Cour d'appel de la cour martiale

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Date : 20210617


Dossiers : CMAC-612

CMAC-614

Référence : 2021 CACM 3

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE EN CHEF BELL

LE JUGE RENNIE

LA JUGE PARDU

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

LE SERGENT S.R. PROULX

intimé

ET ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

LE CAPORAL‑CHEF J.R.S. CLOUTIER

intimé

Audience tenue en personne à Ottawa (Ontario) et par vidéoconférence

organisée par le greffe, le 11 mars 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 17 juin 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LE JUGE EN CHEF BELL

LE JUGE RENNIE

LA JUGE PARDU

 


Date : 20210617


Dossiers : CMAC-612

CMAC-614

Référence : 2021 CACM 3

 

CORAM :

LE JUGE EN CHEF BELL

LE JUGE RENNIE

LA JUGE PARDU

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

LE SERGENT S.R. PROULX

intimé

ET ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

LE CAPORAL‑CHEF J.R.S. CLOUTIER

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

I. Introduction

[1] Il s'agit de la seconde de deux séries d'appels soulevant des questions très semblables. La première série d'appels visait les dossiers nos 606, 607, 608 et 609 de la Cour d'appel de la cour martiale du Canada; l'audience a eu lieu le 29 janvier 2021. La décision sur ces appels a été rendue le 11 juin 2021; elle est répertoriée sous R. c. Edwards; R. c. Crépeau; R. c. Fontaine; R. c. Iredale, 2021 CACM 2 [Edwards et al.]. Ces appels portaient principalement sur la question de savoir si le Code de discipline militaire s'applique aux juges militaires, si ceux-ci peuvent être jugés par une cour martiale et si l'ordre du chef d'état‑major de la défense du 2 octobre 2019 (l'ordre contesté), ainsi que les articles 12, 18 et 60 de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N‑5 (la LDN), portent atteinte au droit d'un accusé d'être jugé par un tribunal indépendant et impartial conformément à l'alinéa 11d) de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) (la Charte).

[2] Un grand nombre de questions identiques se posent dans la présente série d'appels. Ils diffèrent cependant des appels Edwards et al., puisqu'ils contestent la structure hiérarchique des Forces armées canadiennes (FAC), et soulèvent plus précisément la question de savoir si la position du cabinet du juge militaire en chef dans la hiérarchie militaire amènerait « [...] une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique », à conclure qu'il existe une crainte de partialité (Committee for Justice and Liberty c. L'Office national de l'énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, à la p. 394 [Committee for Justice and Liberty]). Les intimés ont déposé un appel incident. Ils demandent à la Cour de déclarer inopérants les paragraphes 12(1) et (2) et les articles 17, 18 et 60 de la LDN au motif qu’ils sont en violation de l’alinéa 11d) de la Charte.

[3] Voici ce qu'indique l'ordre contesté :

1. Je, soussigné, J. H. Vance, chef d'état‑major de la défense, en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi sur la défense nationale et pour l'application de la définition de « commandant » de l'article 1.02 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes :

a. abroge l'ordre précédente [sic] du 19 janvier 2018 à l'égard de cette unité;

b. désigne l'officier qui est nommé de temps à autre au poste de vice-chef d'état-major adjoint de la défense (VCEMAD) et détenant au moins le grade de major général/contre‑amiral, d'exercer les pouvoirs et compétences d'un commandant en ce qui concerne toute affaire disciplinaire à l'égard d'un juge militaire qui figure à l'effectif du Cabinet du juge militaire en chef;

[…]

2. En matière de discipline, l'officier immédiatement supérieur, dont le VCEMAD est responsable lorsqu'il agit en tant que commandant visé à l'alinéa (b), est le vice-chef d'état-major de la Défense (VCEMD) [...]

