Cour d'appel de la cour martiale

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Date : 20140120


Dossiers : CMAC‑560

CMAC‑563

 

Référence : 2014 CACM 1

 

Ottawa (Ontario), le 20 janvier 2014

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLANCHARD

                        LA JUGE WEILER

LA JUGE DAWSON

 

CMAC‑560

 

ENTRE :

SOUS‑LIEUTENANT MORIARITY

 

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

 

intimée

CMAC‑563

ET ENTRE :

SOLDAT M.B.A. HANNAH

 

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

 

intimée

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 27 septembre 2013.

Jugement rendu à Ottawa, le 20 janvier 2014.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                    Le juge en chef Blanchard

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                                  La juge Weiler

                                                                                                                                  La juge Dawson

 


Date : 20140120


Dossiers : CMAC‑560

CMAC‑563

 

Référence : 2014 CACM 1

 

Ottawa (Ontario), le 20 janvier 2014

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLANCHARD

                        LA JUGE WEILER

LA JUGE DAWSON

 

CMAC‑560

 

ENTRE :

SOUS‑LIEUTENANT MORIARITY

 

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

 

intimée

CMAC‑563

ET ENTRE :

SOLDAT M.B.A. HANNAH

 

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

 

intimée

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EN CHEF

I.          Nature des appels

[1]               Les appelants interjettent appel des décisions par lesquelles deux cours martiales permanentes ont rejeté leurs demandes fondées sur la Charte et les ont déclarés coupables de diverses infractions en application de l’alinéa 130(1)a) de la Loi sur la défense nationale, L.R.C., 1985, ch. N‑5 (la LDN ou la Loi). Les appelants allèguent que, en intégrant des infractions civiles sans lien avec le service militaire dans le code de discipline militaire, l’alinéa 130(1)a) emploie des moyens inconstitutionnels en raison de leur portée excessive pour réaliser son objectif quant à la discipline, à l’efficacité et au moral des troupes. Ils demandent donc à la Cour de déclarer l’alinéa 130(1)a) inconstitutionnel et inopérant aux termes de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 et d’abandonner toutes les accusations portées contre eux, car leurs déclarations de culpabilité sont fondées sur une loi inconstitutionnelle.

 

[2]               Plus précisément, les appelants affirment d’une part que l’alinéa 130(1)a) viole leurs droits à la liberté tirés de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) d’une manière qui ne peut pas être sauvegardée par l’article premier et d’autre part, que la disposition va également à l’encontre de l’alinéa 11f) de la Charte et viole le droit de ne pas être jugé de façon arbitraire par un tribunal militaire, puisque les crimes d’ordre non militaire peuvent faire l’objet d’un procès devant un tribunal militaire sans jury.  

 

II.        Faits

[3]               Dans les deux cas, les faits ne sont pas en litige. Le sous‑lieutenant Moriarity était un officier du Cadre des instructeurs de cadets (CIC) en service à Victoria et à Vernon, en Colombie‑Britannique, au Service d’administration et d’instruction pour les organisations de cadets (SAIOC). Alors qu’il était en situation de confiance et d’autorité à l’égard des cadets avec lesquels il interagissait, il a eu des relations sexuelles inappropriées avec deux cadets. Le sapeur Hannah était membre des Forces canadiennes et étudiant à l’École du génie militaire des Forces canadiennes à la Base des Forces canadiennes (BFC) Gagetown, au Nouveau‑Brunswick. Il a acheté une substance contrôlée et l’a remise à un autre étudiant en ingénierie, et la drogue a été trouvée dans les quartiers à la base où ce dernier logeait.

 

[4]               En l’espèce, il n’est pas nécessaire de donner des précisions au sujet des faits, car ils ne sont pas pertinents quant aux questions soulevées dans les présents appels. Les confessions et aveux judiciaires faits par les deux accusés étaient tels que les déclarations de culpabilité prononcées par la Cour martiale seraient maintenues en l’absence d’une contestation fondée sur la Charte couronnée de succès. En l’espèce, il est suffisant d’énoncer les infractions pour lesquelles chaque appelant a été accusé et déclaré coupable.

 

Sous‑lieutenant Moriarity

[5]               Le sous‑lieutenant Moriarity a été accusé de quatre infractions punissables aux termes de l’article 130 de la LDN : deux infractions d’exploitation sexuelle en violation de l’article 153 du Code criminel, une infraction d’agression sexuelle en violation de l’article 271 du Code criminel et une infraction d’incitation à des contacts sexuels en violation de l’article 152 du Code criminel.

 

Sapeur Hannah

[6]               Le sapeur Hannah a été accusé de deux infractions punissables aux termes de l’article 130 de la LDN : une infraction de trafic d’une substance mentionnée à l’annexe IV en violation du paragraphe 5(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances et une infraction de vente illégale d’une substance contenant une drogue mentionnée à l’annexe F, en violation de l’article C.01.041(1.1) du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870, en violation de l’article 31 de la Loi sur les aliments et drogues.

 

III.       Dispositions législatives applicables

[7]               En l’espèce, la disposition en litige est l’alinéa 130(1)a) de la LDN. Par souci d’exhaustivité, je reproduis ci‑dessous l’article 130 et d’autres dispositions applicables de la LDN, de la Loi constitutionnelle et de la Charte.

Infractions de droit commun

 

 

130. (1) Constitue une infraction à la présente section tout acte ou omission :

 

a) survenu au Canada et punissable sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale;

 

b) survenu à l’étranger mais qui serait punissable, au Canada, sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale.

 

Quiconque en est déclaré coupable encourt la peine prévue au paragraphe (2).

 

 

 

(2) Sous réserve du paragraphe (3), la peine infligée à quiconque est déclaré coupable aux termes du paragraphe (1) est :

 

a) la peine minimale prescrite par la disposition législative correspondante, dans le cas d’une infraction :

 

(i) commise au Canada en violation de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale et pour laquelle une peine minimale est prescrite,

 

(ii) commise à l’étranger et prévue à l’article 235 du Code criminel;

 

 

 

 

 

 

b) dans tout autre cas :

 

(i) soit la peine prévue pour l’infraction par la partie VII de la présente loi, le Code criminel ou toute autre loi pertinente,

 

(ii) soit, comme peine maximale, la destitution ignominieuse du service de Sa Majesté.

 

(3) Toutes les dispositions du code de discipline militaire visant l’emprisonnement à perpétuité, l’emprisonnement de deux ans ou plus, l’emprisonnement de moins de deux ans et l’amende s’appliquent à l’égard des peines infligées aux termes de l’alinéa (2)a) ou du sous‑alinéa (2)b)(i).

 

(4) Le présent article n’a pas pour effet de porter atteinte aux pouvoirs conférés par d’autres articles du code de discipline militaire en matière de poursuite et de jugement des infractions prévues aux articles 73 à 129.

 

 

 

 

 

[Je souligne]

Offences Punishable by Ordinary Law

 

130. (1) An act or omission

 

 

 

(a) that takes place in Canada and is punishable under Part VII, the Criminal Code or any other Act of Parliament, or

 

 

(b) that takes place outside Canada and would, if it had taken place in Canada, be punishable under Part VII, the Criminal Code or any other Act of Parliament,

 

is an offence under this Division and every person convicted thereof is liable to suffer punishment as provided in subsection (2).

 

(2) Subject to subsection (3), where a service tribunal convicts a person under subsection (1), the service tribunal shall,

 

(a) if the conviction was in respect of an offence

 

 

 

(i) committed in Canada under Part VII, the Criminal Code or any other Act of Parliament and for which a minimum punishment is prescribed, or

 

 

(ii) committed outside Canada under section 235 of the Criminal Code,

 

impose a punishment in accordance with the enactment prescribing the minimum punishment for the offence; or

 

(b) in any other case,

 

(i) impose the punishment prescribed for the offence by Part VII, the Criminal Code or that other Act, or

 

 

(ii) impose dismissal with disgrace from Her Majesty’s service or less punishment.

 

 

(3) All provisions of the Code of Service Discipline in respect of a punishment of imprisonment for life, for two years or more or for less than two years, and a fine, apply in respect of punishments imposed under paragraphe (2)(a) or subparagraphe (2)(b)(i).

 

 

(4) Nothing in this section is in derogation of the authority conferred by other sections of the Code of Service Discipline to charge, deal with and try a person alleged to have committed any offence set out in sections 73 to 129 and to impose the punishment for that offence described in the section prescribing that offence.

 

[Emphasis added]

 

 

L’article 2 de la LDN définit « infraction d’ordre militaire » ainsi :

« infraction d’ordre militaire » Infraction — à la présente loi, au Code criminel ou à une autre loi fédérale — passible de la discipline militaire.

 

“service offence” means an offence under this Act, the Criminal Code or any other Act of Parliament, committed by a person while subject to the Code of Service Discipline;

 

 

Le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 établit la suprématie de la Constitution :

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

 

52. (1) The Constitution of Canada is the supreme law of Canada, and any law that is inconsistent with the provisions of the Constitution is, to the extent of the inconsistency, of no force or effect.

 

 

L’article 7 de la Charte établit le droit constitutionnel à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

 

 

L’alinéa 11f) de la Charte établit le droit à un procès avec jury sauf s’il s’agit d’une infraction relevant de la justice militaire, auquel cas le procès est instruit par un tribunal militaire :

11. Tout inculpé a le droit :

 

 

f) sauf s’il s’agit d’une infraction relevant de la justice militaire, de bénéficier d’un procès avec jury lorsque la peine maximale prévue pour l’infraction dont il est accusé est un emprisonnement de cinq ans ou une peine plus grave;

 

11. Any person charged with an offence has the right

 

(f) except in the case of an offence under military law tried before a military tribunal, to the benefit of trial by jury where the maximum punishment for the offence is imprisonment for five years or a more severe punishment;

 

 

IV.       Décisions des instances inférieures

R. c. Sous‑lieutenant Moriarity

[8]               La Cour martiale permanente (Cour martiale) a jugé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour soutenir l’allégation de l’appelant selon laquelle l’alinéa 130(1)a) de la LDN allait à l’encontre de l’article 7 de la Charte. La Cour martiale a affirmé que les contestations fondées sur la Charte comme celle qui a été présentée doivent être analysées au cas par cas. L’appelant a admis que sa propre situation factuelle ne démontre pas une application trop large de l’alinéa 130(1)a) de la LDN; selon la preuve présentée, la Cour martiale avait compétence pour trancher l’affaire, parce qu’elle concernait un officier qui était en devoir à un établissement de défense et se trouvait en situation d’autorité à l’égard des cadets qui ont présenté la plainte. Malgré sa concession, l’appelant s’est appuyé sur la doctrine de l’hypothèse raisonnable pour prouver que la disposition irait à l’encontre de la Charte dans certaines situations et qu’elle devrait donc être invalidée.

