Cour d'appel de la cour martiale

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Date : 20140415


Dossier : CMAC-553

Référence : 2014 CACM 5

CORAM :

LE JUGE EN CHEF BLANCHARD

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE TRUDEL

 

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

PAUL WEHMEIER

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 22 novembre 2013

Jugement prononcé à Ottawa (Ontario), le 15 avril 2014

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LA COUR

 

 


Date : 20140415


Dossier : CMAC-553

Référence : 2014 CACM 5

CORAM :

LE JUGE EN CHEF BLANCHARD

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE TRUDEL

 

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

PAUL WEHMEIER

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR

I.                   Introduction

[1]            Il s’agit d’un appel d’une décision datée du 10 juin 2012 par laquelle le juge militaire en chef Mario Dutil (le juge militaire en chef) a ordonné qu’il soit mis fin à l’instance engagée contre l'intimé au motif que la décision de mettre celui-ci en accusation devant les tribunaux militaires était un acte résultant de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du directeur des poursuites militaires (DPM) en matière de poursuite, lequel exercice constituait un abus de procédure.

[2]            Pour les motifs exposés ci-dessous, l’appel devrait être rejeté.

II.                Les faits

[3]            Les faits décrits ci-dessous ne sont pas contestés en l’espèce et seul un bref résumé est nécessaire.

[4]            L'intimé, Paul Wehmeier, ancien membre des Forces canadiennes (les FC), travaillait à titre d’« agent d’éducation des pairs » à un « centre de décompression dans un tiers lieu » exploité par les FC en Allemagne. Le centre a été ouvert pour faciliter le retour des membres des FC qui avaient exercé des fonctions au théâtre opérationnel situé en Afghanistan et pour les aider à réintégrer la société canadienne. En plus de participer à des séances d’information avec les soldats qui rentraient au pays, les agents d’éducation des pairs, qui étaient d’anciens membres des FC, [traduction] « étaient appelés à répondre aux questions plus personnelles des soldats, étant donné qu’ils avaient vécu des expériences communes » : mémoire DPM, au paragraphe 5.

[5]            L’intimé a été embauché pour une période d’environ deux mois qui a débuté le 14 mars 2011.

[6]            Le 19 mars 2011, l’intimé s’est rendu à un festival de la bière à Bitburg, en Allemagne, où il se serait soûlé et aurait commis des infractions à l’encontre de trois membres des FC. Le 24 mars 2011, dix jours après le début de son contrat et cinq jours après l’incident reproché, l’intimé a été renvoyé au Canada.

[7]            Dans son rapport sur l’incident, le commandant du Détachement des communications de deuxième ligne Allemagne a exprimé des préoccupations au sujet de la gravité des allégations et des incidences négatives de celles-ci sur la victime ainsi que sur la discipline et le moral des FC : dossier d’appel, volume 2, page 307, au paragraphe 3. En conséquence, le 19 août 2011, le commandant du Commandement du soutien opérationnel du Canada a recommandé au DPM que des accusations soient portées et déposées devant la cour martiale le plus tôt possible : dossier d’appel, volume 2, page 310, au paragraphe 6.

[8]            Après l’enquête menée par la police militaire canadienne au sujet des allégations, les trois accusations suivantes ont été déposées sous le régime de l’article 130 de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N-5 (la LDN), le 16 février 2012 :

PREMIER CHEF D’ACCUSATION

Article 130 de la LDN

INFRACTION PUNISSABLE SOUS LE RÉGIME DE L’ARTICLE 130 DE LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE, À SAVOIR L’INFRACTION D’AGRESSION SEXUELLE ÉNONCÉE À L’ARTICLE 271 DU CODE CRIMINEL.

 

Plus précisément : Le 19 mars 2011, ou vers cette date, à Bitburg, en Allemagne, alors qu’il était employé comme agent d’éducation des pairs, a commis une agression sexuelle sur la personne du cpl S.R.

DEUXIÈME CHEF D’ACCUSATION

Article 130 de la LDN

INFRACTION PUNISSABLE SOUS LE RÉGIME DE L’ARTICLE 130 DE LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE, À SAVOIR L’INFRACTION DE PROFÉRER DES MENACES ÉNONCÉE À L’ALINÉA 264.1(1)a) DU CODE CRIMINEL.

 

Plus précisément : Le 19 mars 2011 ou vers cette date, à Bitburg, en Allemagne, alors qu’il était employé comme agent d’éducation des pairs, a sciemment proféré la menace de causer la mort de la caporale K.C.

TROISIÈME CHEF D’ACCUSATION

Article 130 de la LDN

INFRACTION PUNISSABLE SOUS LE RÉGIME DE L’ARTICLE 130 DE LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE, À SAVOIR L’INFRACTION DE VOIES DE FAIT ÉNONCÉE À L’ARTICLE 266 DU CODE CRIMINEL.

 

Plus précisément : Le 19 mars 2011 ou vers cette date, à Bitburg, en Allemagne, alors qu’il était employé comme agent d’éducation des pairs, a commis des voies de fait sur la personne du cpl D.L.

[9]            Une cour martiale permanente a été convoquée le 29 mai 2012. L’intimé a présenté deux requêtes préliminaires, que le juge militaire en chef a rejetées. Eu égard à ces résultats, l’intimé a demandé un transfert des procédures aux autorités civiles; le DPM a rejeté cette demande. L’intimé a alors demandé au DPM de justifier la décision de le mettre en accusation devant une cour martiale permanente. Après avoir initialement refusé de fournir des renseignements supplémentaires, le DPM a fait savoir à l’avocat de la défense que, étant donné que l’affaire était maintenant portée devant un tribunal compétent, que la préparation relative au procès était terminée et que les témoins avaient été réunis et étaient prêts à témoigner, il n’était pas dans l'intérêt de qui que ce soit de retirer les accusations afin de renvoyer l’affaire aux autorités civiles : dossier d’appel, volume 2, à la page 304.

[10]        Le 6 juin 2012, l’intimé a présenté une troisième requête en vue d’obtenir une suspension de l’instance en application du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 (la Charte). Le juge militaire en chef a fait droit à la demande et mis fin à l’instance plutôt que d’accorder une suspension. C’est cette décision qui fait l’objet du présent appel.