[4] En réponse aux arrêts des procédures dont il est question dans les appels Edwards et al., le chef d'état‑major de la défense a suspendu l'ordonnance qui, de l'avis de certains juges militaires, compromettait leur indépendance décisionnelle. Il semblerait toutefois que cela n'ait pas réglé le problème. L'ordonnance de suspension précisait que l'ordonnance d'organisation des Forces canadiennes 3763 (l'OOFC), qui faisait du cabinet du juge militaire en chef une unité des Forces canadiennes, restait en vigueur, y compris la section portant sur le régime disciplinaire applicable aux juges militaires. Les dispositions pertinentes de l'ordonnance de suspension sont les suivantes :

[…]

Attendu qu'il est anticipé que les juges militaires continueront d'ordonner un arrêt des procédures parce que le droit des accusés prévu par l'alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés est enfreint par l'Ordre intitulé Désignation de commandants à l'égard des officiers et des militaires du rang qui figurent à l'effectif du Cabinet du juge militaire en chef ID du service 3763, daté du 2 octobre 2019;

Attendu que le système de justice militaire est essentiel au maintien de la discipline, l'efficacité et le moral des Forces armées canadiennes;

Attendu que l'Ordonnance d'organisation des Forces canadiennes 3763 — Cabinet du juge militaire en chef demeure en vigueur;

À ces causes, je suspens l'Ordre — Désignation de commandants à l'égard des officiers et des militaires du rang qui figurent à l'effectif du Cabinet du juge militaire en chef ID du service 3763, daté du 2 octobre 2019, jusqu'à ce que la décision finale soit rendue sur les appels R. c. Edwards, R. c. Crépeau, R. c. Fontaine et R. c. Iredale.

[5] Le paragraphe 9 de l'OOFC indique ce qui suit :

Le personnel militaire dans le cabinet du CMJ [sic] est considéré parmi les effectifs du QGDN et sera discipliné selon l'OOFC de l'USFC [unité de soutien des Forces canadiennes] (Ottawa).

[6] Le 14 octobre 2020, la juge militaire Sukstorf a rejeté une demande d'arrêt des procédures dans la décision R. c. MacPherson, Chauhan et J.L., 2020 CM 2012. Les demandeurs avaient allégué une violation continue des droits de l'accusé en vertu de l'alinéa 11d) de la Charte. Au paragraphe 97 de ses motifs, la juge militaire a conclu que la suspension de l'ordre contesté faisait disparaître la préoccupation quant à l'indépendance décisionnelle soulevée antérieurement dans les décisions R. c. Pett, 2020 CM 4002 [Pett], R. c. D'Amico, 2020 CM 2002, R. c. Bourque, 2020 CM 2008, et Edwards et al.

[7] Dans la décision R. c. Christmas, 2020 CM 3009 [Christmas], qui portait sur une demande semblable, le juge militaire d'Auteuil a tiré une conclusion différente. Il a conclu que les lacunes relevées dans l'ordre contesté étaient toujours présentes dans l'OOFC et a déclaré celle-ci inconstitutionnelle et inopérante parce qu'elle portait atteinte aux droits de l'accusé aux termes de l'alinéa 11d) de la Charte. Contrairement à la juge militaire Sukstorf, le juge d'Auteuil a ordonné l'arrêt des procédures.

[8] Dans la décision R. c. Proulx, 2020 CM 4012 [Proulx], l'accusé faisait face à quatre chefs d'accusation, y compris désobéissance à un ordre légitime d'un supérieur (article 83 de la LDN), conduite méprisante à l'endroit du même supérieur (article 85 de la LDN), et conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline (article 129 de la LDN), pour avoir demandé à quelqu'un de mentir pour lui à un supérieur.

[9] Le sergent Proulx affirmait qu'il y avait violation de son droit à un procès devant un tribunal indépendant et impartial. Il demandait une déclaration à cet effet ainsi que l'arrêt des procédures. Il a fait valoir que le cabinet du juge militaire en chef n'était pas assez indépendant du pouvoir exécutif en raison de l'OOFC et que les juges militaires, puisqu'ils peuvent encore être poursuivis en application du Code de discipline militaire, ne sont pas impartiaux. Le juge militaire Pelletier a conclu que le régime organisationnel et budgétaire applicable au cabinet du juge militaire en chef ne soulevait aucune crainte raisonnable de partialité. Toutefois, renvoyant à la décision Pett qu'il avait lui‑même rendue, le juge militaire Pelletier a déclaré, comme l'avait fait son collègue le juge militaire d'Auteuil dans la décision Christmas, que l'OOFC est inopérante en ce qui concerne le régime disciplinaire applicable aux juges militaires.