 

[9]               La Cour martiale a toutefois estimé qu’il était impossible d’examiner une hypothèse raisonnable qui l’aiderait à trancher la question étant donné la grande diversité des infractions commises. La Cour martiale a indiqué que l’appelant n’avait pas démontré que l’application du CDM était inconstitutionnelle. Les faits n’appuyaient pas l’allégation de l’appelant selon laquelle l’alinéa 130(1)a) de la LDN va à l’encontre de l’article 7 de la Charte. La contestation fondée sur la Charte présentée par l’appelant a été rejetée.

 

[10]           La Cour martiale a déclaré le sous‑lieutenant Moriarity coupable des quatre infractions punissables en vertu de l’article 130 de la LDN.

 

R. c. le sapeur Hannah

[11]           La Cour martiale a effectué une analyse de la portée excessive. Tout d’abord, elle a interprété la disposition attaquée afin de déterminer sa portée et son incidence à la lumière de son historique législatif et de la jurisprudence. Même si la jurisprudence de la Cour d’appel de la cour martiale démontre que la compétence des tribunaux militaires était limitée aux infractions véritablement liées à la discipline militaire, il a été jugé dans la décision R. c. Reddick, (1996) 5 C.M.A.R. 485 (Reddick), que la question du « lien de connexité avec le service militaire » n’était pas un prérequis pour l’exercice de la compétence d’une cour martiale à l’égard d’une infraction. La Cour martiale a estimé qu’elle était liée par cette décision. Par conséquent, elle a conclu que l’alinéa 130(1)a) de la LDN s’appliquait à l’ensemble des infractions prévues par les lois fédérales, qu’elles aient trait ou non à la discipline, à l’efficacité ou au moral des troupes.

 

[12]           Pour déterminer l’objet de la disposition, la Cour martiale a fait sien un passage de l’arrêt R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259 (Généreux), où la Cour suprême du Canada a jugé que le CDM avait un double objectif; en plus de maintenir la discipline et l’intégrité dans les forces armées, il joue un rôle de nature publique, du fait qu’il vise à punir une conduite qui menace l’ordre et le bien‑être publics. La Cour martiale a conclu que l’objet de l’alinéa 130(1)a) était « d’établir un mécanisme permettant de poursuivre devant une cour martiale ceux qui sont assujettis au code de discipline militaire et qui commettent une infraction prévue par une loi fédérale […] »

 

[13]           Comme l’objet de l’alinéa 130(1)a) était de faire en sorte que les membres des forces armées puissent être poursuivis en vertu du droit militaire pour toutes les infractions fédérales, la portée de la disposition n’était pas excessive pour la réalisation de son objectif. Ni les principes de justice fondamentale ni la Charte n’ont été violés. La contestation du sapeur Hannah fondée sur la Charte a été rejetée.

 

[14]           En conséquence, la Cour martiale a déclaré le sapeur Hannah coupable de deux infractions liées à la drogue.

 

V.        Questions

[15]           Les questions soulevées dans le présent appel sont les suivantes :

 

            1.         L’alinéa 130(1)a) va‑t‑il à l’encontre de l’article 7 de la Charte en raison de sa portée excessive?

 

            2.         L’alinéa 130(1)a) viole‑t‑il d’autres droits garantis par la Charte?

 

VI.       Analyse

Questions préliminaires

[16]           Pour commencer, je trancherai deux questions préliminaires. Tout d’abord, l’intimée conteste la nature des demandes des appelants dans les deux appels, alléguant que les questions soulevées ont trait à la compétence. Ensuite, l’intimée allègue que les appelants n’ont pas démontré que leurs droits personnels tirés de la Charte avaient été violés par l’alinéa 130(1)a) et que, sans pouvoir démontrer ces effets préjudiciables, ils ne peuvent appuyer leur contestation constitutionnelle.

 

[17]           Dans le cadre des deux appels, l’intimée affirme que les contestations des appelants fondées sur la Charte ont en fait trait à la compétence. L’intimée prétend que, comme l’article 130 ne fait qu’intégrer des infractions existantes à la définition d’« infraction d’ordre militaire », il ne crée aucune nouvelle interdiction. Elle allègue donc que l’argument de la portée excessive présenté par les appelants doit avoir le même champ d’application que la doctrine de l’ultra vires. Selon l’intimée, si l’article 130 a une portée excessive parce qu’il confère le pouvoir d’instruire des affaires n’ayant rien à voir avec le service militaire, il ne découle pas nécessairement des pouvoirs militaires du Parlement prévus au paragraphe 91(7) et est donc ultra vires. L’intimée prétend que, dans l’arrêt MacKay c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 370 (MacKay), de la Cour suprême du Canada a répondu à cette question. La Cour a jugé que la disposition est intra vires du Parlement et que, par conséquent, la contestation des appelants devait être rejetée.

 

[18]           En toute déférence, je suis en désaccord avec l’intimée quant à la façon dont elle a expliqué l’argument des appelants. Selon moi, les appelants n’allèguent pas que l’inclusion des infractions non disciplinaires dans le système de justice militaire excède la compétence du Parlement en matière militaire. Ils allèguent plutôt que l’inclusion des infractions non militaires dans la définition d’infraction d’ordre militaire outrepasse l’objet du CDM tel qu’adopté. Par conséquent, la contestation remet en question non pas le caractère constitutionnel de l’article 130 relativement au partage des pouvoirs, mais plutôt le cadre disciplinaire de la LDN.

 

[19]           L’argument de l’intimée selon lequel la disposition ne crée pas de nouvelles interdictions est contraire au sens manifeste de l’article 130. Premièrement, les infractions au Code criminel ou à d’autres lois du Parlement intégrées au CDM aux termes de l’alinéa 130(1)a) ne seraient pas autrement interdites par le droit militaire. Deuxièmement, l’alinéa 130(1)b) étend la portée du Code criminel et d’autres lois fédérales au‑delà des frontières canadiennes pour faire en sorte que le personnel militaire et d’autres personnes soient responsables des actes qu’ils commettent, qui pourraient autrement être légaux dans un autre pays. Pour les motifs qui précèdent, l’argument de l’intimée ne peut être retenu.

 

[20]           Par ailleurs, le paragraphe 130(2) expose une personne poursuivie pour des infractions prévues à l’article 130 à différentes pénalités établies dans le Code criminel ou une loi semblable. Cette question est abordée de nouveau au paragraphe 51 ci‑dessous, où je traite des différences découlant de la transformation des infractions prévues par le Code criminel en infractions d’ordre militaire.

 

[21]           Par conséquent, contrairement aux observations de l’intimée, je conclus que la contestation des appelants vise non pas le partage des pouvoirs, mais plutôt la portée excessive relativement à l’objet du CDM. Les appelants avaient le droit de présenter leur demande de la façon dont ils l’ont fait.

 

[22]           Je me pencherai maintenant sur la deuxième question préliminaire soulevée par l’intimée dans le cadre des présents appels : les appelants sont‑ils tenus de prouver que l’alinéa 130(1)a) viole leurs propres droits tirés de la Charte?

[23]           Les appelants allèguent que l’alinéa 130(1)a) de la LDN a une portée excessive et qu’il est, par conséquent, inconstitutionnel et inopérant. Ils affirment donc qu’ils ne peuvent être accusés ou déclarés coupables en vertu de la disposition même si les circonstances des infractions alléguées sont contraires au maintien de la discipline et de l’intégrité dans les forces armées. À cet égard, les appelants s’appuient sur R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761 (Heywood) et présentent des scénarios de fait hypothétiques pour démontrer que l’alinéa 130(1)a) vise des actes n’ayant rien à voir avec les objectifs de la disposition.

 

[24]           L’intimée allègue que la contestation constitutionnelle des appelants ne peut être analysée sans tenir compte des circonstances factuelles des cas et en l’absence de preuve des effets abusifs. Il incombe aux appelants de démontrer que l’application de la loi à leur situation particulière est inconstitutionnelle. Selon l’intimée, les faits en l’espèce appuient clairement la compétence militaire en ce sens que les deux ensembles d’infractions ont été commis par les appelants dans le cadre de leurs rôles respectifs en tant que membres des Forces canadiennes.

 

[25]           Bien que, en règle générale, les effets préjudiciables doivent être établis pour prouver une violation de la Charte, la Cour suprême a jugé dans R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295 (Big M Drug Mart) qu’il y avait une exception à ce principe général. Aux pages 313 et 314, la Cour a écrit que « [t]out accusé, que ce soit une personne morale ou une personne physique, peut contester une accusation criminelle en faisant valoir que la loi en vertu de laquelle l’accusation est portée est inconstitutionnelle ». La Cour a donc jugé qu’une personne ne devrait pas être accusée en vertu d’une loi inconstitutionnelle. Par conséquent, un accusé peut présenter tout argument constitutionnel, qu’il ait trait ou non à sa situation personnelle. Par la suite, la Cour suprême a appliqué l’exception énoncée dans l’arrêt Big M Drug Mart aux cas où aucune accusation criminelle n’est portée, mais où la personne est poursuivie en justice par un organisme gouvernemental (Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157). La Cour a jugé que l’exception était justifiée en cas de comparution involontaire devant une cour ou un tribunal et de possibilité de sanctions coercitives.