[11]        Par souci d’exhaustivité, nous avons reproduit ci-dessous les dispositions pertinentes de la LDN et de la Charte.

III.             Les dispositions législatives applicables

Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N-5

60. (1) Sont seuls justiciables du code de discipline militaire:

60. (1) The following persons are subject to the Code of Service Discipline:

[…]

[…]

f) les personnes qui, normalement non assujetties au code de discipline militaire, accompagnent quelque unité ou autre élément des Forces canadiennes en service, actif ou non, dans un lieu quelconque;

f) a person, not otherwise subject to the Code of Service Discipline, who accompanies any unit or other element of the Canadian Forces that is on service or active service in any place;

61. (1) Pour l’application du présent article et des articles 60, 62 et 65 mais sous réserve des restrictions réglementaires, une personne accompagne une unité ou un autre élément des Forces canadiennes qui est en service, actif ou non, si, selon le cas:

61. (1) For the purposes of this section and sections 60, 62 and 65, but subject to any limitations prescribed by the Governor in Council, a person accompanies a unit or other element of the Canadian Forces that is on service or active service if the person

[…]

[…]

b) elle est logée ou pourvue d’une ration — à ses propres frais ou non — par cet élément ou unité en tout pays ou en tout lieu désigné par le gouverneur en conseil;

b) is accommodated or provided with rations at the person’s own expense or otherwise by that unit or other element in any country or at any place designated by the Governor in Council;

130. (1) Constitue une infraction à la présente section tout acte ou omission :

130. (1) An act or omission:

a) survenu au Canada et punissable sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale;

a) that takes place in Canada and is punishable under Part VII, the Criminal Code or any other Act of Parliament, or

b) survenu à l’étranger mais qui serait punissable, au Canada, sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale.

b) that takes place outside Canada and would, if it had taken place in Canada, be punishable under Part VII, the Criminal Code or any other Act of Parliament,

Quiconque en est déclaré coupable encourt la peine prévue au paragraphe (2).

is an offence under this Division and every person convicted thereof is liable to suffer punishment as provided in subsection (2).

(2) Sous réserve du paragraphe (3), la peine infligée à quiconque est déclaré coupable aux termes du paragraphe (1) est :

(2) Subject to subsection (3), where a service tribunal convicts a person under subsection (1), the service tribunal shall,

a) la peine minimale prescrite par la disposition législative correspondante, dans le cas d’une infraction :

(a) if the conviction was in respect of an offence

(i) commise au Canada en violation de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale et pour laquelle une peine minimale est prescrite,

(i) committed in Canada under Part VII, the Criminal Code or any other Act of Parliament and for which a minimum punishment is prescribed, or

(ii) commise à l’étranger et prévue à l’article 235 du Code criminel;

(ii) committed outside Canada under section 235 of the Criminal Code,

b) dans tout autre cas :

b) in any other case,

(i) soit la peine prévue pour l’infraction par la partie VII de la présente loi, le Code criminel ou toute autre loi pertinente,

(i) impose the punishment prescribed for the offence by Part VII, the Criminal Code or that other Act, or

(ii) soit, comme peine maximale, la destitution ignominieuse du service de Sa Majesté.

(ii) impose dismissal with disgrace from Her Majesty’s service or less punishment.

(3) Toutes les dispositions du code de discipline militaire visant l’emprisonnement à perpétuité, l’emprisonnement de deux ans ou plus, l’emprisonnement de moins de deux ans et l’amende s’appliquent à l’égard des peines infligées aux termes de l’alinéa (2)a) ou du sous-alinéa (2)b)(i).

(3) All provisions of the Code of Service Discipline in respect of a punishment of imprisonment for life, for two years or more or for less than two years, and a fine, apply in respect of punishments imposed under paragraph (2)(a) or subparagraph (2)(b)(i).

(4) Le présent article n’a pas pour effet de porter atteinte aux pouvoirs conférés par d’autres articles du code de discipline militaire en matière de poursuite et de jugement des infractions prévues aux articles 73 à 129.

(4) Nothing in this section is in derogation of the authority conferred by other sections of the Code of Service Discipline to charge, deal with and try a person alleged to have committed any offence set out in sections 73 to 129 and to impose the punishment for that offence described in the section prescribing that offence.

273. Tout acte ou omission commis à l’étranger par un justiciable du code de discipline militaire et qui constituerait, au Canada, une infraction punissable par un tribunal civil est du ressort du tribunal civil compétent pour en connaître au lieu où se trouve, au Canada, le contrevenant; l’infraction peut être jugée et punie par cette juridiction comme si elle avait été commise à cet endroit, ou par toute autre juridiction à qui cette compétence a été légitimement transférée.

273. Where a person subject to the Code of Service Discipline does any act or omits to do anything while outside Canada which, if done or omitted in Canada by that person, would be an offence punishable by a civil court, that offence is within the competence of, and may be tried and punished by, a civil court having jurisdiction in respect of such an offence in the place in Canada where that person is found in the same manner as if the offence had been committed in that place, or by any other court to which jurisdiction has been lawfully transferred.

Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

24. (1) Anyone whose rights or freedoms, as guaranteed by this Charter, have been infringed or denied may apply to a court of competent jurisdiction to obtain such remedy as the court considers appropriate and just in the circumstances.

(2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

(2) Where, in proceedings under subsection (1), a court concludes that evidence was obtained in a manner that infringed or denied any rights or freedoms guaranteed by this Charter, the evidence shall be excluded if it is established that, having regard to all the circumstances, the admission of it in the proceedings would bring the administration of justice into disrepute.

IV.             L’historique des procédures

[12]        Au début des procédures, l’avocat de l’intimé a présenté une fin de non‑recevoir fondée sur l’absence de compétence de la cour martiale permanente, étant donné que l’intimé n’était pas justiciable du Code de discipline militaire (le CDM), conformément aux alinéas 60(1)f) et 61(1)b) de la LDN.

