il demanda au caporal-chef Laflamme de placer ses mains derrière son dos pour qu'il puisse lui placer les menottes mais le caporal-chef Laflamme résista en gardant ses bras rigides et en se repoussant du véhicule en direction du caporal Bains. Le caporal-chef Laflamme se retourna et fit face au caporal Bains et il semblait en colère. La caporale Ryan témoigna aussi sur ces évènements de façon similaire.

[66]      Au cours de son contre-interrogatoire, le caporal-chef Laflamme témoigna qu'il n'avait pas descendu de sa voiture quand la caporale Ryan lui avait demandé au moment de son premier contact avec elle. Il lui demanda pourquoi elle lui demandait ceci et elle lui avait répondu parce qu'il n'avait pas arrêté au programme RIDE.

[67]      Le caporal-chef Laflamme et monsieur Vivian ont indiqué à la cour qu'un autre policier mâle était présent lors de l'arrestation du caporal-chef Laflamme. Les caporaux Ryan et Bains ont témoigné qu'ils étaient les seuls policiers sur la scène. Il appert que monsieur Vivian, voulant informer sa chaîne de commandement qu'il avait observé des évènements troublants la nuit du 5 février, avait donc parlé brièvement de ceci avec le caporal-chef Laflamme dans les jours suivants. Le caporal-chef Laflamme lui aurait dit de ne pas lui en parler mais d'en parler à son avocat dans un futur rapproché. Monsieur Vivian n'a donc fait aucune plainte ou aucune déclaration officielle. La cour a bien du mal à comprendre pourquoi le caporal-chef Laflamme n'a pas indiqué à monsieur Vivian de donner une déclaration officielle quant il apprit qu'un témoin pouvait décrire comment il aurait été malmené par les policiers. La cour ne croit pas cette preuve.

[68]      Compte tenu de la décision de la cour quant à l'application de la règle Browne vs Dunn, la cour ne donne peu de poids à ce témoignage. La cour considère que les caporaux Ryan et Bains sont crédibles.

[69]      Il s'agit d'une situation causée par l'attitude et le comportement du caporal-chef Laflamme. La séquence d'évènements débuta quand le caporal-chef Laflamme décida de ne pas s'arrêter dans le stationnement. En refusant de donner son permis de conduire au caporal Ryan telle qu'elle le demandait, il faisait augmenter la tension. Il témoigna que « plus que le caporal Bains gueulait, plus je prenais mon temps pour me tourner.»

[70]      Bien que le caporal Bains ait répété son ordre trois fois, le caporal-chef Laflamme a sorti de son auto. La cour en conclut que la preuve acceptée par la cour prouve hors de tout doute raisonnable que le caporal-chef Laflamme n'a pas donné son permis de conduire de façon à ce que le caporal Bains puisse l'identifier et qu'il a résisté à son arrestation.

[Je souligne]

VI.             Les principes applicables

A.                La motivation du jugement

[16]           Les principes à l'égard de la motivation d'un jugement, du fardeau et de la norme de preuve sont bien connus. Le juge doit expliquer pourquoi il rejette un témoignage. Cette proposition n'est pas sujette à controverse[5]. Le juge doit énoncer les motifs du jugement et non simplement sa conclusion[6], car « l’accusé est en droit de savoir pourquoi le juge du procès écarte le doute raisonnable »[7].

[17]           Le juge doit expliquer les fondements de sa décision car son défaut « d’expliquer adéquatement comment il a résolu les questions de crédibilité peut constituer une erreur justifiant l’annulation de la décision »[8]. Cela est particulièrement crucial lorsque le juge d'instance doit démêler des éléments de preuve embrouillés et contradictoires sur une question clé[9].

[18]           Par ailleurs, en l'espèce, « l’omission du juge du procès d’expliquer pourquoi il a écarté une dénégation plausible des accusations par l’accusé ne rend pas les motifs déficients, pourvu que ceux-ci démontrent, de façon générale, que lorsque les témoignages [des policiers] et de [l'appelant] se contredisaient, il a retenu celui [des policiers]. Aucun autre motif n’est nécessaire pour justifier le rejet du témoignage de l’accusé puisque les déclarations de culpabilité elles-mêmes permettent d’inférer raisonnablement que l’accusé n’a pas réussi à soulever un doute raisonnable en niant les accusations »[10]. Je déterminerai en conclusion si tel est le cas.

[19]           Cela dit, il faut cependant se rappeler qu'une cour d’appel examinera la suffisance de la motivation à partir d’un critère fonctionnel.