 

[26]           Cette jurisprudence me pousse à conclure que l’exception énoncée dans l’arrêt Big M Drug Mart s’applique en l’espèce. Les deux appelants ont été accusés d’infractions en vertu de la LDN et ont comparu devant des tribunaux militaires, et il y avait donc une possibilité évidente de sanctions coercitives. Par conséquent, les appelants peuvent présenter leur argument constitutionnel et s’appuyer sur des situations factuelles hypothétiques pour démontrer comment la disposition contestée va à l’encontre des droits garantis par la Charte. Les appelants n’ont donc pas à établir que leur argument a trait à leur situation personnelle pour contester le caractère constitutionnel de l’alinéa 130(1)a) de la LDN.

 

[27]           Je me penche maintenant sur la première question soulevée dans les appels.

 

1.            L’alinéa 130(1)a) va‑t‑il à l’encontre de l’article 7 de la Charte en raison de sa portée excessive?

a.         Portée excessive en tant que principe de justice fondamentale

 

[28]           Dans l’arrêt R. c. Khawaja, [2012] 3 R.C.S. 555 (Khawaja), au paragraphe 35, la Cour suprême a déclaré ce qui suit :

Un principe de justice fondamentale veut que les lois de nature pénale ne doivent pas avoir de portée excessive. Aux termes de l’art. 7 de la Charte, la disposition qui restreint le droit à la liberté d’une personne qui y est assujettie doit le faire en conformité avec les principes de justice fondamentale. La disposition criminelle qui restreint le droit à la liberté plus qu’il ne le faut pour atteindre l’objectif qui la sous‑tend ne respecte pas ces principes. Sa portée est alors excessive.

 

[29]           Dans l’arrêt Khawaja, la Cour a confirmé le critère juridique de la portée excessive décrit dans l’arrêt Heywood. Dans ce dernier arrêt, le juge Cory, au nom de la majorité, a présenté l’analyse envisagée pour déterminer si une disposition législative a une portée excessive. Au paragraphe 49, il a écrit ce qui suit :

L’analyse de la portée excessive porte sur les moyens choisis par l’État par rapport à l’objet qu’il vise. Lorsqu’il examine si une disposition législative a une portée excessive, le tribunal doit se poser la question suivante : ces moyens sont‑ils nécessaires pour atteindre l’objectif de l’État? Si, dans un but légitime, l’État utilise des moyens excessifs pour atteindre cet objectif, il y aura violation des principes de justice fondamentale parce que les droits de la personne auront été restreints sans motif. Lorsqu’une loi a une portée excessive, il s’ensuit qu’elle est arbitraire ou disproportionnée dans certaines de ses applications.

 

[30]           Au paragraphe 51, le juge a indiqué qu’il faut faire preuve de retenue à l’égard des moyens choisis par le législateur pour déterminer si une disposition a une portée excessive :

Lorsqu’on analyse une disposition législative pour déterminer si elle a une portée excessive, il y a lieu de faire preuve de retenue à l’égard des moyens choisis par le législateur. Bien que les tribunaux aient l’obligation constitutionnelle de veiller à ce qu’une loi soit compatible avec la Charte, le législateur doit avoir le pouvoir de faire des choix de principe. Un tribunal ne devrait pas intervenir simplement parce que le juge aurait peut‑être choisi des moyens différents d’atteindre l’objectif s’il avait été législateur.

 

[31]           Dans l’arrêt Khawaja, au paragraphe 40, la Cour suprême a adopté l’approche suivante pour appliquer le critère de la portée excessive : premièrement, examiner la portée de la loi; deuxièmement, déterminer l’objectif de la loi; enfin, se demander si les dispositions législatives ont une portée plus grande que nécessaire pour atteindre l’objectif de l’État et si la loi a une incidence totalement disproportionnée à cet objectif. La Cour a clarifié la distinction entre la portée excessive et l’incidence disproportionnée sans décider s’il s’agit de doctrines constitutionnelles distinctes. Au nom de la majorité, la juge en chef McLachlin a déclaré :

Il y a portée excessive lorsque le législateur opte pour un moyen dont la portée est plus grande que nécessaire pour atteindre l’objectif de l’État, et il y a disproportion totale lorsque les actes de l’État ou les réponses du législateur à un problème sont « à ce point extrêmes qu’ils sont disproportionnés à tout intérêt légitime du gouvernement ».

 

[32]           Plus récemment, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72 (Bedford), la Cour suprême a réaffirmé qu’une loi a une portée excessive quand elle va trop loin et empiète sur un comportement sans lien avec son objectif (Bedford, au paragraphe 101). La Cour suprême a déclaré que « la question demeure au fond de savoir si la preuve établit que la disposition viole des normes fondamentales du fait de l’absence de lien entre son effet et son objet ». La Cour suprême a également précisé qu’il n’était pas facile d’établir l’absence de lien, en tout ou en partie, entre les effets et l’objet de la disposition contestée (Bedford , au paragraphe 119).

 

[33]           Pour déterminer si l’alinéa 130(1)a) de la LDN a une portée excessive, je suivrai l’approche susmentionnée préconisée par la Cour suprême.

 

b.      Portée de l’alinéa 130(1)a) de la LDN

[34]           Les appelants prétendent que l’alinéa 130(1)a) confère aux cours martiales compétence à l’égard de presque toutes les infractions punissables sous le régime d’une loi fédérale, peu importe les circonstances dans lesquelles elles ont été commises. Essentiellement, la disposition transforme les infractions à une loi fédérale en infractions d’ordre militaire, même si elles ne compromettent pas la discipline militaire.

 

[35]           Selon l’intimée, l’alinéa 130(1)a) a pour objet d’intégrer au CDM les infractions déjà prévues par le droit commun. Elle allègue que la disposition permet de poursuivre devant un tribunal militaire des personnes ayant commis des infractions d’ordre civil, mais seulement si ces personnes sont assujetties au CDM. Par conséquent, la disposition ne crée pas de nouvelles infractions.

 

[36]           L’intimée affirme que les appelants s’appuient de façon inadéquate sur l’analyse adoptée par la Cour suprême dans l’arrêt Heywood. Dans cette affaire, le juge Cory a recouru à des situations hypothétiques pour démontrer que la portée était excessive en raison d’interdictions inutiles ayant une incidence sur la liberté individuelle. L’intimée fait valoir que l’alinéa 130(1)a) n’impose pas d’interdiction; il intègre simplement au CDM des infractions déjà prévues par la loi. Par conséquent, l’arrêt Heywood ne s’applique pas.

 

[37]           Au paragraphe 19 des présents motifs, j’ai déjà rejeté l’argument selon lequel aucune nouvelle infraction n’est créée. Pour les mêmes motifs, je le rejette ici.

 

[38]           L’intimée allègue également que la portée de la disposition est limitée par le pouvoir discrétionnaire inhérent à l’application du CDM qu’exerce le directeur des poursuites militaires lorsqu’il dépose des accusations ou renvoie une affaire aux autorités civiles.

 

[39]           Je rejette l’allégation de l’intimée selon laquelle la portée de l’alinéa 130(1)a) est limitée par le pouvoir discrétionnaire du directeur des poursuites militaires de décider si l’affaire sera instruite en vertu du CDM ou renvoyée à des tribunaux civils. Selon moi, le pouvoir de poursuite discrétionnaire ne permet pas de sauvegarder une disposition législative ayant une portée excessive. La Cour suprême a rejeté un argument semblable dans l’arrêt R. c. Canadien Pacifique, [1995] 2 R.C.S. 1031, affaire portant sur la portée excessive d’une loi, où le juge en chef Lamer, à la page 1057 de ses motifs minoritaires, convenant avec la majorité que la loi en question n’avait pas une portée excessive, écrit ceci :

Même si, pour justifier la loi qui serait jugée inconstitutionnelle en raison de sa portée excessive, on ne peut, selon moi, invoquer le fait que la police et les poursuivants provinciaux engagent rarement, voire jamais, de poursuites pénales contre les personnes dont les activités nuisent à des « usages » purement hypothétiques de l’environnement […]

 

Par ailleurs, dans les deux affaires devant la Cour, aucun élément de preuve n’a été présenté pour démontrer que le directeur des poursuites militaires refuse fréquemment d’intenter des poursuites en vertu de l’alinéa 130(1)a) lorsque la nature de l’infraction n’est pas liée à la discipline militaire. De plus, aucun élément de preuve présenté n’a démontré l’existence d’un protocole d’entente, comme celui en vigueur en Australie, qui définirait et réglementerait les pouvoirs de poursuite respectifs des autorités civiles et militaires. Voir : l’honorable Gilles Létourneau, Initiation à la justice militaire : un tour d’horizon du système de justice pénale militaire et de son évolution au Canada (Montréal, Wilson et Lafleur, 2012) à partir de la page 59.

 

[40]           J’examinerai maintenant la portée de l’alinéa 130(1)a) de la Loi.

 

[41]           La Cour a toujours considéré que la portée de l’alinéa 130(1)a) incluait, sous réserve de l’article 70 de la LDN, tout acte ou omission punissable sous le régime de toute loi fédérale, peu importe sa nature et les circonstances l’entourant; voir R. c. T. (J.S.K.), [2008] C.M.A.J. No. 3 (Trépanier) au paragraphe 27. Dans R. c. St. Jean, [2000] C.M.A.J. No. 2, au paragraphe 38, le juge Létourneau, au nom de la Cour, a reconnu que la portée de l’alinéa 130(1)a) ne se limite pas aux questions liées directement à la discipline militaire :

Le fait que ces infractions fassent partie du code de discipline militaire en vertu de l’article 130 de la Loi et que le contrevenant est un membre des Forces ne veut pas nécessairement dire que ces infractions constituent une menace pour la « discipline militaire ».