[13]        Le juge militaire en chef a conclu que l’intimé était justiciable du CDM au moment des infractions reprochées, à titre de personne accompagnant une unité ou un autre élément des FC, et n’a pas fait droit à la fin de non-recevoir de l’intimé : R. c. Wehmeier, 2012 CM 1005 (Wehmeier 1), aux paragraphes 14 et 17.

[14]        Le 4 juin 2012, l’avocat de l’intimé a présenté une deuxième requête visant à contester la constitutionnalité des alinéas 60(1)f) et 61(1)b) de la LDN, parce que ces dispositions avaient une portée excessive et portaient donc atteinte aux droits de l’intimé garantis à l’article 7 de la Charte. L’intimé a sollicité un jugement déclaratoire portant que les dispositions en question étaient inopérantes conformément au paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11.

[15]        Le 5 juin 2012, le juge militaire en chef a rejeté la requête, concluant que l’intimé ne s’était pas acquitté de son fardeau de prouver que les dispositions en question avaient une portée excessive et qu’elles étaient arbitraires et disproportionnées dans certaines de leurs applications : R. c. Wehmeier, 2012 CM 1006 (Wehmeier 2), au paragraphe 28.

[16]        Pour en arriver à cette conclusion, le juge militaire en chef s’est fondé sur les observations formulées par le ministre associé de la Défense nationale le 11 février 1954 (voir les Débats de la Chambre des communes, première session de la vingt-deuxième législature, volume II (11 février 1954), à la page 2126 (honorable Ralph Campney)) et souligné que l’objet des alinéas 60(1)f) et 61(1)b) de la LDN était notamment de veiller à ce que les personnes accompagnant l’armée soient en tout temps assujetties à une certaine loi : Wehmeier 2, au paragraphe 22.

[17]        Selon le juge militaire en chef, l’intention initiale du législateur était de veiller à ce que les membres des FC et les personnes qui les accompagnent relèvent au premier chef de la compétence du Canada afin que leurs intérêts soient protégés et que ces personnes puissent être jugées suivant le droit canadien. Citant les observations du ministre associé de la Défense nationale, il a conclu que les dispositions visaient à restreindre la compétence des tribunaux militaires, dont la juridiction ne serait pas exercée, à moins que cela ne soit « absolument nécessaire ou que les intérêts bien compris des civils l’exigent » : Wehmeier 2, au paragraphe 24. La définition énoncée à l’article 61 de la LDN n’était ni arbitraire ni disproportionnée, car elle était nécessaire pour couvrir une foule de situations. Le juge militaire en chef a donc conclu que les dispositions n’étaient pas exagérément disproportionnées par rapport à l'intérêt général que le texte de loi tentait de protéger : Wehmeier 2, au paragraphe 25.

V.                La décision sous examen

[18]        L’intimé a alors présenté une troisième requête dans laquelle il a soutenu que la décision du DPM de porter les accusations contre un civil justiciable du CDM allait à l’encontre de l’article 7 de la Charte, parce qu’elle mettait en jeu le droit à la liberté de l’intimé d’une façon qui était arbitraire et disproportionnée, de sorte qu’elle n’était pas conforme aux principes de justice fondamentale. L’intimé a fait valoir que la conduite du DPM constituait un abus de procédure.

[19]        Dans ses motifs, le juge militaire en chef a d’abord réitéré l’analyse juridique qu’il avait faite dans Wehmeier 2. Tel qu’il est mentionné plus haut, il a conclu que les alinéas 60(1)f) et 61(1)b) de la LDN étaient constitutionnels. Le savant juge a précisé qu’il en était arrivé à cette conclusion principalement parce qu’il était convaincu que l’objet des dispositions en question était de restreindre la juridiction des tribunaux militaires, de façon que celle-ci ne soit pas exercée à moins que « cela ne soit absolument nécessaire ou que les intérêts bien compris des civils l’exigent » : R. c. Wehmeier, 2012 CM 1007 (Wehmeier 3), au paragraphe 31.

[20]        Le savant juge a affirmé que la décision de porter des accusations avait été prise dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite et que cet exercice ne constituait pas un abus de procédure : Wehmeier 3, au paragraphe 38. De plus, il a conclu que la décision de poursuivre les procédures engagées devant la cour martiale permanente et de ne pas retirer les accusations avait également été prise dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite et n’était susceptible de contrôle judiciaire que dans le cas d’abus de procédure : Wehmeier 3, au paragraphe 33. Lorsqu’il a analysé la doctrine de l’abus de procédure, le juge militaire en chef a d’abord conclu que l’intimé n’avait pas établi selon la prépondérance des probabilités que le fait d’être jugé selon un processus judiciaire différent, soit le fait d’être traduit devant un tribunal militaire plutôt que devant une cour ordinaire de juridiction criminelle, porterait atteinte à l’équité du procès : Wehmeier 3, au paragraphe 34.

[21]        Toutefois, le juge militaire en chef a également conclu que la présente affaire faisait partie des cas entrant dans la « catégorie résiduelle », soit les cas où l’abus compromet l’intégrité du système judiciaire. Il a conclu qu’il existait des éléments de preuve appuyant le contrôle de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite en l’espèce. Pour en arriver à cette conclusion, le juge militaire en chef s’est fondé sur les éléments de preuve suivants : (1) le rejet par le DPM de la demande de l'intimé en vue de renvoyer l’affaire devant la justice civile; (2) le refus par le DPM de communiquer tout renseignement sur ce qui motivait cette décision; (3) le refus par le DPM de revoir sa décision de continuer la poursuite devant la cour martiale, eu égard à la décision rendue dans Wehmeier 2 au sujet de l’objet des alinéas 60(1)f) et 61(1)b) de la LDN : Wehmeier 3, au paragraphe 38. Le juge militaire en chef a ensuite analysé l’exercice par le DPM de son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite.