[20]           La portée de ce critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans R. c. Sheppard[11] est ainsi résumée par la juge Charron dans R. c. Dinardo :

L’arrêt Sheppard commande aux juridictions d’appel d’appliquer un critère fonctionnel pour déterminer si une décision est suffisamment motivée (par. 55). Il ne s’agit pas de se livrer à un exercice abstrait, mais de se demander si les motifs répondent bien aux questions en litige, compte tenu de l’ensemble de la preuve et des observations des avocats (R. c. D. (J.J.R.) (2006), 215 C.C.C. (3d) 252 (C.A. Ont.), par. 32). Un appel fondé sur l’insuffisance des motifs ne sera accueilli que si les lacunes des motifs exprimés par le juge du procès font obstacle à un examen valable en appel : Sheppard, par. 25[12].

[21]           En définitive, si les lacunes dans les motifs énoncés par le juge ne font pas obstacle à un examen véritable en appel et que le verdict peut s’expliquer, il n’y aura pas lieu d’ordonner un nouveau procès.

[22]           L'appelant fait également valoir de façon subsidiaire que la norme et le fardeau de la preuve n'ont pas été correctement appliqués par le juge militaire.

B.                 L'évaluation de la crédibilité et de la fiabilité des témoins

[23]           Dans l'arrêt R. c. Clark[13], notre collègue le juge Watt résume les principes pertinents à l'évaluation de la crédibilité et de la fiabilité des témoins :

[40]      Premièrement, les témoins ne sont pas "présumés dire la vérité". Le juge des faits doit apprécier le témoignage de chaque témoin en tenant compte de tous les éléments de preuve produits durant l'instance, sans s'appuyer sur aucune présomption, sauf peut-être la présomption d'innocence : R. c. Thain, 2009 ONCA 223, 243 CCC (3d) 230, au paragraphe 32.

[41]      Deuxièmement, le juge des faits n'est pas nécessairement tenu d'admettre le témoignage d'un témoin simplement parce qu'il n'a pas été contredit par le témoignage d'un autre témoin ou par un autre élément de preuve. Le juge des faits peut se fonder sur la raison, le sens commun et la rationalité pour rejeter tout élément de preuve non contredit : Aguilera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 507, au paragraphe 39; R.K.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 116, aux paragraphes 9 à 11.

[42]      Troisièmement, comme on le demande régulièrement et nécessairement aux jurys dans les affaires civiles et pénales, le juge des faits peut accepter ou rejeter tout ou partie d'un témoignage versé au dossier. Autrement dit, l'appréciation de la crédibilité n'est pas dépourvue de nuances. On ne peut non plus déduire de la conclusion selon laquelle un témoin est crédible que son témoignage est fiable et encore moins qu'il permet à une partie de se décharger du fardeau de preuve sur une question précise ou dans son ensemble.

[24]           Il y a également lieu de faire la distinction entre les concepts de crédibilité et de fiabilité du témoin. Le juge Watt énonce ainsi ces distinctions dans R. v. C.(H.) :

Credibility and reliability are different. Credibility has to do with a witness's veracity, reliability with the accuracy of the witness's testimony. Accuracy engages consideration of the witness's ability to accurately

i. observe;

ii. recall; and

iii. recount

events in issue. Any witness whose evidence on an issue is not credible cannot give reliable evidence on the same point. Credibility, on the other hand, is not a proxy for reliability: a credible witness may give unreliable evidence: R. v. Morrissey (1995), 22 O.R. (3d) 514, at 526 (C.A.)[14].

[Je souligne]

[25]           La Cour divisionnaire de la Cour supérieure de l'Ontario formule ainsi la distinction entre les deux concepts dans S.D. v. Ontario (Criminal Injuries Compensation Board) :

Credibility involves an assessment of whether a witness is telling the truth as opposed to lying. Reliability relates to whether an honest witness may nevertheless be mistaken in what he or she believes to be the truth[15].

C.                 La règle formulée dans Browne v. Dunn

[26]           Notre collègue la juge Weiler de la Cour d'appel de l'Ontario a récemment résumé les principes de l'arrêt Browne v. Dunn dans R. v. Dexter[16].

[27]           En raison de l'importance de cette question dans la présente affaire, je reproduis intégralement son résumé :

17        The rule in Browne v. Dunn is not merely a procedural rule; it is a rule of trial fairness. The rule was summarized by this court in R. v. Henderson (1999), 44 O.R. (3d) 628 (C.A.), at p. 636 as follows:

This well-known rule stands for the proposition that if counsel is going to challenge the credibility of a witness by calling contradictory evidence, the witness must be given the chance to address the contradictory evidence in cross-examination while he or she is in the witness-box.