 

[42]           Dans Ellis c. R., [2010] C.M.A.J. No. 3, aux paragraphes 20 à 22, la Cour a présenté les observations suivantes concernant la vaste portée de la disposition :

[20]      […] La Loi [LDN] contient un code de discipline militaire, mais sa portée « ne se limite pas aux infractions militaires ou disciplinaires en tant que telles, par exemple manquement au devoir face à l’ennemi » […]

 

[21]      L’article 130 de la Loi inclut dans ce code les infractions ordinaires du droit criminel, ou infractions de droit commun, qui, par l’effet de la définition de « infraction d’ordre militaire » dans l’article 2, et l’effet combiné de l’article 130, peuvent devenir des infractions militaires relevant de la justice militaire. Une « infraction d’ordre militaire » s’entend d’une infraction ‑ à la Loi sur la défense nationale, au Code criminel ou à une autre loi fédérale ‑ passible de la discipline militaire […]

 

[22]      Le champ d’application du code de discipline militaire est large également en ce qui concerne la compétence rationae loci (en raison du lieu) et la compétence rationae personae (en raison de la personne). La compétence des juridictions militaires s’étend aux infractions commises en dehors du Canada par des membres de la force régulière, de la force spéciale et de la force de réserve, ainsi que par des civils qui accompagnent une unité ou un autre élément des Forces canadiennes qui est en service ou en service actif à tout endroit […]

 

[43]           Compte tenu du libellé clair de la disposition et de la jurisprudence constante qui décrit sa portée, je conclus que l’alinéa 130(1)a) inclut toutes les infractions prévues par le Code criminel et les autres lois fédérales. Les seules infractions exclues de l’alinéa 130(1)a) sont le meurtre, l’homicide involontaire coupable et l’enlèvement d’enfants commis au Canada (article 70 de la LDN).

 

[44]           Cependant, même si le libellé de l’alinéa 130(1)a) est général, l’objet ou le but du CDM est ambitieux. Comme il sera mentionné ci‑dessous, son objet est d’assurer la discipline, l’efficacité et le moral des troupes. Il s’agit clairement d’une préoccupation légitime du gouvernement et d’un sujet général, qui ne se prête pas bien à une codification précise. Il s’agit également d’un objectif qui, s’il n’est pas atteint, pourrait avoir de très graves conséquences pour le Canada. Selon moi, le Parlement est justifié de choisir des moyens tout aussi ambitieux pour réaliser ces objectifs et d’utiliser des termes généraux dans les lois. En ce qui nous concerne, le Parlement a décidé que les infractions d’ordre militaire incluraient essentiellement toutes les infractions prévues par le Code criminel et les autres lois fédérales. Toute exigence stricte de préciser dans la formulation pourrait avoir pour effet de limiter la capacité du législateur à établir un régime complet et souple. Il serait difficile, voire impossible, de prévoir quelle infraction visée à l’alinéa 130(1)a), si elle était commise par une personne assujettie au CDM, aurait une incidence sur la discipline, l’efficacité et le moral des troupes. Cela serait fonction des circonstances de chaque affaire, lesquelles doivent comprendre un lien de connexité avec le service militaire clair.

 

[45]           Par ailleurs, la vaste portée de l’alinéa 130(1)a) doit être interprétée dans le contexte de l’exigence selon laquelle on doit être en présence d’un lien de connexité avec le service militaire; autrement, les tribunaux militaires n’auraient aucun pouvoir en vertu de la LDN à l’égard des infractions d’ordre public n’ayant pas de lien militaire clair.

 

[46]           La Cour suprême a adopté une approche contextuelle semblable dans l’interprétation de certaines dispositions de la Loi sur la protection de l’environnement de l’Ontario, dans Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031. Dans cette affaire, la disposition en litige avait également été rédigée en termes généraux, mais n’avait pas été interprétée comme ayant une portée excessive (voir notamment les paragraphes 41, 42, 43, 44, 48, 49, 69, 83, 84 et 85).

 

[47]           À cette étape, pour comprendre comment la portée de l’alinéa 130(1)a) est limitée, il est nécessaire de passer en revue les exigences relatives au lien militaire.

 

Lien de connexité avec le service militaire

[48]           L’exigence selon laquelle il doit y avoir un lien militaire pour qu’un procès se tienne devant un tribunal militaire n’est pas nouvelle. Avant la promulgation de la Charte en 1982, la Cour suprême limitait la compétence des tribunaux militaires aux infractions reliées aux forces armées. Dans l’arrêt MacKay, précité, le juge McIntyre a écrit ce qui suit dans ses motifs concourants, à la page 411 :

Je suis donc d’avis que lorsque les dispositions de la Loi sur la défense nationale confèrent aux cours martiales compétence pour juger des soldats au Canada pour des infractions qui constituent des infractions aux lois pénales canadiennes pour lesquelles des civils pourraient également être poursuivis, et lorsque ni la perpétration ni la nature de ces infractions ne sont nécessairement reliées aux forces armées, en ce sens qu’elles ne tendent pas à influer sur les niveaux d’efficacité et de discipline des forces armées, elles sont inopérantes parce que contraires à la Déclaration canadienne des droits, puisqu’elles créent pour le militaire en cause une inégalité devant la loi.

 

[49]           Le juge a fourni la justification suivante concernant l’exigence relative au lien de connexité avec le service militaire pour les infractions reliées aux forces armées à la page 409 de ses motifs :

[…] Le soldat inculpé d’une infraction criminelle est privé du bénéfice d’une enquête préliminaire ou du droit à un procès devant jury. Il est soumis à un code militaire qui diffère à certains égards du droit commun, à des règles de preuve différentes et à une procédure d’appel différente et plus restreinte. Son droit d’invoquer les plaidoyers spéciaux d’« autrefois convict » ou d’« autrefois acquit » est modifié car, s’il est déclaré coupable d’une infraction par un tribunal civil, il ne peut être jugé de nouveau pour la même infraction par un tribunal militaire, mais sa déclaration de culpabilité par un tribunal militaire n’empêche pas une deuxième poursuite devant un tribunal civil. Son droit à un cautionnement est à toutes fins pratiques éliminé. Bien que ces différences puissent être acceptables, compte tenu des besoins militaires, dans certains cas, on ne peut leur donner d’effet universel dans l’application du droit pénal canadien aux membres des forces armées en poste au Canada.

 

[50]           Dans ce jugement concourant, auquel a souscrit le juge Dickson, le juge McIntyre a vu le besoin de restreindre l’application de l’article 120 (maintenant l’article 130) aux infractions liées à la discipline. Il a expliqué que toute dérogation au concept d’égalité devant la loi ne doit pas être supérieure à ce qui est nécessaire pour satisfaire aux exigences des forces armées relativement à la discipline militaire. À la page 408 de ses motifs, il a ajouté que « [l]e principe à respecter est celui de l’intervention la plus minime possible dans les droits d’un soldat en vertu du droit commun compte tenu des exigences de la discipline militaire et de l’efficacité des forces armées ».

 

[51]           En 1985, l’article 66 de la LDN a été modifié pour intégrer les plaidoyers d’« autrefois » afin d’empêcher la tenue d’un nouveau procès devant des tribunaux pénaux civils. Malgré ce changement législatif, des distinctions entre les deux systèmes de justice demeurent. Récemment, la Cour a commenté la transformation des infractions au Code criminel en infractions d’ordre militaire aux articles 2 et 130 de la LDN. Dans la décision Trépanier, au paragraphe 33, la Cour a déclaré que, pour une personne accusée devant un tribunal militaire, « [u]n certain nombre de dérogations et de pertes de droits et d’avantages en résultent », la plus importante étant la perte du droit constitutionnel à un procès avec jury.

 

[52]           Dans l’arrêt Généreux, à la page 293, la Cour suprême a réaffirmé l’exigence relative au lien de connexité avec le service militaire en déclarant que la raison d’être d’un système distinct de tribunaux militaires est de « permettre aux Forces armées de s’occuper des questions qui touchent directement à la discipline, à l’efficacité et au moral des troupes ».

 

[53]           Dans la décision R. c. Brown (1995), 5 C.M.A.R. 280 (Brown), le juge Hugessen a reconnu à la page 287 de ses motifs, qu’il était bien établi « que l’exception à la garantie d’un procès devant jury de l’alinéa 11f) est déclenchée par le [lien de connexité avec le service militaire], le cas échéant, du crime imputé ». Le juge a affirmé qu’après l’entrée en vigueur de la Charte, notre Cour avait adopté et expliqué cette exigence au regard de l’application de l’alinéa 11f) de la Charte. Dans la décision MacDonald c. La Reine (1983), 4 C.M.A.R. 277 (MacDonald), le juge en chef Mahoney a écrit ce qui suit au nom de la Cour, à la page 283 de ses motifs :

[traduction]

Une infraction qui a un véritable caractère militaire et tombe sous le coup du paragraphe 120(1) de la Loi sur la défense nationale est une infraction au droit militaire au sens de l’alinéa 11f) de la Charte des droits

 

[54]           Il est donc clair que le critère du lien militaire est une composante nécessaire du paragraphe 130(1) de la LDN. 

 

[55]           Jusqu’à la décision Reddick, précitée, rendue en 1996, la Cour recourait constamment à la doctrine du lien de connexité avec le service militaire pour décider si les tribunaux militaires avaient compétence pour juger une infraction aux termes de l’article 130 (voir par exemple R. c. MacEachern (1985), 4 C.M.A.R. 447; R. c. Ryan (1987), 4 C.M.A.R. 563; R. c. Ionson (1987), 4 C.M.A.R. 433, conf. par [1989] 2 R.C.S. 1073 (CSC)). Comme la Cour martiale l’a souligné dans la décision Hannah, depuis la décision Reddick, certains se demandent si le lien de connexité avec le service militaire continue d’être requis pour établir la compétence des tribunaux militaires à l’égard d’une infraction.

 

[56]           Il est utile de brièvement passer en revue les faits de l’affaire Reddick. Le sergent Reddick avait été accusé de huit infractions en vertu de la LDN. Plusieurs de ces infractions auraient également été punissables sous le régime du Code criminel devant une cour civile. L’accusé avait déjà été libéré des Forces canadiennes lorsque les membres de la Cour martiale permanente se sont réunis le 26 septembre 1995. L’accusé a contesté la compétence de la Cour martiale permanente parce qu’il était maintenant un civil. Le fait que l’accusé était assujetti au CDM au moment où il a commis les infractions n’a pas été remis en question. Le président de la Cour martiale permanente a accepté le plaidoyer de fin de non‑recevoir de l’accusé puisque le pouvoir du Parlement sur la « milice, le service militaire et le service naval, et la défense du pays », conféré par le paragraphe 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867, ne pouvait justifier l’attribution à la Cour martiale permanente par le paragraphe 60(2) d’une compétence à l’égard d’un civil. La Cour devait trancher la question suivante : peut‑on constitutionnellement étendre l’application du paragraphe 60(2) de la LDN au procès d’un civil, eu égard aux circonstances de la présente affaire?