[22]        Dans le cadre de son analyse, le juge militaire en chef a examiné les circonstances entourant l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite et conclu que, eu égard à la conduite du DPM, la décision de continuer une poursuite militaire constituait un abus de procédure. Pour en arriver à cette conclusion, le juge militaire en chef s’est fondé sur les éléments de preuve qui justifiaient sa décision de contrôler l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite, selon la description qui précède, ainsi que sur le refus par le DPM, pendant la procédure, d’expliquer les raisons de sa décision de continuer la poursuite devant les tribunaux militaires. Le juge militaire en chef a également conclu que la déclaration du DPM selon laquelle il n’était pas dans l'intérêt de qui que ce soit, y compris l'intimé, de retirer les accusations et les motifs légitimes justifiant, au départ, la mise en accusation, n’étaient pas suffisants pour justifier la poursuite des procédures devant les tribunaux militaires, compte tenu de la conclusion à laquelle il en était arrivé au sujet de l’intention du législateur. Se fondant en grande partie sur la conclusion qu’il avait tirée dans Wehmeier 2, le juge militaire en chef a conclu que la décision du DPM de continuer les procédures après la décision rendue dans Wehmeier 2 était incompatible avec la conclusion de la Cour selon laquelle « les Forces canadiennes n’exerceront leur compétence judiciaire à l’égard de civils que si cela est absolument nécessaire ou dans l’intérêt des civils eux-mêmes » : Wehmeier 3, au paragraphe 41. Le juge militaire en chef a ajouté que le DPM a eu amplement la possibilité de donner au moins une certaine explication, et a refusé de le faire, lequel fait a joué contre le DPM et constituait « un abus de procédure compromettant l’intégrité et la réputation du système de justice militaire » : Wehmeier 3, au paragraphe 42.

[23]        Une suspension des procédures a été jugée insatisfaisante et, par conséquent, le juge militaire en chef a conclu que la réparation convenable dans les circonstances consistait à mettre fin à l’instance devant la cour martiale permanente : Wehmeier 3, au paragraphe 43.

[24]        Le juge militaire en chef n’a examiné que brièvement l’argument de l'intimé selon lequel le fait de poursuivre M. Wehmeier devant un tribunal militaire était exagérément disproportionné, estimant que le dossier dont il était saisi ne lui permettait pas de trancher la question. Il n’a pas commenté l’argument de l'intimé selon lequel, en raison de leur nature arbitraire, les procédures engagées contre celui-ci devant la cour martiale permanente portaient atteinte à ses droits garantis à l’article 7 de la Charte.

VI.             Les questions en litige

[25]        Le présent appel soulève les questions suivantes :

(1)               Le juge militaire en chef a-t-il commis une erreur en concluant que la conduite du DPM constituait un abus de procédure portant atteinte à l’intégrité et à la réputation du système de justice militaire?

(2)               Les procédures engagées contre l’intimé devant la cour martiale permanente portent-elles atteinte au droit de celui-ci de ne pas être privé de sa liberté, sauf en conformité avec les principes de justice fondamentale, ainsi que le prévoit l’article 7 de la Charte?

VII.          Analyse

(1)               Le juge militaire en chef a-t-il commis une erreur en concluant que la conduite du DPM constituait un abus de procédure portant atteinte à l’intégrité et à la réputation du système de justice militaire?

a)         Pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite

[26]        Le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite est un principe fondamental de notre système de justice pénale, au sein duquel il est considéré comme un principe constitutionnel. Les procureurs de la poursuite doivent être en mesure d’exercer leur pouvoir d’engager ou de continuer des poursuites ou d’y mettre fin de manière indépendante. La loi respecte ce pouvoir discrétionnaire en prescrivant que les tribunaux ne peuvent s’immiscer dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite, et ne devraient pas le faire, pourvu que ce pouvoir soit de bonne foi et dans l’intérêt de la justice.

[27]        La surveillance restreinte pouvant être exercée à l’égard du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite repose sur les principes du partage des pouvoirs et de la primauté du droit consacrés par la Constitution : R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601 (Power), à la page 621;
Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372 (Krieger), au paragraphe 32. Dans Power, la juge L’Heureux-Dubé, qui s’exprimait au nom de la majorité, a articulé le rôle restreint des tribunaux lors de la révision de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite : Power, à la page 627. Plus tard, la Cour suprême du Canada a réaffirmé que le rôle des tribunaux ne consistait pas à superviser le processus décisionnel des parties : Krieger, au paragraphe 32.

[28]        La Cour suprême du Canada a ensuite ajouté que l’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite » est une expression technique. Elle est définie comme « l’exercice des pouvoirs qui sont au cœur de la charge de procureur général et que le principe de l’indépendance protège contre l’influence de considérations politiques inappropriées et d’autres vices » : Krieger, au paragraphe 43.

[29]        Les décisions discrétionnaires ne relèvent pas toutes du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite. Les décisions que les tribunaux protègent sont les décisions finales « quant à savoir s’il y a lieu d’intenter ou de continuer des poursuites ou encore d’y mettre fin, d’une part, et quant à l’objet des poursuites, d’autre part » [souligné dans l’original] : Krieger, au paragraphe 47. Cette définition du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuite a été confirmée dans R. c. Nixon, 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566 (Nixon), au paragraphe 21. Lorsqu’il est jugé qu’une décision porte sur ce pouvoir discrétionnaire, et non pas sur une question de stratégie ou de conduite du procureur de la poursuite devant le tribunal, « les tribunaux ne peuvent intervenir que dans les cas de conduite répréhensible flagrante ou d’actions pour “poursuites abusives” » (Krieger, au paragraphe 49, citant Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170; Nixon, au paragraphe 30). En revanche, les décisions ayant trait à la stratégie ou à la conduite du procureur de la poursuite devant le tribunal relèvent de la compétence inhérente du tribunal de contrôler sa propre procédure.

[30]        La Cour suprême du Canada a souligné que, compte tenu de la référence des tribunaux quant au contrôle de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite, il devait y avoir une preuve suffisante pour leur permettre de décider s’il y avait lieu de contrôler l’exercice de cette discrétion. À moins qu’il n’existe une preuve suffisante au soutien de l’allégation d’abus de procédure découlant de l’exercice du pouvoir en matière de poursuite, les tribunaux devraient refuser d’examiner plus à fond l’exercice en question : Nixon, aux paragraphes 60 et 65. En conséquence, si la décision relève du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuite, une condition préliminaire devra être établie. Lorsque cette condition n’est pas remplie, l’analyse s’arrête là. Dans le cas contraire, le tribunal peut examiner plus à fond l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite pour savoir s’il constitue un abus de procédure.