The cross-examiner gives notice by first putting questions to the witness in cross-examination that are sufficient to alert the witness that the cross-examiner intends to impeach his or her evidence, and second, by giving the witness an opportunity to explain why the contradictory evidence, or the inferences to be drawn from it, should not be accepted: see the comments of Lord Herschell in Browne v. Dunn, at pp. 70-71.

18        The application of the rule prevents a witness from being "ambushed". However, it does not require the cross-examiner to "slog through a witness's evidence-in-chief putting him on notice of every detail the defence does not accept": see R. v. Verney (1993), 67 O.A.C. 279, at para. 28. Only the nature of the proposed contradictory evidence and its significant aspects need be put to the witness.

19        The rule is also a rule of common sense. By enabling the trial judge to observe and assess the witness when he or she is confronted with contradictory evidence and given an opportunity to explain his or her position, the rule promotes the accuracy of the fact-finding process. In doing so, it enhances public confidence in the justice system.

20        The effect that a court should give to a breach of the rule in Browne v. Dunn will depend on a number of factors. In deciding how to address a breach, a trial judge may consider:

●    The seriousness of the breach;

●    The context in which the breach occurred;

●    The stage in the proceedings when an objection to the breach was raised;

●    The response by counsel, if any, to the objection;

●    Any request by counsel to re-open its case so that the witness whose evidence has been impugned can offer an explanation;

●    The availability of the witness to be recalled; and

●    In the case of a jury trial, whether a correcting instruction and explanation of the rule is sufficient or whether trial fairness has been so impaired that a motion for a mistrial should be entertained.

Thus, the extent of the rule's application is within the discretion of the trial judge after taking into account the circumstances of the case: see R. v. Lyttle, 2004 SCC 5, [2004] 1 S.C.R. 193, at para. 65; R. v. Werkman, 2007 ABCA 130, 404 A.R. 378, at para. 9.

21        There are at least two permissive options to rectify the breach. One is for the trial judge to take into account the failure to cross-examine when assessing a witness's credibility and deciding the weight to be given to that witness's evidence: see Werkman, at paras. 9-11; R. v. Paris (2000), 138 O.A.C. 287, at para. 22. Another is to allow counsel to recall the witness whose evidence has been impeached without notice. As Moldaver J.A. explained in R. v. McNeill (2000), 48 O.R. (3d) 212 (C.A.), at paras. 47-49, where the concern lies in the witness's inability to present his or her side of the story, if the witness is available and the trial judge is satisfied that recall is appropriate, the trial judge ought to offer the aggrieved party that opportunity. The mechanics of when and by whom the witness should be recalled should be left to the discretion of the trial judge. If the aggrieved party who is offered this option declines it, then the trier of fact would simply decide whether to believe all, part or none of the [later] witness's evidence regardless of whether the evidence was uncontradicted.

22        Deference is owed to a trial judge's exercise of discretion in deciding how to deal with a breach of the rule unless error in principle is shown: see R. v. Blom (2002), 61 OR (3d) 51 (C.A.), at para. 20.

[Je souligne]

VII.          L'application des principes

[28]           Avant de procéder à l'application de tous ces principes, il est essentiel de décrire les circonstances dans lesquelles la question de la règle de Browne v. Dunn a été soulevée lors du procès.

[29]           Après que la défense ait déclaré sa preuve close, la poursuite a demandé de présenter une contre-preuve en raison des témoignages à l'égard de la présence d'un troisième policier. Elle a justifié sa demande en invoquant la règle de Browne v. Dunn.

[30]           Le procureur de l'appelant a soutenu qu'il avait contre-interrogé les policiers militaires au sujet du nombre de policiers impliqués dans l'arrestation de l'appelant et le contrôle de celui-ci lorsqu'il a été placé au sol.

[31]           Le juge militaire reconnaît que la question de la présence d'un troisième policier est une question importante à l'égard de la crédibilité de la preuve de la poursuite, mais il estime que les questions posées aux témoins policiers auraient dû être plus précises. Il décide cependant qu'il n'est pas nécessaire de rappeler un témoin policier puisque la preuve pourra être évaluée à la lumière de la règle de Browne v. Dunn.

[32]           Toutefois, le débat sur cette question, loin d'être clos, se poursuivra lors d’une suspension du délibéré du juge militaire à la demande des parties[17].

[33]           Les procureurs des parties ont alors informé le juge militaire que l'avocat de l'appelant avait fait parvenir à la procureure de la poursuite, agissant alors dans le dossier, des informations au sujet de la présence d'un troisième policier, et qu’il l’avait également avisée qu'un témoin indépendant était disposé à confirmer ce fait et à fournir une déclaration assermentée à cet égard[18].