 

[57]           Dans l’affaire Reddick, la question portait sur le pouvoir du Parlement de considérer un civil comme une personne assujettie au CDM. Cette question n’avait rien à voir avec le lien de connexité avec le service militaire ou le pouvoir d’un tribunal militaire d’instruire les infractions d’ordre militaire. La Cour a adéquatement estimé qu’il s’agissait d’une question de partage des pouvoirs : le Parlement avait‑il le pouvoir de promulguer la disposition contestée? La Cour a, selon moi, à bon droit jugé que « la théorie du lien est superflue et […] risque d’induire en erreur dans le contexte du partage des pouvoirs ».

 

[58]           S’exprimant au nom de la Cour, le juge en chef Strayer a formulé la remarque incidente suivante : « la théorie du lien ne possède plus la pertinence ou la force qui ont influencé bon nombre des décisions que notre Cour a rendues par le passé ». C’est sur cette décision que s’est appuyée la Cour martiale dans la décision Hannah pour conclure que l’existence d’un lien de connexité avec le service militaire n’était pas nécessaire dans cette affaire. Selon moi, une telle interprétation ne tient pas compte du contexte dans lequel la décision dans Reddick a été rendue.

 

[59]           Dans la décision Reddick, le juge en chef a écrit ce qui suit :

[O]n peut […] écarter [la théorie], parce qu’elle distrait de la véritable question, qui en est une de partage des pouvoirs. Pour aborder cette question, une cour martiale doit commencer par se demander si le code de discipline militaire lui donne compétence compte tenu des circonstances relatées dans les accusations. Dans l’affirmative, elle peut présumer que le code, qui fait partie de la Loi sur la défense nationale, est constitutionnel, sauf si le prévenu réussit à démontrer [le contraire].

 

En l’espèce, […] les circonstances entourant la perpétration des infractions reprochées tombaient sous le coup des dispositions du code de discipline militaire [et rien ne] démontre que le paragraphe 60(2) ne permettait pas d’appliquer constitutionnellement le code à [l’accusé] malgré le fait qu’il était retourné à la vie civile au moment du procès […]. [L]a poursuite de ces infractions [est] tout aussi importante pour le maintien de la discipline et du moral, même si […] l’accusé a depuis quitté les Forces armées.

 

[60]           Selon moi, dans la décision Reddick, la Cour n’abolissait pas l’exigence relative au lien de connexité avec le service militaire. L’affaire concernait le partage des pouvoirs, et la décision devrait être interprétée dans ce contexte. La validité constitutionnelle mentionnée précédemment sur laquelle s’est appuyé le juge en chef Strayer concernait non pas les droits de l’accusé tirés de la Charte, mais plutôt le pouvoir constitutionnel du Parlement d’adopter la disposition contestée.

 

[61]           Depuis la décision Reddick, la Cour s’est penchée sur l’état de la doctrine du lien de connexité avec le service militaire dans les décisions Nystrom c. R., [2005] C.M.A.J. No. 8 et Trépanier, précitée. Dans cette dernière affaire, la Cour a écrit ce qui suit aux paragraphes 25 et 26 de sa décision :

Troisièmement, à un certain moment, la compétence des cours martiales dépendait clairement du caractère militaire de l’instance. En d’autres mots, l’infraction devait être « par sa nature et par les circonstances de sa perpétration, à ce point reliée à la vie militaire qu’elle serait susceptible d’influer sur le niveau général de discipline et d’efficacité des Forces armées » : voir par exemple MacKay c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 370, à la page 410; Ionson c. R. (1987), 4 C.M.A.R. 433, et Ryan c. La Reine (1987), 4 C.M.A.R. 563. De fait, dans R. c. Brown (1995), 5 C.M.A.R. 280, à la page 287, la Cour d’appel de la cour martiale a confirmé à l’unanimité qu’il était maintenant bien établi « que l’exception à la garantie d’un procès devant jury de l’alinéa 11f) est déclenchée par le caractère militaire, le cas échéant, du crime imputé ».

 

Toutefois, l’année suivante, la Cour a statué, dans R c. Reddick (1996), 5 C.M.A.R. 485, aux pages 498 à 506, que la notion de caractère militaire est inutile lorsque la question débattue touche la séparation des pouvoirs constitutionnels. Dans ce contexte, la Cour a conclu que la notion était trompeuse et détournait l’attention de la question en litige. Enfin, dans l’arrêt R c. Nystrom, précité, la Cour a limité la portée de la décision Reddick, et a reporté à plus tard la détermination de la nécessité d’un caractère militaire qui, selon l’affaire Brown, semble être un prérequis pour l’application de l’alinéa 11f) de la Charte. Nous nous empressons d’ajouter que l’existence du caractère militaire n’est pas contestée en l’espèce.

 

[62]           Il convient ici de clarifier l’état du droit quant à la doctrine du lien de connexité avec le service militaire. Tout simplement, un lien de connexité avec le service militaire est requis pour veiller à ce que seules les infractions ayant trait à l’objet d’un système de justice militaire distinct puissent faire l’objet d’un procès aux termes de l’alinéa 130(1)a) de la LDN. Selon moi, le juge Hugessen a correctement affirmé « que l’exception à la garantie d’un procès devant jury de l’alinéa 11f) est déclenchée par le [lien de connexité avec le service militaire], le cas échéant, du crime imputé ».

 

[63]           Pour définir le « lien de connexité avec le service militaire », je fais miennes les observations suivantes du juge McIntyre, à la page 410 de l’arrêt MacKay. Le juge a proposé succinctement une approche utile qu’il serait difficile selon moi d’améliorer :

La question se pose donc ainsi : comment tracer la ligne de démarcation entre les infractions militaires ou reliées aux forces armées et celles qui n’y sont pas nécessairement reliées. À mon avis, une infraction qui constitue une infraction de droit commun, si elle est commise par un civil, est également une infraction relevant de la compétence des cours martiales et du droit militaire si elle est commise par un soldat, lorsque cette infraction est, par sa nature et par les circonstances de sa perpétration, à ce point reliée à la vie militaire qu’elle serait susceptible d’influer sur le niveau général de discipline et d’efficacité des forces armées. Je ne crois pas qu’il soit sage, ni possible, d’énumérer les infractions qui entrent dans cette catégorie ou d’essayer de les décrire en détail. Il faut décider dans chaque cas s’il y a compétence sur ces infractions. Un soldat inculpé devant un tribunal militaire et qui désire en contester la compétence pour ce motif pourra le faire par une requête préliminaire. À titre d’exemple, si par la mise en service d’un véhicule militaire, un soldat dans l’exercice de ses fonctions tue quelqu’un, ce cas de négligence criminelle relèvera de la compétence de la cour martiale, alors que si le même accident se produit quand le soldat conduit son propre véhicule pendant une permission et hors de sa base militaire ou de toute autre installation militaire, il en sera clairement exclu. On peut faire remarquer que, bien que sur un fondement constitutionnel différent, les tribunaux américains ont adopté cette façon de voir dans le cas de conflit de juridiction possible entre les tribunaux militaires et les tribunaux civils.

 

[Je souligne]

 

[64]           Je reconnais que la Cour suprême des États‑Unis a abandonné la doctrine du critère du lien de connexité avec le service militaire dans l’arrêt Solorio v. U.S. (1987), 483 U.S. 435. La jurisprudence des États‑Unis à cet égard s’appuie sur des dispositions constitutionnelles différentes des nôtres et dans le cadre desquelles la question juridictionnelle clé est non pas la nature de l’infraction, mais plutôt le statut de l’accusé. Au Canada, nous devons respecter les déclarations du juge McIntyre dans l’arrêt MacKay, qui ont été adoptées par notre Cour dans la décision MacDonald aux fins de l’application de l’alinéa 11f) de la Charte et ont été constamment appliquées au cours des 30 dernières années. Le critère du lien de connexité avec le service militaire fait maintenant partie intégrante de la toile de fond du droit militaire canadien.

 

[65]           Par ailleurs, je suis d’accord avec le juge McIntyre pour dire qu’il n’est pas possible d’énumérer toutes les circonstances dans lesquelles il y aurait un lien de connexité avec le service militaire et qu’il est donc préférable d’examiner cette question au cas par cas. La Cour a déjà fourni dans un certain nombre de décisions des directives sur la façon d’appliquer la doctrine du lien de connexité avec le service militaire aux circonstances de chaque affaire, notamment dans : Catudal c. R. (1985), 4 C.M.A.R. 338; R. c. MacEachern (1986), 24 C.C.C. (3d) 439; Ryan c. R. (1987), 4 C.M.A.R. 563, R c. Ionson (1987), 4 C.M.A.R. 433, conf. par [1989] 2 R.C.S. 1073 (CSC) et R. c. Brown (1995), 5 C.M.A.R. 280.

 

Conclusion sur la portée de l’alinéa 130(1)a) de la LDN

[66]           Malgré son libellé général, la portée de l’alinéa 130(1)a) est nécessairement limitée par l’existence d’un lien de connexité avec le service militaire. Même si la disposition est suffisamment vaste pour inclure presque toutes les infractions à une loi fédérale, seules celles dont la perpétration est directement liée à la discipline, à l’efficacité et au moral des troupes peuvent être jugées en tant qu’infractions d’ordre militaire aux termes du CDM. Cette exigence devient encore plus claire lorsqu’on examine l’objet de cette disposition et de la LDN dans son ensemble.

 

c.         Objet de l’alinéa 130(1)a) de la LDN

[67]           La LDN ne contient pas de disposition définissant l’objet général de l’alinéa en cause. Le fait que l’alinéa 130(1)a) a été placé à la section II de la partie III (Code de discipline militaire) de la Loi sous le titre « Infractions de droit commun » n’aide pas vraiment à déterminer son objet.