[31]        Bien que la justice militaire pénale possède son propre régime de poursuites, de défense et de tribunaux, le rôle du DPM est semblable à celui du procureur général. Au vu du dossier dont nous sommes saisis, nous sommes convaincus que, malgré les différences existant entre la position du procureur général et celle du DPM (voir R. c. JSKT, 2008 CACM 3, [2008] A.C.A.C. n° 3, au paragraphe 98), ces différences ne permettent pas en soi de conclure que la portée du pouvoir discrétionnaire du DPM en matière de poursuite est différente. Les principes articulés dans la jurisprudence susmentionnée au sujet de la nature et du rôle du procureur de la poursuite, du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite et des circonstances pouvant justifier le contrôle d’une décision de la poursuite s’appliquent au DPM et à l’exercice par celui-ci du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite.

b)         Abus de procédure

[32]        Tel qu’il est mentionné plus haut, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite appelle une très grande retenue. En raison de la panoplie de crimes pouvant faire l’objet de poursuites, le procureur de la poursuite dispose d’un large pouvoir discrétionnaire pour déposer des accusations, les poursuivre et y mettre fin, et pour recommander d’autres tribunes ou des peines appropriées. Cependant, les actes qui résultent de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite n'échappent pas au contrôle judiciaire; ils sont visés par la doctrine de l’abus de procédure : Nixon, aux paragraphes 31 et 64.

[33]        La doctrine consiste essentiellement à trouver le juste équilibre entre les préoccupations des individus et celles de la société : Nixon, au paragraphe 38. Dans R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411 (O’Connor), et à nouveau dans Nixon, la Cour suprême du Canada a reconnu deux catégories d’abus de procédure auxquelles l’article 7 de la Charte s’applique : « (1) les cas où la conduite du poursuivant portent atteinte à l’équité du procès; (2) les cas où la conduite du poursuivant “contrevient aux notions fondamentales de justice et [mine] ainsi l’intégrité du processus judiciaire” » : Nixon, au paragraphe 36, citant O’Connor au paragraphe 73. Cette dernière catégorie est appelée la catégorie résiduelle.

[34]        Dans R. c. Babos, 2014 CSC 16 (Babos), le juge Moldaver, qui s’exprimait au nom de la majorité, a donné les explications suivantes au sujet de la catégorie résiduelle (paragraphe 35) :

Par contre, lorsque la catégorie résiduelle est invoquée, il s’agit de savoir si l’État a adopté une conduite choquant le sens du francjeu et de la décence de la société et si la tenue d’un procès malgré cette conduite serait préjudiciable à l’intégrité du système de justice.  Pour dire les choses plus simplement, il y a des limites au genre de conduite que la société tolère dans la poursuite des infractions.  Parfois, la conduite de l’État est si troublante que la tenue d’un procès — même un procès équitable — donnera l’impression que le système de justice cautionne une conduite heurtant le sens du franc-jeu et de la décence qu’a la société, et cela porte préjudice à l’intégrité du système de justice. 

[35]        La doctrine de l’abus de procédure vise à protéger contre la conduite portant atteinte à l’équité du procès ou à l’intégrité du système judiciaire. Les cas de cette nature sont exceptionnels et rares; en conséquence, les tribunaux doivent s’assurer que ce critère préliminaire élevé a été établi avant de mettre en doute rétrospectivement les motifs qui sous‑tendent le processus décisionnel : voir également Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, [2009] 3 R.C.S. 339, aux paragraphes 6 et 45 à 48.

c)         Application à la présente affaire

[36]        Le juge militaire en chef a articulé correctement le critère juridique applicable selon lequel, en l’absence d’une détermination préliminaire, les tribunaux devraient s’abstenir de contrôler l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite. Nous sommes convaincus que la décision du DPM de porter des accusations et de continuer la poursuite devant une cour martiale permanente étaient des décisions que lui seul pouvait prendre et qui relevaient du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuite. Ces décisions portent sur la question de savoir s’il y a lieu d’intenter ou de continuer des poursuites et sur l’objet des poursuites en question : Krieger, au paragraphe 47. En conséquence, il ne convient pas de modifier ces décisions à moins qu’il n’existe une preuve suffisante pour mettre en doute l’exercice du pouvoir discrétionnaire en question.

[37]        Le savant juge a ensuite conclu que la condition préliminaire avait été établie. Pour les motifs exposés ci-dessous, nous concluons que le juge militaire en chef a commis une erreur en concluant, d’abord, que la condition préliminaire avait été établie et, en deuxième lieu, que la conduite du DPM constituait un abus de procédure.

[38]        À notre avis, le juge militaire en chef a commis une erreur en concluant que l'intimé n’avait pas obtenu de réponse à sa demande d’explications au sujet de l’introduction de procédures devant les tribunaux militaires. Selon le dossier, le DPM a répondu à cette première demande et n’était pas disposé à renvoyer le dossier pour des raisons liées au caractère tardif de la demande, à l’utilisation efficace des ressources des tribunaux et au règlement rapide des accusations : voir la correspondance par courriel, dossier d’appel, volume 2, page 304. Lorsqu’il reçoit une demande de renvoi d’un dossier aux autorités civiles, le DPM n’est nullement tenu de répondre favorablement.

[39]        Le courriel visant à obtenir communication des renseignements à l’appui de la décision a été envoyé le 5 juin 2012. Le DPM a pris connaissance de la demande de renseignements et l’a rejetée, soutenant que la décision de porter des accusations relevait du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuite et que certains renseignements étaient visés par le privilège relatif au produit du travail de l’avocat, par l’immunité de la Couronne et par le privilège du secret professionnel de l’avocat : voir le dossier d’appel, volume 2, à la page 305. L'intimé n’a pas contesté ces privilèges devant la Cour d’appel de la cour martiale. Qui plus est, le même jour, le DPM a fourni d’autres renseignements au sujet des raisons motivant sa décision de poursuivre les procédures : voir le dossier d’appel, volume 2, à la page 304.