[34]           Les échanges de courriels à ce sujet ont été transmis par le procureur de l'appelant à l'avocat de la poursuite lors du procès. Ceux-ci ne sont pas au dossier devant nous.

[35]           C'est le procureur de la poursuite agissant lors du procès qui a tenu à apporter ces précisions afin d'éviter une méprise, car il avait justifié sa demande de présenter une contre-preuve en affirmant que la poursuite ne pouvait pas anticiper la nature du témoignage de l'appelant et du témoin M. Vivian, ce qui à la lumière du courriel reçu antérieurement par la poursuite n'était pas conforme aux faits.

[36]           En raison de cette nouvelle information, le juge militaire révise alors la décision rendue antérieurement et rend la décision suivante :

La règle énoncée dans Browne c Dunn, cette règle : [...] établit que lorsqu’un avocat tente de contester la crédibilité d’un témoin en produisant une preuve [contraire], ce témoin doit avoir la possibilité de parler de cette preuve en contre-interrogatoire. La nature de la preuve contradictoire doit au moins être soumise au témoin lors du contre-interrogatoire, par l’avocat qui entend la produire.

Ici, je fais référence au paragraphe 107 de R. c. McCarroll, 2008 ONCA 715. Il s’agit d’une règle d’équité, d’équité envers le témoin. Et bien entendu, toute règle de preuve doit s’évaluer dans le contexte dans lequel on doit utiliser cette règle de preuve.

Ici, quel est le contexte? L’existence d’un troisième policier sur la scène est un thème important de la défense. C’est un thème qui touche à la crédibilité des témoins de la poursuite. La crédibilité est un élément important dans cette cause. L’accusé et un témoin de la défense ont témoigné à cet effet, c’est-à-dire qu’il y avait un troisième policier d’impliqué dans les interactions avec le caporal-chef Laflamme. L’avocat de la défense a informé la poursuite en septembre 2012 dans un courrier électronique à l’effet qu’il avait de l’information au sujet d’un troisième policier et qu’il avait un témoin à ce sujet. Alors malgré tout cela, l’avocat de la défense — et l’avocat de la défense a aussi fait mention, alors qu’il parlait du troisième policier, il a fait une mention de collusion — si j’ai bien compris le terme collusion —

AVOCAT DE LA DÉFENSE : Possibilité.

JUGE MILITAIRE : — possibilité de collusion, d’accord, merci — au cours de la plaidoirie sur cette question cet après-midi. Donc malgré tout cela, l’avocat de la défense a posé pratiquement toutes les questions au caporal Ryan et au caporal Bains sauf celle à savoir s’il y avait un troisième policier sur place et le fait que des témoins pourraient apporter de la preuve à savoir qu’il y avait un troisième policier sur place.

Ma décision initiale quant à la règle de Browne c Dunn demeure inchangée. C’est-à-dire que la cour considère que l’avocat de la défense n’a pas respecté cette règle. Par contre, la poursuite était au courant de cette position de la défense. La poursuite était au courant que la défense avait de la preuve ou pourrait apporter de la preuve quant à un troisième policier. Bien que le major Carrier, l’avocat de la poursuite présentement, n’était pas au courant personnellement à ce moment-ci tel qu’il l’a indiqué, la poursuite était au courant. C’était le devoir de la poursuite de s’assurer que l’avocat qui occupait le poste de procureur de la poursuite lors du procès soit au courant de chaque élément important de cette cause. Si le major Carrier aurait été courant, probablement, possiblement, il aurait alors pu contre-interroger lors du ré-interrogatoire sur cet aspect. Je ne — la cour ne peut pas confirmer que c’est ceci qu’il aurait fait, mais il aurait été pleinement conscient des questions posées et de la signification des questions qui étaient posées par l’avocat de la défense. Il aurait pu alors réhabiliter son témoin ou — chose qu’il n’a pas fait, chose qu’il n’avait pas fait car il n’avait pas cette information pour le faire.

Alors même si la cour considère que l’avocat de la défense n’a pas suivi la règle de Browne c Dunn telle que la loi l’indique, il y a eu faute de la poursuite aussi. Donc à ce moment-ci, au lieu de simplement — au lieu de décider que mon évaluation de la preuve produite par la défense serait influencée par le bris de la règle de Browne c Dunn, l’impact sera neutre. Il n’y aura pas d’impact négatif sur l’évaluation de la preuve de la défense par rapport au bris de cette règle.

[Je souligne]

[37]           Je partage l'avis du juge militaire selon lequel, dans les circonstances, il ne devait pas tirer de conclusion défavorable dans l'évaluation de la preuve présentée par l'appelant. Or, ce n'est pas ce qu'il a fait dans son jugement.