 

[68]           Selon la méthode moderne d’interprétation des lois, qu’Elmer Driedger décrit comme suit dans la première édition de The Construction of Statutes (Toronto, Butterworths, 1974), à la page 67, l’interprétation législative est complexe et multidimensionnelle :

[traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

 

[69]           Cette approche a été mentionnée par des cours canadiennes, et la Cour suprême du Canada a indiqué dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21, qu’il s’agissait de l’approche privilégiée à adopter.

 

[70]           Par ailleurs, selon l’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C., 1985, ch. I‑21, « tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ».

 

[71]           Pour effectuer une analyse téléologique en l’absence de disposition législative précisant l’objet, les cours se sont appuyées sur des énoncés d’objet non législatifs, notamment des déclarations du ministre ayant présenté la loi (Dans l’affaire d’une demande fondée sur l’article 83.28 du Code criminel, [2004] 2 R.C.S. 248, aux paragraphes 37‑38). Les cours se sont également appuyées sur des descriptions d’objet données par des spécialistes du droit et des descriptions d’objet provenant de la jurisprudence. Dans son ouvrage faisant autorité Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd. (Toronto, Nexis, 2008, aux pages 269 à 281), Ruth Sullivan explique que, parfois, l’objet peut être tiré du texte lui‑même, du régime législatif ou du contexte externe.

 

[72]           Je propose d’examiner tout d’abord les positions des parties quant à l’objet de l’alinéa 130(1)a). Je me pencherai ensuite sur les éléments de preuve présentés, y compris les commentaires d’universitaires et les déclarations ministérielles, ainsi que les éléments de preuve indirects, à l’égard desquels il faudra tirer des inférences sur le fondement de la loi interprétée dans son contexte. J’examinerai également certaines conclusions judiciaires liées à l’objet de la loi. L’exercice d’interprétation sera effectué au moyen d’une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble (Hypothèque Canada Trustco  c. Canada, [2005] 2 R.C.S. 601, au paragraphe 10).

 

Position des parties

[73]           Les appelants soutiennent que l’objet de l’alinéa 130(1)a) est de conférer aux tribunaux militaires le pouvoir de juger les actes ou les omissions punissables sous le régime de toute loi fédérale et liés directement à la discipline, à l’efficacité et au moral des troupes. Les appelants prétendent que cet objet est conforme à l’objet initial du CDM. Ils citent des déclarations du ministre de la Défense nationale faites au moment du dépôt de la loi au Parlement, selon lesquelles la loi visait à [traduction] « maintenir la discipline et à traiter des questions administratives relatives à l’armée ».

 

[74]           Les appelants allèguent que l’objet de l’alinéa 130(1)a) ne peut être plus vaste que celui du système de justice militaire ou du CDM, qui est d’assurer la discipline militaire, en raison du principe interdisant l’objet changeant. Ils font valoir que l’objet du CDM ne peut pas avoir changé depuis son adoption et que, par conséquent, la disposition doit toujours être limitée par ce document.

 

[75]           Les appelants s’appuient également sur l’analyse du juge en chef Lamer sur « Le but d’un système de tribunaux militaires », à la page 293 de ses motifs dans l’arrêt Généreux, pour soutenir que l’objet du système de justice militaire consiste uniquement à maintenir la discipline, l’efficacité et le moral des troupes.

 

[76]           L’intimée allègue quant à elle que l’objectif du Parlement, en adoptant l’alinéa 130(1)a), était de conférer aux tribunaux militaires compétence à l’égard des actes ou omissions punissables sous le régime de toute loi fédérale, qu’ils soient liés ou non à la discipline militaire. L’intimée plaide en faveur d’un objet plus vaste du système de justice militaire et du CDM.

 

[77]           À l’appui de cette position, l’intimée invoque l’arrêt Généreux et souligne un passage figurant à la page 281, où le juge en chef Lamer écrit que le CDM et l’alinéa 130(1)a) jouent plus précisément un rôle de nature publique allant au‑delà de la discipline militaire, équivalant aux objets des tribunaux pénaux ordinaires. Voici le passage en question :

Certes, le Code de discipline militaire porte avant tout sur le maintien de la discipline et de l’intégrité au sein des Forces armées canadiennes, mais il ne sert pas simplement à réglementer la conduite qui compromet pareilles discipline et intégrité. Le Code joue aussi un rôle de nature publique, du fait qu’il vise à punir une conduite précise qui menace l’ordre et le bien‑être publics. Nombre des infractions dont une personne peut être accusée en vertu du Code de discipline militaire, qui constitue les parties IV à IX de la Loi sur la défense nationale, se rapportent à des affaires de nature publique. Par exemple, toute action ou omission punissable en vertu du Code criminel ou d’une autre loi du Parlement est également une infraction au Code de discipline militaire.

 

[78]           L’intimée affirme que, compte tenu du libellé clair de la disposition, il n’est pas nécessaire de se reporter au Hansard. L’intention du Parlement clairement formulée par écrit et les récentes améliorations au chapitre de l’indépendance judiciaire et de l’indépendance de la poursuite laissent plutôt entendre que l’objet est général. Je rejette cette prétention. Même les dispositions clairement libellées doivent être lues en contexte, et c’est pourquoi je propose de suivre l’approche susmentionnée, adoptée par la Cour suprême.

 

Analyse téléologique de l’alinéa 130(1)a) de la LDN

[79]           Comme nous l’avons vu, la LDN, qui comprend le CDM à la partie III, ne comporte ni préambule ni disposition définissant l’objet général. Le texte clair de l’alinéa 130(1)a) ne fait aucunement mention de la discipline militaire. Pris séparément, les mots de la disposition ne limitent pas sa vaste portée aux questions liées à la discipline militaire ni ne restreignent son application à un objet en particulier. C’est pour cette raison que l’intimée fait valoir qu’il faut interpréter son objet de façon plus globale.

 

[80]           Pour interpréter l’alinéa 130(1)a) de la LDN, j’adopterai la méthode moderne d’interprétation législative mentionnée ci‑dessus. Pour déterminer l’objet de la disposition, j’examinerai un certain nombre de facteurs, notamment les déclarations judiciaires au sujet de son objet, l’historique législatif de la LDN et les débats parlementaires concernant l’objet de la disposition.

 

            Jurisprudence

[81]           Dans l’arrêt MacKay, précité, la Cour suprême du Canada a examiné l’objet de l’article 120 (maintenant l’article 130) de la LDN. La majorité a jugé que, compte tenu des caractéristiques spéciales du service militaire et du choix de devenir membre des Forces canadiennes, les personnes assujetties au CDM n’étaient pas injustement traitées de façon différente en vertu de la loi. Le juge Ritchie, qui a rédigé le jugement de la majorité, a cité et approuvé la décision du juge Cattanach de la Cour fédérale au sujet de la compétence des tribunaux militaires :

[…] pour une défense nationale efficace, il doit y avoir, cela va de soi, de la discipline au sein de l’armée et celle‑ci doit être en mesure de la faire respecter. L’objet de la Loi est parfaitement clair.

 

(MacKay, à la page 397)

 

Sans code de discipline militaire, les Forces armées ne pourraient accomplir la fonction pour laquelle elles ont été créées.

[…]

 

Plusieurs infractions de droit commun sont considérées comme beaucoup plus graves lorsqu’elles deviennent des infractions militaires, ce qui autorise l’imposition de sanctions plus sévères.

 

(MacKay, à la page 399)

 

[82]           Dans l’arrêt Généreux, la Cour suprême s’est penchée sur l’objet d’un système de justice militaire distinct. La principale question soulevée dans cette affaire était de savoir si une cour martiale générale est un tribunal indépendant et impartial aux fins de l’alinéa 11d) de la Charte. La Cour devait également trancher une deuxième question constitutionnelle, à savoir si l’article 130 de la LDN restreint le droit à l’égalité protégé par l’article 15 de la Charte. Pour répondre à ces deux questions, la Cour a principalement fait porter son analyse sur la mesure dans laquelle et les raisons pour lesquelles « la Charte permet qu’un système de justice, comme celui prévu par la Loi sur la défense nationale, existe parallèlement à celui des cours criminelles ordinaires ». La Cour a déclaré que les raisons pour lesquelles un tel système parallèle de tribunaux existe nous fournissent des indications sur les limites que doit connaître ce système (Généreux, à la page 288).

 

[83]           L’arrêt Généreux énonce la plus récente décision de la Cour suprême sur l’objet d’un système de justice militaire distinct. Dans ses motifs de décision, le juge en chef Lamer a déclaré ce qui suit à la page 293 :

Le but d’un système de tribunaux militaires distinct est de permettre aux Forces armées de s’occuper des questions qui touchent directement à la discipline, à l’efficacité et au moral des troupes. La sécurité et le bien‑être des Canadiens dépendent dans une large mesure de la volonté d’une armée, composée de femmes et d’hommes, de défendre le pays contre toute attaque et de leur empressement à le faire. Pour que les Forces armées soient prêtes à intervenir, les autorités militaires doivent être en mesure de faire respecter la discipline interne de manière efficace. Les manquements à la discipline militaire doivent être réprimés promptement et, dans bien des cas, punis plus durement que si les mêmes actes avaient été accomplis par un civil. Il s’ensuit que les Forces armées ont leur propre code de discipline militaire qui leur permet de répondre à leurs besoins particuliers en matière disciplinaire. En outre, des tribunaux militaires spéciaux, plutôt que les tribunaux ordinaires, se sont vus conférer le pouvoir de sanctionner les manquements au code de discipline militaire. Le recours aux tribunaux criminels ordinaires, en règle générale, serait insuffisant pour satisfaire aux besoins particuliers des Forces armées sur le plan de la discipline. Il est donc nécessaire d’établir des tribunaux distincts chargés de faire respecter les normes spéciales de la discipline militaire.

[Je souligne]

 

[84]           Dans sa déclaration, le juge en chef Lamer associe un objet explicitement axé sur la discipline au système de justice militaire, soulignant l’importance de maintenir la discipline, l’efficacité et le moral des troupes. À la page 295 de ses motifs de décision, le juge en chef ajoute que « [l]’existence d’un système parallèle de droit et de tribunaux militaires, pour le maintien de la discipline dans les Forces armées, est profondément enracinée dans notre histoire et elle est justifiée par les principes impérieux analysés plus haut ».