[10] En raison de la décision Proulx, le chef d'état-major de la défense, le 18 novembre 2020, a supprimé le paragraphe 9 de l'OOFC et a pris de nouveau l'OOFC avec cette seule modification.

[11] Le 14 février 2020, les accusations suivantes ont été portées contre le caporal-chef Cloutier : conduite déshonorante (article 93 de la LDN), conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline (article 129 de la LDN), et ivresse (article 97 de la LDN). Le caporal-chef Cloutier a soutenu, comme c'était le cas dans les appels Edwards et al., que le fait que les juges militaires puissent être poursuivis pour des violations alléguées du Code de discipline militaire enfreint les droits que lui confère l'alinéa 11d) de la Charte. Il a également affirmé que les articles 12, 17, 18 et 60 de la LDN sont inopérants parce qu'ils violent eux aussi les droits conférés à un accusé par l'alinéa 11d) de la Charte.

[12] Dans les motifs qu'il a rédigés dans la décision R. c. Cloutier, 2020 CM 4013 [Cloutier], le juge militaire Pelletier a rejeté l'argument selon lequel les articles 12, 17 et 18 de la LDN sont inopérants. Suivant le raisonnement adopté dans la décision Proulx, il a rejeté la demande visant à faire déclarer inopérant l'article 60 de la LDN. Il a également rejeté l'argument selon lequel l'OOFC, étant de nature financière et administrative, amènerait une personne raisonnable et bien informée de toutes les circonstances à conclure que le pouvoir exécutif pouvait influencer le cabinet du juge militaire en chef. Il a cependant conclu que l'OOFC, dans sa version révisée, était inconstitutionnelle parce qu'elle prévoyait toujours des poursuites contre les juges militaires pour des violations alléguées du Code de discipline militaire.

II. Les questions en litige

[13] Les questions soulevées dans les présents appels sont identiques à celles qui ont été soulevées dans les appels Edwards et al., avec les modifications qui suivent. Dans les présents appels, on demande à notre Cour d'examiner trois questions : 1) l'OOFC enfreint‑elle l'alinéa 11d) de la Charte parce qu'elle prévoit un commandant qui peut prendre des mesures disciplinaires contre les juges militaires? 2) la création du cabinet du juge militaire en chef par le chef d'état‑major de la défense donne‑t‑elle lieu à une atteinte inconstitutionnelle par le pouvoir exécutif à l'indépendance des juges? 3) l'application conjuguée des articles 12, 17, 18 et 60 de la LDN enfreint‑elle les droits garantis à un accusé par l'alinéa 11d) de la Charte?

III. Analyse

[14] Essentiellement pour les mêmes motifs que ceux énoncés dans les appels Edwards et al., nous répondons par la négative à toutes les questions.

[15] On définit une OOFC au chapitre 6 du document A‑DH‑200-000/AG‑000, La structure du patrimoine des Forces canadiennes :

Ordonnance d'organisation des Forces canadiennes (OOFC) Ordonnance promulguée dans le but d'officialiser l'organisation d'une unité, d'une formation ou d'un commandement des FAC. Les OOFC sont publiées par le VCEMD / C Prog, avec l'autorisation du CEMD, pour chaque commandement, formation, unité ou autre élément des FAC. Elles décrivent habituellement le rôle d'une unité ou d'un autre élément, les rapports de commandement et de contrôle, la désignation linguistique, les services d'appui fournis ou reçus et les voies de communication. Il s'agit d'un document organisationnel qui ne doit servir à aucun autre but. (Canadian Forces Organization Order)

[16] Les OOFC sont des ordonnances prises par le chef d'état-major de la défense qui décrivent le rôle, les rapports, les services d'appui fournis ou reçus, les rapports de commandement et de contrôle et les voies de communication de toutes les unités des FAC. Le pouvoir du chef d'état‑major de la défense de prendre des OOFC découle des articles 12 et 17 de la LDN. À l'instar de l'article 60 de la LDN, le législateur n'a pas limité le pouvoir du chef d'état‑major de la défense quant à l'organisation des FAC.