[38]           Je reproduis de nouveau les passages pertinents du jugement d'instance :

[67]      Le caporal-chef Laflamme et monsieur Vivian ont indiqué à la cour qu'un autre policier mâle était présent lors de l'arrestation du caporal-chef Laflamme. Les caporaux Ryan et Bains ont témoigné qu'ils étaient les seuls policiers sur la scène. Il appert que monsieur Vivian, voulant informer sa chaîne de commandement qu'il avait observé des évènements troublants la nuit du 5 février, avait donc parlé brièvement de ceci avec le caporal-chef Laflamme dans les jours suivants. Le caporal-chef Laflamme lui aurait dit de ne pas lui en parler mais d'en parler à son avocat dans un futur rapproché. Monsieur Vivian n'a donc fait aucune plainte ou aucune déclaration officielle. La cour a bien du mal à comprendre pourquoi le caporal-chef Laflamme n'a pas indiqué à monsieur Vivian de donner une déclaration officielle quant il apprit qu'un témoin pouvait décrire comment il aurait été malmené par les policiers. La cour ne croit pas cette preuve.

[68]      Compte tenu de la décision de la cour quant à l'application de la règle Browne vs Dunn, la cour ne donne peu de poids à ce témoignage. La cour considère que les caporaux Ryan et Bains sont crédibles.

[Je souligne]

[39]           Il s’agit là, à mon avis, d’une décision qui contredit directement la décision antérieure du juge militaire à l’effet que l’impact de la règle de Browne c. Dunn serait neutre dans les circonstances et n’aurait pas d’effet négatif sur l’évaluation de la preuve de la défense. Cela suffit pour accueillir l’appel.

[40]           Mais il y a plus. En effet, quant à moi, compte tenu des circonstances particulières de ce dossier, la poursuite avait également l’obligation de se renseigner sur la participation d’un troisième policier.

[41]           En effet, même si la question n'a pas été abordée sous cet angle par les parties devant le juge militaire, il faut tenir compte de l'obligation fondamentale de la poursuite de se renseigner lorsqu'on porte à son attention des informations qui mettent en cause l'honnêteté ou la fiabilité de ses témoins.

[42]           Cette obligation a été analysée par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. McNeil[19] dans le contexte des devoirs de la poursuite en matière de communication de la preuve.

[43]           L'obligation de la poursuite de se renseigner est ainsi décrite par la juge Charron :

[49]      Le ministère public n’est pas une partie comme les autres. En effet, en tant qu’officier de justice, le représentant du ministère public doit œuvrer sans réserve à la bonne administration de la justice. Ainsi, lorsqu’il est informé de l’existence de renseignements pertinents, il ne peut se contenter de n’en faire aucun cas. À moins que l’information ne semble pas fondée, l’avocat du ministère public ne saurait apprécier pleinement le bien-fondé de l’affaire et s’acquitter de son obligation d’officier de justice s’il ne s’informe pas davantage et ne tente pas raisonnablement d’obtenir les renseignements en question. Dans R. c. Arsenault (1994), 153 R.N.‑B. (2e) 81 (C.A.), le juge Ryan a décrit avec justesse l’obligation du ministère public de se renseigner suffisamment auprès des autres organismes ou ministères de la Couronne. Il s’est exprimé comme suit :

Lorsqu’une divulgation est demandée ou exigée, le procureur de la Couronne a l’obligation de se renseigner suffisamment auprès des autres organismes ou ministères de la Couronne qui pourraient logiquement avoir en leur possession des éléments de preuve. On ne peut excuser le procureur de la Couronne de ne pas se renseigner suffisamment lorsqu’à la connaissance du poursuivant ou de la police un autre organisme de la Couronne a participé à l’enquête. La question de la pertinence ne peut être laissée à la discrétion des profanes. Si le procureur de la Couronne ne peut avoir accès aux dossiers d’un autre organisme, il doit alors en aviser la défense de façon que celle-ci puisse entreprendre les mesures qu’elle juge nécessaires dans l’intérêt de l’accusé. Ce principe s’appliquerait aussi dans les affaires dans lesquelles l’accusé ou le défendeur, selon le cas, n’est pas représenté par un avocat... [par. 15]

[50]      Cette obligation de se renseigner s’applique lorsque le ministère public est informé de l’existence d’éléments de preuve potentiellement pertinents quant à la crédibilité ou à la fiabilité des témoins dans une affaire. Comme le précise à juste titre l’amicus curiae, [traduction] « [l]e ministère public et la défense ont tous les deux intérêt à découvrir qu’un policier n’est pas honnête ou fiable » (mémoire, par. 62) […].