 

[85]           Je considère que les observations du juge en chef Lamer constituent une conclusion claire quant à l’objet du système de justice militaire, c’est‑à‑dire que « [l]e but d’un système de justice militaire distinct est de permettre aux Forces armées de s’occuper des questions qui touchent directement à la discipline, à l’efficacité et au moral des troupes » (page 293).

 

[86]           Je suis en désaccord avec l’argument de l’intimée selon lequel le juge en chef avait en tête un objet général pour le système de justice militaire. L’intimée s’appuie sur le passage suivant de l’arrêt Généreux pour affirmer que le CDM joue un rôle de nature publique et punit une conduite précise qui menace l’ordre et le bien‑être publics :

Certes, le Code de discipline militaire porte avant tout sur le maintien de la discipline et de l’intégrité au sein des Forces armées canadiennes, mais il ne sert pas simplement à réglementer la conduite qui composent pareilles discipline et intégrité. Le Code joue aussi un rôle de nature publique, du fait qu’il vise à punir une conduite précise qui menace l’ordre et le bien‑être publics […] Les tribunaux militaires jouent donc le même rôle que les cours criminelles ordinaires, soit punir les infractions qui sont commises par des militaires ou par d’autres personnes assujetties au Code de discipline militaire.

 

(Généreux, à la page 281)

 

[87]           La déclaration du juge en chef à la page 281 de ses motifs a été faite dans le contexte de la question de savoir si l’alinéa 11d) de la Charte est applicable aux procédures d’une cour martiale générale. La Cour a jugé que de telles affaires pourraient relever de l’article 11 pour les deux raisons énoncées dans l’arrêt R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541. Premièrement, l’article 11 est applicable dans le cas de procédures relatives à des infractions de nature publique, c’est‑à‑dire des manquements à des règles qui « vise[nt] à promouvoir l’ordre et le bien‑être publics dans une sphère d’activité publique ». Quant à la deuxième raison, il s’agit d’une reconnaissance du fait que les tribunaux militaires jouent également le même rôle que les cours criminelles ordinaires lorsqu’ils doivent juger des infractions au CDM et punir les infractions qui menacent l’ordre et le bien‑être publics. Le juge en chef ne disait pas que le système de justice militaire devait être considéré comme une solution de rechange complète à la justice criminelle. Selon moi, la déclaration ultérieure du juge en chef Lamer au sujet de l’objet du système de justice militaire à la page 293 de ses motifs, dont j’ai déjà fait état, traite expressément et exhaustivement de cette question. Ce point de vue est appuyé par les débats parlementaires que j’examinerai maintenant.

 

Hansard

[88]           L’objet de l’adoption de l’alinéa 130(1)a) ne peut être séparé de l’objet de la promulgation de la LDN, pierre angulaire de la mise sur pied d’un système de justice militaire distinct. Lorsqu’il a présenté la LDN au Parlement en 1950, le ministre de la Défense nationale de l’époque a déclaré que le code visait à [traduction] « maintenir la discipline et à traiter des questions administratives relatives à l’armée ». S’adressant à un comité spécial du Parlement, le ministre Claxton a établi une distinction entre le droit militaire et le « droit civil ordinaire ». Il a déclaré qu’un soldat, même assujetti au droit militaire, ne cesse pas d’être assujetti au droit pénal et civil ordinaire. Le ministre a clairement dit que [traduction] « le droit civil l’emporte toujours sur le droit militaire ». (Voir Comité spécial de la Chambre des communes sur le projet de loi 133, Loi concernant la défense nationale, procès‑verbal et témoignage no 1 (23 mai 1950) aux pages 11‑12 (honorable Brooke Claxton)).

 

[89]           Dans les débats subséquents à la Chambre des communes, le ministre a de nouveau reconnu la primauté du droit civil. Il a souligné la justification d’un système de justice militaire distinct en fournissant des exemples de circonstances dans lesquelles les tribunaux civils ne pouvaient pas prendre de mesures ou ne l’ont pas fait. Il a illustré le besoin de compter sur des tribunaux militaires au Canada en mesure de juger les infractions directement liées à la discipline militaire en mentionnant un acte de voies de fait entre deux soldats dans un camp militaire. Il a également parlé de situations à l’étranger où il n’y a aucun moyen d’avoir accès à un tribunal civil. (Voir Débats de la Chambre des communes, 21e législature, 2e session, vol. IV (7 juin 1950), à la page 3320 (honorable Brooke Claxton)).

 

[90]           Les débats susmentionnés appuient la prétention selon laquelle l’objet de la LDN était principalement axé sur le maintien de la discipline dans les Forces canadiennes, ce qui justifiait l’existence d’un système de justice militaire distinct. Les déclarations du ministre au Parlement expliquent également la complémentarité recherchée du système de justice militaire par rapport au système de justice civile. La distinction entre les deux systèmes de justice souligne la nécessité d’établir un lien de connexité avec le service militaire pour les infractions d’ordre militaire, faute de quoi le système de justice militaire n’aurait aucun pouvoir en vertu de la LDN.

 

Régime législatif

[91]           Même si la LDN ne contient pas de disposition définissant l’objet général, elle établit de façon exhaustive la composition, la gestion et les opérations des Forces canadiennes. Un simple coup d’œil à sa table des matières permet de constater sa vaste portée.

 

[92]           La partie I prévoit la mise en place du ministère de la Défense nationale et établit les fonctions et les responsabilités du ministre, du sous‑ministre et du juge‑avocat général. Cette partie inclut des dispositions sur la prise de règlements, qui ont permis l’adoption des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC).

 

[93]           La partie II prévoit la constitution des Forces canadiennes, la nomination du chef d’état‑major de la défense et les pouvoirs de la chaîne de commandement. Cette partie de la Loi comporte également des dispositions ayant trait à l’avancement, au travail, à la paye, aux griefs et aux commissions d’enquête au sein des forces armées.

 

[94]           La partie III établit le CDM et comporte des dispositions indiquant les personnes à qui ce code s’applique et définissant les infractions d’ordre militaire et les conduites qui sont préjudiciables au bon ordre et à la discipline. Cette partie inclut également des dispositions traitant des peines, des arrestations et de la détention avant procès, du début des poursuites, des procès sommaires, des procès devant une cour martiale, de la nomination du directeur des poursuites militaires, de l’administrateur de la cour martiale, des juges militaires et du juge militaire en chef. La section 8 de la partie III contient des dispositions applicables à l’emprisonnement, tandis que la section 9 porte sur les appels, notamment sur les pouvoirs de la Cour d’appel de la cour martiale (CACM) du Canada et la mise en liberté pendant l’appel.

 

[95]           La partie IV a trait aux plaintes concernant la police militaire et comprend des dispositions sur la constitution de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire, son personnel et ses processus.

 

[96]           Les parties V et VI traitent respectivement des procès sommaires et des procès devant une cour martiale, tandis que la partie VII porte sur les infractions du ressort des tribunaux civils.

 

[97]           Ce bref aperçu de la LDN permet de comprendre la nature exhaustive de la Loi. Elle touche pour ainsi dire tous les aspects de la défense nationale et des forces armées canadiennes et comprend des dispositions visant la discipline militaire et l’efficacité opérationnelle, ce qui constitue le fondement même du système de justice militaire canadien moderne.

 

[98]           L’objet plus précis de l’alinéa 130(1)a) que font valoir les appelants, soit conférer aux tribunaux militaires le pouvoir de juger des infractions d’ordre public ayant directement trait à la discipline, à l’efficacité et au moral des troupes, est étayé par le contexte législatif de la LDN. Plus précisément, l’article 12 prévoit la prise de règlements concernant « l’organisation, l’instruction, la discipline, l’efficacité et la bonne administration des Forces canadiennes et, d’une façon générale, en vue de l’application de la présente loi ». L’article 12 souligne l’importance de la discipline et de l’efficacité dans la prise de règlements en vertu de la Loi. Compte tenu de l’importance des ORFC pour la gestion et les opérations des forces armées, l’article 12 appuie un objet sous‑jacent de la Loi grâce à un objet semblable.

 

[99]           En ce qui concerne les infractions incluses et l’effet géographique, le CDM a une très vaste portée. Cependant, on a soigneusement limité les personnes qui y sont assujetties. Seuls les contrevenants ayant enfreint le paragraphe 60(1) sont assujettis au CDM. Les personnes mentionnées au paragraphe 60(1) du CDM sont étroitement liées au service militaire, soit les officiers et les militaires du rang de la force régulière et de la force spéciale, les membres de la force de la réserve se trouvant dans des situations particulières liées au service militaire et les personnes qui, normalement non assujetties au CDM, accompagnent quelque unité ou autre élément des Forces canadiennes en service dans le cadre d’une mission. Le fait que le CDM s’applique uniquement à ces personnes ayant un lien avec les forces armées et les opérations militaires illustre l’importance sous‑jacente du lien militaire dans le cadre du CDM. Le thème sous‑jacent partout dans la LDN concerne l’organisation et la gestion des Forces canadiennes pour assurer un état de préparation en vue de défendre le Canada tant au pays qu’à l’étranger, en temps de paix comme de guerre. Il est raisonnable d’inférer d’un tel régime législatif que le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes est d’une importance capitale.

 

Conclusion sur l’objet de l’alinéa 130(1)a) de la LDN

[100]       Me fondant sur les jugements de la Cour suprême du Canada concernant l’objet de la LDN, l’historique législatif de la LDN, y compris les déclarations du ministre de la Défense nationale qui a présenté la LDN, et le régime global de la Loi, je conclus que l’objet du système de justice militaire et celui du CDM correspondent à celui décrit part le juge en chef Lamer dans l’arrêt Généreux : « Le but d’un système de tribunaux militaires distinct est de permettre aux Forces armées de s’occuper des questions qui touchent directement à la discipline, à l’efficacité et au moral des troupes. » Par conséquent, l’objet de l’alinéa 130(1)a) ne peut être plus vaste que celui du CDM.

 

d.         L’alinéa 130(1)a) de la LDN emploie‑t‑il des moyens plus importants que    ce qui est nécessaire pour réaliser son objectif ?