[40]        En dernier lieu, le fait que le raisonnement exposé par le juge militaire en chef dans Wehmeier 2 n’aurait pas été suivi ne constitue pas un fondement suffisant sur lequel s’appuyer pour chercher à savoir si la condition préliminaire a été établie, ou encore une preuve du caractère arbitraire de la conduite du DPM. Le DPM s’est fondé sur la décision du 1er juin 2012 par laquelle le juge militaire en chef avait conclu que l’intimé était justiciable du CDM et sur celle du 5 juin 2012 par laquelle le même juge avait conclu que les alinéas 60(1)f) et 61(1)b) de la LDN étaient constitutionnels et a rejeté la deuxième demande. Eu égard à ces conclusions, il n’y a pas lieu de dire que la décision du DPM de continuer les procédures était arbitraire de façon à justifier un examen plus poussé de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite.

[41]        Il semble que l’abus de procédure invoqué par l'intimé découle du refus par le DPM de renvoyer le dossier aux autorités civiles et de l’insatisfaction de l'intimé à l’égard des motifs invoqués au soutien de ce refus. Le refus de faire droit à la demande de l'intimé et le refus apparent de suivre le raisonnement invoqué dans une décision précédente ne signifient pas pour autant que la condition préliminaire a été établie de façon à justifier un examen judiciaire plus poussé. Au vu du dossier dont nous sommes saisis et eu égard au contexte de la présente requête préliminaire, les facteurs que le DPM a invoqués au soutien de sa décision de continuer les procédures n’étaient nullement inappropriés.

[42]        Même si notre conclusion au sujet de l’établissement de la condition préliminaire est erronée, dans la présente affaire, il n’y a aucun élément de preuve appuyant une conclusion d’abus de procédure.

[43]        À notre avis, le juge militaire en chef a commis une erreur en concluant que le DPM aurait pu donner une certaine explication, mais a décidé de ne pas le faire. Il n’a pas tenu compte du fait qu’[traduction] « il n’existe aucun principe de justice fondamentale obligeant la Couronne à justifier l’exercice de son pouvoir discrétionnaire devant le tribunal de première instance » : R. c. Gill, 2012 ONCA 607, 96 C.R. (6th) 172 (Gill), au paragraphe 75. Le DPM n’avait aucune obligation constitutionnelle de communiquer les motifs à l’appui de sa décision : Gill, au paragraphe 77.

[44]        De l’avis du juge militaire en chef, la poursuite en l’espèce n’aurait pas dû être continuée, parce qu’elle allait à l’encontre de l’objet du législateur qu’il avait articulé dans Wehmeier 2. Avec égards, la poursuite des procédures après la décision rendue dans Wehmeier 2 ne constitue pas une preuve de conduite répréhensible flagrante de la part de la poursuite. Les circonstances factuelles qui appuyaient la décision de poursuivre n’avaient pas changé de façon fondamentale. Le juge militaire en chef ne pouvait se fonder sur la conclusion qu’il avait tirée dans Wehmeier 2 pour conclure à un abus de procédure dans la requête dont il était saisi. Dans la présente affaire, il n’y a aucune preuve de conduite répréhensible flagrante ou de poursuite malveillante de la part du DPM. L’État n’a pas « adopté une conduite choquant le sens du franc-jeu et de la décence de la société » de sorte que la « tenue d’un procès malgré cette conduite serait préjudiciable à l’intégrité du système de justice » : Babos, au paragraphe 35.

[45]        En conséquence, la conclusion du juge militaire en chef selon laquelle il y a eu abus de procédure dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du DPM en matière de poursuite ne peut être confirmée. Cependant, l’analyse ne s’arrête pas là, car même si le DPM avait le droit d’agir comme il l’a fait, il ne s’ensuit pas pour autant que les procédures découlant de l’exercice de ce droit étaient compatibles avec les principes de justice fondamentale.

(2)               Les procédures engagées contre l’intimé devant la cour martiale permanente portent-elles atteinte au droit de celui-ci de ne pas être privé de sa liberté, sauf en conformité avec les principes de justice fondamentale, ainsi que le prévoit l’article 7 de la Charte?

[46]        Avant d’analyser le fond de la demande de l'intimé, il convient d’examiner une question préliminaire qui découle de la façon dont la Cour d’appel de la cour martiale a été saisie de la présente affaire.

[47]        Dans son avis de demande de suspension des procédures, M. Wehmeier a précisé que la mesure répréhensible de l’État donnant lieu à une violation de l’article 7 était la décision du DPM de porter des accusations. Cependant, ses arguments concernant le caractère arbitraire de la décision et les effets exagérément disproportionnés de celle-ci par rapport aux intérêts de l’État portaient essentiellement sur la constitutionnalité des procédures elles-mêmes et non simplement sur la conduite du DPM : voir le dossier d’appel, volume 2, aux pages 205 à 209. Cette confusion entre ces deux théories juridiques semble reposer sur l’opinion de M. Wehmeier selon laquelle les arguments relatifs à l’abus de procédure et à l’article 7 [traduction] « ont été fusionnés pour l’essentiel » : dossier d’appel, volume 2, à la page 186. La poursuite a alors axé ses arguments principalement sur l’aspect de la demande concernant l’abus de procédure et a fait valoir que la contestation de la régularité des procédures devant la cour martiale permanente était essentiellement une contestation visant l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite. Il semble que le juge militaire en chef ait accepté cette description de la question en litige.

[48]        À notre avis, cette approche traduit une conception erronée des recours dont l’intimé dispose. Il est vrai qu’un acte résultant de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite et donnant lieu à un abus de procédure peut constituer une atteinte aux droits que l’article 7 de la Charte reconnaît au défendeur : voir Nixon, aux paragraphes 1 à 5. Cependant, cela ne signifie pas pour autant que chaque recours visant à contester, au titre de l’article 7, des procédures découlant d’une décision du procureur de la poursuite doit être fondé sur un abus de procédure. Il peut arriver que les décisions de la poursuite qui sont prises de bonne foi donnent lieu à des procédures qui sont néanmoins viciées sur le plan constitutionnel. Un défendeur ne saurait être privé de la possibilité de contester ces procédures pour des motifs axés sur le fond simplement parce que l’exercice du pouvoir discrétionnaire du procureur de la poursuite lors du dépôt des procédures en question est irréprochable.