[Je souligne]

[44]           Conformément à cette obligation, la poursuite devait vérifier l'information qui lui avait été communiquée par l'avocat de l'appelant en septembre 2012 au sujet des événements de février 2012.

[45]           Elle se devait de déterminer si l'allégation portée à sa connaissance était fondée. Contrairement à ce qui semble être la position de l'intimée dans son mémoire, la poursuite avait l'obligation de faire un certain nombre de vérifications. Elle pouvait et devait d’abord vérifier, y compris auprès de ses témoins policiers, le nombre de policiers présents et la force utilisée par les policiers, et ensuite déterminer si parmi les policiers militaires qui pouvaient avoir été en fonction le soir des événements, la description de l'un d'entre eux était compatible avec celle fournie par le témoin M. Vivian.

[46]           Selon les observations des parties devant le juge militaire, il n'est pas clair si la poursuite a même donné suite aux informations transmises. Elle en avait toutefois le devoir. Il faut rappeler que « [l]e déroulement d'une enquête et les facteurs qui l'influencent sont des questions dont le ministère public devrait avoir une connaissance particulière »[20].

[47]           De plus, contrairement à la prétention de l'intimée, j'estime que ces vérifications pouvaient se faire en respectant les obligations déontologiques et professionnelles du procureur de la poursuite tout en évitant d'influencer les témoins[21].

[48]           À la lumière de l'obligation de la poursuite de se renseigner, il était fondamentalement inéquitable pour le juge militaire de tirer dans son jugement une conclusion défavorable à l'égard de la défense, relativement à une question au sujet de laquelle la poursuite avait une telle obligation, et compte tenu du fait qu'elle en avait été informée.

[49]           Même si la règle de Browne v. Dunn en est une d'équité envers les témoins, en l’espèce, le juge militaire devait nécessairement tenir compte de l’obligation de la poursuite dans l’application de cette règle. Cette règle exigeait ici une adaptation contextuelle. Pour cette raison, le juge militaire devait s'en tenir à la décision qu'il avait initialement annoncée, car il s'agissait de la seule conclusion équitable possible dans les circonstances.

[50]           Informé de la communication des informations par l’appelant à la poursuite en septembre 2012, le juge militaire ne pouvait tirer aucune conclusion défavorable dans les circonstances.

[51]           En effet, même si une analogie entre la situation dans la présente affaire et la défense d'alibi est imparfaite[22], la poursuite a eu suffisamment de temps pour vérifier l'information communiquée par le procureur de l'appelant, et celle-ci était suffisamment précise pour permettre sa vérification par les autorités en temps utile[23]. Le juge militaire ne pouvait donc pas tirer une conclusion défavorable[24].

[52]           De plus, dès que le juge militaire eut informé les parties que l'impact serait neutre, il privait l'appelant de la possibilité de demander lui-même le rappel des témoins. Celui-ci ne pouvait pas soupçonner qu'à la suite de cette décision, le juge militaire tirerait une conclusion défavorable à l’égard de sa preuve et favorable à la poursuite en raison de cet accroc allégué à la règle de Browne v. Dunn. Cette violation, dans les circonstances, n’en était plus une.

[53]           À mon avis, l’omission de procéder à un contre-interrogatoire plus poussé et plus précis de la défense ne constituait plus une violation de la règle de Browne v. Dunn en raison des obligations de la poursuite qui existent dans une situation comme en l’espèce. Malgré tout, même si l’on considérait que c’était le cas, cette violation était mineure et ne justifiait pas une conclusion défavorable.

[54]           J'estime par ailleurs que le juge militaire a également commis une erreur en tirant une conclusion défavorable parce que l'appelant n'aurait pas incité le témoin M. Vivian à faire une déclaration aux autorités.

[55]           D'une part, il n'avait aucune obligation légale en ce sens, mais cette question est théorique et sans pertinence étant donné que l'information a été communiquée à la poursuite plusieurs mois avant la tenue du procès.

[56]           D’autre part, il faut tenir compte du contexte. Le témoin M. Vivian a décrit le climat de tension qui existait au sein de l'unité à la suite des événements impliquant l'appelant. Il a aussi expliqué en avoir discuté avec l'appelant, lequel lui a demandé s'il était disposé à en parler à son avocat et à faire une déclaration écrite.

[57]           Éventuellement, l'avocat de l'appelant a communiqué avec lui, et ensuite avec la poursuite. Il n'y a jusque là rien d'inconvenant ou justifiant une conclusion défavorable. La conduite de l’avocat de l’appelant dans ce dossier était irréprochable, équitable, professionnelle et compatible avec les normes les plus élevées de courtoisie professionnelle. Il a fait exactement ce qu’il devait faire.