 

[101]       À mon avis, l’alinéa 130(1)a), interprété de façon isolée, compte tenu de sa vaste portée, concerne un vaste éventail d’infractions qui pourraient ne pas relever de son objet sous‑jacent, soit permettre au système de justice militaire de traiter des questions qui ont directement trait à la discipline, à l’efficacité et au moral des troupes. Selon cette interprétation, la disposition ne respecterait pas les critères de l’examen fondé sur l’article 7. On pourrait soutenir que l’inclusion de telles infractions irait au‑delà de ce qui est nécessaire pour réaliser l’objectif du gouvernement. Cependant, pour les motifs que j’ai exposés, l’alinéa 130(1)a) de la LDN n’a pas une portée excessive.

 

[102]       L’exigence relative au lien de connexité avec le service militaire est essentielle pour assurer le caractère constitutionnel de l’alinéa 130(1)a). Selon moi, cette exigence est conforme au régime de la LDN et à son historique législatif et jurisprudentiel. À l’appui de cette interprétation, je cite un extrait du jugement majoritaire dans l’arrêt MacKay, à la page 400, où le juge Ritchie a écrit ce qui suit :

Si l’on considère la Loi sur la défense nationale dans son ensemble, il est évident qu’elle établit les règles de discipline nécessaires au maintien du moral et de l’efficacité des troupes en entraînement et, en même temps, énonce les circonstances dans lesquelles des infractions militaires peuvent être commises hors du Canada par des militaires postés à l’étranger. La Loi comporte également des règles régissant les militaires dans l’accomplissement de tâches qui leur sont assignées lorsqu’ils viennent prêter main‑forte aux pouvoirs civils […] À mon avis, ce sont là quelques‑uns des éléments qui démontrent qu’un code de discipline distinct appliqué au sein des forces armées est un ingrédient essentiel de la vie militaire.

 

[103]       L’exigence du lien de connexité avec le service militaire impose une limite à l’application de l’alinéa 130(1)a) aux infractions perpétrées au Canada et à l’étranger pour éviter qu’il soit appliqué dans des situations où l’objectif de la LDN n’est pas en jeu. Je me contenterai de dire que, dans le contexte du régime et de l’objet de la LDN, de son historique législatif, que j’ai examiné, et de la jurisprudence concernant le lien de connexité avec le service militaire, mon interprétation de l’alinéa 130(1)a) est justifiée.

 

[104]       Pour plus de clarté, cette interprétation ne crée pas d’exemption constitutionnelle non autorisée (Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, aux pages 698‑715; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; R. c. Ferguson, [2008] 1 R.C.S. 96, 2008 CSC 6, aux paragraphes 49‑51). L’exigence du lien de connexité avec le service militaire, interprétée de cette façon, fait plutôt en sorte que l’alinéa 130(1)a) s’harmonise avec l’objet de la LDN. Par ailleurs, cette interprétation est conforme à la déférence due au Parlement. Au paragraphe 51 de l’arrêt Heywood, le juge Cory traite de cette retenue dont il faut faire preuve pour déterminer si une disposition législative a une portée excessive :

Lorsqu’on analyse une disposition législative pour déterminer si elle a une portée excessive, il y a lieu de faire preuve de retenue à l’égard des moyens choisis par le législateur. Bien que les tribunaux aient l’obligation constitutionnelle de veiller à ce qu’une loi soit compatible avec la Charte, le législateur doit avoir le pouvoir de faire des choix de principe. Un tribunal ne devrait pas intervenir simplement parce que le juge aurait peut‑être choisi des moyens différents d’atteindre l’objectif s’il avait été législateur.

 

[105]       En conclusion, bien interprété, l’alinéa 130(1)a) de la LDN n’a pas une portée excessive. Sa portée, bien que vaste, est limitée par l’exigence du lien de connexité avec le service militaire, qui veille à ce que la disposition ne soit pas plus vaste que nécessaire pour réaliser l’objectif de la LDN : permettre aux forces armées de traiter des questions directement liées à la discipline, à l’efficacité et au moral des troupes. Par conséquent, la disposition ne va pas à l’encontre de l’article 7 de la Charte.

 

[106]       Je vais maintenant examiner la deuxième question du présent appel.

 

2.         L’alinéa 130(1)a) viole‑t‑il d’autres droits garantis par la Charte?

 

[107]       Les autres arguments des appelants reposent sur la conclusion que l’alinéa a une portée excessive. Ils sont résumés ainsi dans leurs observations écrites :

[traduction] La Constitution a délimité le pouvoir du Parlement de créer des infractions en vertu du droit militaire et la compétence des tribunaux militaires. La portée excessive des infractions d’ordre militaire aux termes de l’alinéa 130(1)a) étend la compétence des tribunaux militaires à des questions allant au‑delà de celles touchant la discipline, l’efficacité et le moral des troupes. Les effets de la portée excessive de l’article 130 violent deux droits constitutionnels : (1) le droit à un procès devant jury; et (2) le droit de ne pas être jugé de façon arbitraire par un tribunal militaire.

 

(Mémoire des faits et du droit de l’appelant Hannah au paragraphe 30; Mémoire des faits et du droit de l’appelant Moriarity au paragraphe 31)

 

[108]       Comme j’ai conclu que la portée de l’alinéa 130(1)a) n’était pas excessive, le droit des appelants à un procès devant jury et leur droit de ne pas être jugés de façon arbitraire par un tribunal militaire ne sont pas violés.

 

[109]       Puisque j’ai souscrit dans les présents motifs à l’opinion exprimée par le juge Hugessen dans la décision Brown selon laquelle « l’exception à la garantie d’un procès devant jury de l’alinéa 11f) est déclenchée par le [lien de connexité avec le service militaire], le cas échéant, du crime imputé », il ne peut y avoir violation du droit à un procès devant jury que si la personne a été poursuivie aux termes de l’alinéa 130(1)a) en l’absence d’un lien de connexité avec le service militaire. Selon moi, cela ne pourrait survenir que si la portée de l’alinéa 130(1)a) était excessive.

 

[110]       De même, le droit de ne pas être jugé de façon arbitraire par un tribunal militaire n’est pas violé à moins que la portée de l’alinéa 130(1)a) ne soit excessive. « Déterminer qu’une disposition est arbitraire ou non exige qu’on se demande s’il existe un lien direct entre son objet et l’effet allégué sur l’intéressé, s’il y a un certain rapport entre les deux. » (Bedford, au paragraphe 111). Comme il est écrit dans l’arrêt Chaoulli c. Québec, [2005] 1 R.C.S. 791 au paragraphe 131, « [d]ans chaque cas, il faut se demander si la mesure est arbitraire au sens de n’avoir aucun lien véritable avec l’objectif visé et d’être, de ce fait, manifestement injuste ». Comme nous l’avons vu au paragraphe 29 des présents motifs, le caractère arbitraire est un des effets de la portée excessive observés par le juge Cory dans l’arrêt Heywood. Par conséquent, tout effet arbitraire de l’article 130 serait intégré dans l’analyse de la portée excessive. Si l’article 130 était arbitraire ou entraînait des effets arbitraires, on considérerait sa portée comme excessive.

 

VII.     Conclusion

[111]       Pour les motifs énoncés ci‑dessus, je conclus que l’alinéa 130(1)a) n’a pas une portée excessive sur le plan constitutionnel, puisqu’elle est limitée par l’exigence relative au lien de connexité avec le service militaire et que, par conséquent, les droits des appelants tirés de l’article 7 de la Charte n’ont pas été violés. Par cette conclusion, je ne veux pas que l’on comprenne qu’une poursuite devant un tribunal militaire sera intentée dans tous les cas où un lien de connexité avec le service militaire aura été démontré. Dans certains cas, il pourrait y avoir des questions d’intérêt public plus importantes qui requièrent ou justifient un procès devant un tribunal civil.

 

[112]       Je conclus également que les droits des appelants à un procès avec jury n’ont pas été violés et que les appelants n’ont pas fait l’objet d’un traitement arbitraire aux termes de la loi pour avoir été jugés devant un tribunal militaire.

 

[113]       Comme les appelants n’ont pas soulevé l’absence d’un lien de connexité avec le service militaire pour les infractions pour lesquelles ils ont été accusés ou qu’ils ne remettent pas par ailleurs en question leurs déclarations de culpabilité pour les diverses infractions en vertu de l’alinéa 130(1)a) de la LDN, je rejette les appels.

 

 

« Edmond P. Blanchard »

Juge en chef

 

« Je suis d’accord.

            Karen M. Weiler, j.c.a. »

 

 

« Je suis d’accord.

            Eleanor R. Dawson, j.c.a. »

 

 

 

 

 

 


COUR D’APPEL DE LA COUR MARTIALE DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

CMAC‑560

 

INTITULÉ :

SOUS‑LIEUTENANT MORIARITY c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

ET DOSSIER :

CMAC‑563

 

INTITULÉ :

SOLDAT M.B.A. HANNAH c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                                                                LE 27 SEPTEMBRE 2013

MOTIFS DU JUGEMENT :                                               Le juge en chef Blanchard

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                           La juge Weiler

La juge Dawson

 

DATE DES MOTIFS :

                                                                                                LE 20 janvier 2014

COMPARUTIONS :

Capitaine de corvette M. Létourneau

Lieutenant‑colonel J.‑B. Cloutier

 

pour l’appelant

SOUS‑LIEUTENANT MORIARITY

 

Commandant J.B.M. Pelletier

Major Anthony Tamburro

 

 

POUR L’INTIMÉE

 

Capitaine de corvette M. Létourneau

POUR L’APPELANT

SOLDAT M.B.A. HANNAH

 

Commandant J.B.M. Pelletier

Major A.M. Tamburro

 

pour l’IntiméE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Service d’avocats de la défense

Gatineau (Québec)

 

POUR L’APPELANT SOUS‑LIEUTENANT MORIARITY

 

Service canadien des poursuites militaires

Ottawa (Ontario)

 

pour l’intimée

 

Service d’avocats de la défense

Gatineau (Québec)

 

POUR L’APPELANT

SOLDAT M.B.A. HANNAH

 

Service canadien des poursuites militaires

Ottawa (Ontario)

 

pour l’intimée

 

 

 

 

 

 

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