[49]        Je m’explique. Un procureur de la poursuite décide de procéder à l’instruction d’une affaire en dehors du délai prévu par la jurisprudence concernant le droit d’être jugé dans un délai raisonnable conformément à l’article 11 de la Charte. Le procureur de la poursuite estime que les circonstances de l’affaire sont telles que le délai ne porte pas atteinte au droit de l’accusé ou qu’il est imputable uniquement à la conduite de celui-ci. Au procès, la défense conteste l’exercice du pouvoir discrétionnaire du procureur de la poursuite, soutenant qu’il s’agit d’un abus de procédure. Le juge du procès entend la preuve et conclut que le procureur de la poursuite a exercé correctement son pouvoir discrétionnaire en décidant de procéder à la tenue du procès. Nul ne peut prétendre que la défense serait empêchée pour autant de contester les procédures en se fondant sur l’article 11. La décision prise en l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite ne saurait être à l’abri d’un contrôle axé sur le fond du seul fait qu’elle est le fruit de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire.

[50]        À notre avis, l’argument de l’intimé n’a pas été analysé et a été englobé à tort dans l’examen du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite. Selon nous, les intérêts de la justice militent en faveur de la détermination de la question par la Cour d’appel de la cour martiale plutôt que de son renvoi au juge militaire en chef pour nouvel examen. Les événements ayant donné lieu aux accusations portées contre l’intimé sont survenus en 2011. Il est autant dans l’intérêt de l’intimé que dans celui de la justice de trancher cette question rapidement afin que l’affaire puisse se poursuivre sans délai supplémentaire, le cas échéant.

[51]        L’intimé affirme que les procédures engagées contre lui mettent en jeu le droit à la liberté que lui garantit l’article 7 de la Charte, parce qu’elles l’exposent au risque d’emprisonnement. Nous ne croyons pas que cette question soit particulièrement litigieuse et nous n’avons pas l’intention de nous y attarder davantage.

[52]        L’intimé a ensuite invoqué l’arrêt Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134 (PHS), pour soutenir que l’application d’une loi n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale lorsqu’elle est arbitraire ou que ses effets sont exagérément disproportionnés : voir PHS, aux paragraphes 129 à 132.

[53]        L’intimé affirme que les procédures engagées contre lui devant la cour martiale permanente sont arbitraires, parce qu’elles n’ont aucun lien avec les objectifs que le législateur visait lorsqu’il a édicté les dispositions assujettissant certains civils au CDM.  L’intimé invoque le jugement que la Cour suprême du Canada a rendu dans Chaoulli c. Québec (procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 791, au paragraphe 131, où les commentaires suivants sont formulés :

Pour ne pas être arbitraire, la restriction apportée à la vie, à la liberté et à la sécurité requiert l’existence non seulement d’un lien théorique entre elle et l’objectif du législateur, mais encore d’un lien véritable d’après les faits. Il appartient au demandeur de démontrer l’absence de lien dans ce sens. Dans chaque cas, il faut se demander si la mesure est arbitraire au sens de n’avoir aucun lien véritable avec l’objectif visé et d’être, de ce fait, manifestement injuste. Plus l’atteinte à la liberté et à la sécurité de la personne est grave, plus le lien doit être clair. Lorsque c’est la vie même de quelqu’un qui est compromise, la personne raisonnable s’attendrait à ce qu’il existe, en théorie et en fait, un lien clair entre la mesure qui met la vie en danger et les objectifs du législateur.

[54]        Tel qu’il est mentionné plus haut dans les présents motifs, dans Wehmeier 2, le juge militaire en chef a conclu que l’objectif que visait le législateur lorsqu’il a édicté les alinéas 60(1)f) et 61(1)b) de la LDN était de veiller à ce que les membres des Forces canadiennes et les personnes qui les accompagnent relèvent au premier chef de la compétence du Canada afin que ces personnes soient protégées et jugées conformément à nos règles de droit et non au droit pénal étranger. Les dispositions assujettissant les civils au CDM visaient à restreindre la compétence des tribunaux militaires, qui n’exerceraient leur juridiction sur les civils que lorsque cela serait « absolument nécessaire ou que les intérêts bien compris des civils l’[exigeraient] » : Wehmeier 2, au paragraphe 24.

[55]        Dans son mémoire, l’intimé passe en revue les besoins spéciaux liés à la discipline militaire en ce qui concerne les civils qui accompagnent les forces armées. Il résume ses conclusions au paragraphe 51 et nous estimons que ce résumé traduit fidèlement l’intention du législateur :

[traduction] La compétence dont l’armée canadienne est investie lui permettrait d’assurer la sécurité de nos compatriotes à l’étranger en exerçant une forme de contrôle opposable à l’endroit des civils, en restreignant la portée de la juridiction étrangère répressive et en étendant l’application des règles de droit et procédures canadiennes aux civils se trouvant à l’étranger. Dans tous les cas, le législateur souhaitait que la compétence de l’armée à l’endroit des civils accompagnant les Forces soit exercée uniquement dans les cas où cela serait absolument nécessaire ou que les intérêts des civils l’exigeraient.

Étant donné que l’intimé a été rapatrié au Canada dans les cinq jours suivants la perpétration des infractions reprochées, il n’y a pas lieu d’affirmer que la poursuite engagée contre lui devant des tribunaux militaires est nécessaire pour le protéger contre l’exercice de la compétence des juridictions étrangères en matière pénale.

[56]        Le dossier d’appel contient une lettre du commandant du Commandement du soutien opérationnel du Canada dans laquelle il est question du dossier de l’intimé. Voici les commentaires que le commandant formule dans cette lettre :

[traduction] en raison de la gravité des infractions reprochées, des conséquences négatives sérieuses que les menaces alléguées ont eues sur la victime et du fait que lesdites infractions se sont produites en contexte de déploiement alors que l’accusé était intégré aux FC et visaient des membres des FC qui vivaient au même endroit que l’accusé, il est dans l’intérêt du public et des FC de saisir la justice militaire des accusations portées.