[58]           Par ailleurs, la Cour suprême du Canada a reconnu dans R. c. Taylor[25] que malgré l'absence d'obligation d'un témoin ou de la défense d'informer les autorités du contenu d'un témoignage anticipé, le juge du procès peut, dans certaines circonstances, tirer une conclusion défavorable à l'égard d'un témoignage lorsque celles-ci justifient une conclusion de fabrication récente.

[59]           Or, cela n'était certainement pas le cas en l'espèce en raison de la communication de l'information en temps utile à la poursuite. Cela est d'autant plus vrai compte tenu de l'obligation de la poursuite de se renseigner. Le fondement de la règle justifiant la possibilité même d'une conclusion défavorable était absent[26].

[60]           J'ajoute en terminant que, même si le juge militaire réfère dans son jugement aux principes de l'arrêt R. c. W.(D.)[27], il ne parait pas avoir appliqué la notion de doute raisonnable à l'évaluation de la crédibilité des témoins, ce qui est essentiel[28]. Il affirme croire les policiers, ne pas croire l'appelant et le témoin M. Vivian, mais il ne détermine jamais si cette preuve suscite un doute raisonnable dans son esprit ou si l'ensemble de la preuve soulève un doute raisonnable[29]. Il ne faut jamais perdre de vue que « le manque de crédibilité de l’accusé n’équivaut pas à une preuve de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable »[30].

[61]           Bien entendu, dans plusieurs dossiers, des conclusions semblables à celles du juge militaire à l’égard de la crédibilité des témoins peuvent être suffisantes, mais dans les circonstances que j'ai décrites et pour les motifs déjà évoqués, on ne peut s'en tenir ici à l'affirmation péremptoire du juge militaire que les témoins policiers sont crédibles.

[62]           La crédibilité des témoins de la poursuite et de la défense était capitale dans ce dossier quant à l’issue du procès. On ne saurait dire que le verdict aurait été le même si une conclusion différente avait été tirée par le juge à l’égard des témoignages des policiers. Si les dépositions des témoins de la poursuite ont été mal évaluées parce que des principes erronés ont été appliqués pour déterminer le poids à leur accorder, les critères applicables ont pu être autres que le critère du doute raisonnable[31].

[63]           Le seul choix raisonnable et équitable est d'ordonner la tenue d'un nouveau procès où la preuve sera évaluée en tenant compte des principes appropriés. Dans la mesure où il est possible que le juge du procès accepte une partie de la déposition d’un témoin, sa totalité ou encore la rejette entièrement[32], il est impossible d'affirmer que le verdict aurait été le même si la preuve avait été évaluée selon les principes juridiques appropriés.

[64]           Pour ces motifs, et conformément au paragraphe 238(1) de la Loi sur la défense nationale, je propose de faire droit à l’appel, d’infirmer les verdicts de culpabilité à l’égard des deux accusations, et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès sur les deux accusations devant une cour martiale.

« Guy Cournoyer »

j.c.a.

«Je suis d’accord.

Robert Mainville, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Jocelyne Gagné, j.c.a. »


COUR D’APPEL DE LA COUR MARTIALE DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

CMAC-565

 

INTITULÉ :

CAPORAL-CHEF LAFLAMME c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 MARS 2014

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE COURNOYER

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE MAINVILLE

LA JUGE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 JUIN 2014

 

COMPARUTIONS :

ME MICHEL DRAPEAU

 

Pour l'appelant

CAPORAL-CHEF LAFLAMME

 

MAJOR ÉRIC CARRIER

 

Pour l'intimée

SA MAJESTÉ LA REINE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Michel Drapeau

Avocat

Ottawa (Ontario)

 

Pour l'appelant

CAPORAL-CHEF LAFLAMME

 

Capitaine de frégate J.B.M. Pelletier

Directeur adjoint des poursuites militaires

Ottawa (Ontario)

 

Pour l'intimée

SA MAJESTÉ LA REINE

 



[1]       2013 CM 4012.

[2]       L.R.C. (1985), ch. N-5.

[3]       L.R.C. (1985), ch. C-46.

[4]       (1893), 6 R. 67 (H.L.).

[5]       R. c. D.(J.J.R.) (2006), 215 C.C.C. (3d) 252, paragr. 34-39 (C.A. Ont.); autorisation d'appel refusée [2007] 1 R.C.S. x. La juge Charron réfère à cette décision avec approbation dans R. c. Dinardo, [2008] 1 R.C.S. 788, 2008 CSC 24, paragr. 25.