[17] L'OOFC porte sur l'organisation du cabinet du juge militaire en chef. On peut y lire ceci :

L'officier qui est nommé JMC est le commandant du cabinet du JMC. Le commandant du cabinet du JMC est considéré comme un officier ayant le pouvoir et la compétence d'un commandant de commandement en ce qui concerne le personnel faisant partie de l'effectif du JMC, sauf pour ce qui est des demandes de règlement de griefs et de toute question disciplinaire.

[18] D'un point de vue constitutionnel, il n'y a rien de répréhensible à ce que le juge militaire en chef soit le commandant du cabinet du juge militaire en chef. En outre, comme l'indiquent les appels Edwards et al., il n'y a rien de répréhensible, du point de vue constitutionnel, à ce qu'un commandant participe à la décision de porter ou non des accusations contre un juge militaire.

[19] Pour ce qui est de la contestation constitutionnelle des articles 12, 17, 18 et 60 de la LDN, le juge militaire Pelletier a noté, aux paragraphes 31 à 40 de la décision Proulx, que le système de justice militaire respecte les exigences fondamentales d'indépendance institutionnelle énoncées dans l'arrêt Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673. Il a fait remarquer que l'affectation des juges et l'administration de la cour relèvent de l'autorité judiciaire. Dans la mesure où les tribunaux militaires s'appuient sur leur service d'appui, ces ressources relèvent exclusivement du juge militaire pendant les procédures devant la cour martiale. Le juge militaire Pelletier a conclu que la relation n'a pas d'incidence sur la résolution des affaires. Nous sommes d'accord avec cette conclusion.

[20] Peu de temps avant la publication des présents motifs, le 18 mai et le 4 juin 2021, les intimés ont déposé des requêtes pour admettre de nouveaux éléments de preuve, fondées sur les mêmes motifs que ceux évoqués au soutien des requêtes semblables déposées dans Edwards et al. Pour les raisons exposées dans Edwards et al., les requêtes pour admettre de nouveaux éléments de preuve sont rejetées.

IV. Conclusion

[21] Le Code de discipline militaire s'applique à juste titre aux juges militaires pour veiller au maintien de la discipline, de l'efficacité et du moral. Les juges militaires demeurent des officiers pendant tout leur mandat. Ils ne sont pas au‑dessus des lois.

[22] L'ordre contesté et l'OOFC ne suscitent aucune crainte de partialité. La création de l'unité qu'est le cabinet du juge militaire en chef n'amène pas un observateur raisonnable à conclure qu'il y a violation de l'alinéa 11d) de la Charte. Bien que cela soit tout à fait évident, l'organisation des cours supérieures, la création des postes de juge, l'établissement des charges de juge en chef et de juge en chef adjoint sont, sous réserve de certaines contraintes constitutionnelles découlant des articles 96 et 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, à l'entière discrétion des législateurs provinciaux et fédéral.

[23] Essentiellement pour les motifs exposés dans les appels Edwards et al., nous estimons qu'une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, arriverait à la conclusion que ni l'ordre contesté, ni l'OOFC, ni la création du cabinet du juge militaire en chef n'entraînent de violation des droits de l'accusé à l'alinéa 11d) de la Charte.

[24] Nous accueillons les appels, rejetons les appels incidents, rejetons les requêtes pour admettre de nouveaux éléments de preuve et ordonnons la tenue des procès des intimés.

« B. Richard Bell »

juge en chef

 

« Donald J.A. Rennie »

j.c.a.

« Gladys I. Pardu »

j.c.a.


COUR D'APPEL DE LA COUR MARTIALE DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

CMAC-612

 

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. LE SERGENT S.R. PROULX

 

 

ET DOSSIER :

CMAC-614

 

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. LE CAPORAL‑CHEF J.R.S. CLOUTIER

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 11 mars 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LE JUGE EN CHEF BELL

LE JUGE RENNIE

LA JUGE PARDU

 

DATE :

LE 17 JUIN 2021

 

COMPARUTIONS :

Le major Stephan Poitras

 

Pour l'appelante

 

Le capitaine de corvette Éric Léveillé

Pour les intimés

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Service canadien des poursuites militaires

Ottawa (Ontario)

 

Pour l'appelante

 

Services d'avocats de la défense

Gatineau (Québec)

 

Pour les intimés

 

 

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