Dossier d’appel, volume 2, page 310

[57]        Dans la mesure où ces commentaires peuvent être considérés comme les raisons que la poursuite a invoquées pour poursuivre l’intimé devant les tribunaux militaires, ils ne permettent pas de comprendre pourquoi le fait de poursuivre l’intimé devant les tribunaux civils ne tiendrait pas compte des facteurs évoqués de manière adéquate. L’explication présentée dans la lettre serait impérieuse si l’intimé était toujours à l’emploi des FC et plus ou moins en contact avec les victimes de la conduite qui a donné lieu au dépôt des accusations. Étant donné qu’il vit maintenant en permanence au Canada et qu’il est éloigné du milieu des FC, la raison pour laquelle il est nécessaire de le poursuivre devant les tribunaux militaires plutôt que devant les tribunaux civils n’est pas évidente. Compte tenu de la situation de l’intimé, il ne suffit pas de faire valoir simplement l’intérêt public lié à l’examen des accusations dans le cadre du système de justice militaire.

[58]        En conséquence, nous sommes d’avis que la poursuite de l’intimé devant les tribunaux militaires est arbitraire, parce qu’elle n’a aucun lien avec les objectifs qui sous-tendent le fait que les accompagnants civils soient justiciables du CDM.

[59]        Pour étayer la conclusion selon laquelle les procédures ne sont pas conformes aux principes de justice fondamentale, il faut également établir qu’elles ont des effets disproportionnés sur la personne comparativement à l’intérêt de l’État lié auxdites procédures. Dans la présente affaire, les effets disproportionnés découlent du fait que l’intimé perdra certains droits procéduraux s’il est jugé en vertu du CDM plutôt qu’en vertu du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 (le Code criminel). Les droits qui ne peuvent être invoqués en vertu du CDM sont le droit d’être jugé devant un juge et un jury, le droit de demander au procureur de la poursuite de procéder par procédure sommaire et le droit, si l’intimé est jugé coupable, à l’ensemble des options prévues au Code criminel en matière de détermination de la peine, y compris l’ordonnance de sursis, la probation, l’absolution sous conditions et l’absolution inconditionnelle.

[60]        Bien que les droits en question soient décrits comme des droits procéduraux, il s’agit néanmoins de droits importants dont la perte peut donner lieu à des différences importantes en ce qui concerne le traitement accordé dans le système de justice militaire par opposition au système civil de justice pénale. La question qu’il faut se poser à ce stade-ci est de savoir si la perte de ces droits pour l’intimé peut être justifiée par l’intérêt supérieur de l’État à ce que l’intimé soit traduit devant les tribunaux militaires plutôt que devant les cours ordinaires de juridiction criminelle.

[61]        Il est important de rappeler que la question n’est pas de savoir si l’intimé devrait ou non être poursuivi, mais plutôt de savoir si l’intérêt lié à l’introduction de poursuites devant les tribunaux militaires est proportionnel à la perte de droits qu’il subirait s’il était traduit devant ces tribunaux. Le seul élément de preuve au dossier à ce sujet est la lettre du commandant du Commandement du soutien opérationnel canadien, citée plus haut. Lorsque cette lettre est examinée sous cet angle, elle est encore une fois insuffisante, parce qu’elle n’explique pas la nécessité d’une poursuite devant les tribunaux militaires plutôt que devant les tribunaux civils. En l’absence d’une justification de cette nature, nous ne pouvons que conclure que les effets découlant de l’introduction de poursuites contre l’intimé devant les tribunaux militaires sont disproportionnés. En conséquence, la poursuite de l’intimé porte atteinte à son droit de ne pas être privé de sa liberté, sauf en conformité avec les principes de justice fondamentale, lequel droit est garanti à l’article 7 de la Charte.

[62]        Nous aimerions souligner que la conclusion tirée en l’espèce est fondée sur le dossier porté à l’attention de la Cour. Nous n’affirmons pas pour autant que toutes les poursuites des civils devant les tribunaux militaires portent nécessairement atteinte aux droits de ces personnes qui sont garantis à l’article 7 de la Charte. Chaque affaire doit être jugée en fonction de ses propres faits. Cependant, nous affirmerions que, lorsqu’un civil invoque un argument fondé sur l’article 7 pour contester la perte de droits procéduraux devant les tribunaux militaires, il appartient à la poursuite de justifier le dépôt d’accusations devant les tribunaux militaires plutôt que devant les tribunaux civils. La Cour aura ensuite pour tâche de décider si l’intérêt de l’État lié à l’introduction de poursuites devant les tribunaux militaires est proportionnel à la perte de droits procéduraux que subit le civil du fait de ces poursuites.

VIII.       Réparation

[63]        La réparation que l’intimé a sollicitée est une suspension des procédures devant la cour martiale permanente. Dans sa décision, le juge militaire en chef a conclu qu’une suspension des procédures n’était pas une réparation convenable au sens du paragraphe 24(1) de la Charte, car une mesure aussi extrême ne peut être prise que dans les cas les plus manifestes. De plus, dans les circonstances de la présente affaire, la suspension de procédures empêcherait la tenue d’un procès devant les tribunaux civils, puisque cette suspension justifiera un plaidoyer d’autrefois acquit : R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128. En conséquence, nous convenons avec le juge militaire en chef que la réparation convenable consiste à mettre fin aux procédures engagées devant la cour martiale permanente sans rendre de décision dans celles-ci.

[64]        En conséquence, l’appel sera rejeté.

« Edmond P. Blanchard »

Juge en chef

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

« Johanne Trudel »

j.c.a.

 

 


COUR D’APPEL DE LA COUR MARTIALE DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

CMAC-553

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c.
PAUL WEHMEIER

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 NOVEMBRE 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LE JUGE EN CHEF BLANCHARD

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE TRUDEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 AVril 2014

 

COMPARUTIONS :

Commandant J.B.M. Pelletier

Major A.M. Tamburro

 

PoUr L’APPELANTE

 

Major Alison Reed

Capc Marc Létourneau

 

POUR l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Direction des poursuites militaires

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

Direction du service d’avocats de la défense

Ottawa (Ontario)

 

PoUr l’intimé

 

 

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