[6]       R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13, paragr. 32; R. v. Maharaj (Y.M.) (2004), 186 C.C.C. (3d) 247, paragr. 23  (C.A. Ont.) autorisation d'appel refusée [2005] 1 R.C.S. xiv.

[7]       R. c. Dinardo [2008] 1 R.C.S. 788, 2008 CSC 24, paragr. 26; R. c. Gagnon, [2006] 1 R.C.S. 621, 2006 CSC 17.

[8]       R. c. Dinardo [2008] 1 R.C.S. 788, 2008 CSC 24, paragr. 26. Voir aussi R. c. Braich, [2002] 1 R.C.S. 903, 2002 CSC 27, paragr. 23.

[9]     R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26, paragr. 55; R. c. Dinardo, [2008] 1 R.C.S. 788, 2008 CSC     24, paragr. 27; R. v. Wadforth (2009), 247 C.C.C. (3d) 466, paragr. 65 (C.A.Ont.).

[10]     R. c. Vuradin, [2013] 2 R.C.S. 639, 2013 CSC 38, paragr. 13.

[11]     [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26.

[12]     [2008] 1 R.C.S. 788, 2008 CSC 24, paragr. 25.

[13]     2012 CACM 3.

[14]     (2009), 241 C.C.C. (3d) 45, paragr. 41 (C.A. Ont.). Voir aussi Pointejour Salomon c. R., 2011 QCCA 771, paragr. 40-41.

[15]     2010 ONSC 2562, paragr. 13.

[16]     2013 ONCA 744.

[17]     Dossier d'appel, volume II, à la p. 295.

[18]     Dossier d'appel, volume II, aux pp. 296-297.

[19]     [2009] 1 R.C.S. 66, 2009 CSC 3.

[20]     R. c. S.(R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451, à la p. 566 (le juge Iacobucci). Voir aussi R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173, à la p. 210.

[21]     Commission d’enquête sur les poursuites contre Guy Paul Morin, Le Rapport de la Commission Kaufman sur les poursuites contre Guy Paul Morin (Rapport Kaufman), Toronto, Ont., Ministère du Procureur général de l’Ontario, 1998, Recommandation #107; G. MacKenzie, Lawyers and Ethics: Professionnal Responsibility and Discipline, 5e éd. Toronto, Carswell, 2009, aux pp. 4-26.2(1) à 4-31; Alan W. Mewett et Peter J. Sankoff, Witnesses, vol. 1, Toronto, Carswell, 1991, feuilles mobiles, mise à jour 2012, aux pp. 6-2 à 6-9; Bennett L. Gershman, « Witness Coaching by Prosecutors » (2002), 23 Cardozo Law Review 829.

[22]     R. c. Taylor, [2013] 1 R.C.S. 465, 2013 CSC 10, confirmant la dissidence de la juge Hoegg de la Cour d'appel de Terre-Neuve et du Labrador (2012), 288 C.C.C. (3d) 268, paragr. 32.

[23]    R. c. Cleghorn, [1995] 3 R.C.S. 175, paragr. 3.

[24]    R. v. Wright (2009), 247 C.C.C. (3d) 1, paragr. 20 (C.A. Ont.); R. v. Dexter, 2013 ONCA 744, paragr. 37.

[25]     [2013] 1 R.C.S. 465, 2013 CSC 10, confirmant la dissidence de la juge Hoegg de la Cour d'appel de Terre-Neuve et du Labrador (2012), 288 C.C.C. (3d) 268, paragr. 31-33.

[26]     R. v. Wright (2009), 247 C.C.C. (3d) 1, paragr. 20 et 23 (C.A. Ont.).

[27]     [1991] 1 R.C.S. 742.

[28]     R. v. E.(F.E.) (2011), 282 C.C.C. (3d) 552, paragr. 104 (C.A. Ont.); R. v. D.(B.) (2011), 266 C.C.C. (3d) 197, paragr. 114 (C.A. Ont.); R. c. J.H.S., [2008] 2 R.C.S. 152, 2008 CSC 30, paragr. 8.

[29]     R. v. J.W., 2014 ONCA 322, paragr. 25-27; R. v. Rodriguez, 2014 ABCA 190, paragr. 8-12.

[30]     R. c. J.H.S., [2008] 2 R.C.S. 152, 2008 CSC 30. paragr. 13.

[31]     Voir les principes formulés à cet égard par le juge Major dans sa dissidence dans R. c. Cleghorn, [1995] 3 R.C.S. 175, paragr. 39-41.

[32]     R. c. Clark, 2012 CACM 3, paragr. 42; R. c. J.M.H., [2011] 3 R.C.S. 197, 2011 CSC 45, paragr. 25.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.