Cour d'appel de la cour martiale

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Date : 20200422


Dossier : CMAC‑598

Référence : 2020 CACM 2

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE EN CHEF BELL

LE JUGE MOSLEY

LE JUGE SCANLAN

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

LE LIEUTENANT J.C. BANTING

intimé

Requête sur les dépens tranchée sur dossier, sans comparution des parties.

Motifs de l'ordonnance prononcés à Ottawa (Ontario), le 22 avril 2020.

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : 

LA COUR

 


Date : 20200422


Dossier : CMAC-598

Référence : 2020 CACM 2

CORAM :

LE JUGE EN CHEF BELL

LE JUGE MOSLEY

LE JUGE SCANLAN

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

Et

LE LIEUTENANT J.C. BANTING

intimé

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE LA COUR

I.  Le contexte et les thèses des parties

[1]  Le 4 avril 2019, la juge militaire Sukstorf a acquitté le lieutenant J.C. Banting d'un chef d'accusation de conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline, l'infraction visée à l'article 129 de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N‑5. La Couronne a fondé l'accusation sur des commentaires faits par le lieutenant Banting alors qu'il enseignait des techniques médicales d'urgence que les soldats peuvent avoir à utiliser sur un champ de bataille. Pendant la formation, le lieutenant Banting a utilisé des expressions à double sens, avec des sous‑entendus sexuels, comme moyens mnémotechniques. La juge militaire Sukstorf a conclu que la poursuite n'avait pas établi de preuve prima facie. Elle a rejeté l'accusation sans renvoyer l'affaire au juge des faits, le comité de la cour martiale générale.

[2]  La Couronne a interjeté appel. Dans ses observations écrites, l'intimé, le lieutenant Banting, a demandé le rejet de l'appel avec dépens. À la fin des plaidoiries de l'appelante, notre Cour a informé l'avocat du lieutenant Banting qu'il n'était pas nécessaire qu'il présente d'observations. Nous avons rejeté l'appel. La Cour n'a abordé l'adjudication des dépens ni dans ses motifs oraux prononcés à l'audience, ni dans ses brefs motifs écrits, ni dans son jugement officiel.

[3]  Le 7 novembre 2019, le lieutenant Banting a déposé une requête au titre de l'article 21 des Règles de la Cour d'appel de la cour martiale, DORS/86‑959 (« Règles de la CACM »), afin d'obtenir des dépens procureur‑client en première instance et en appel. Le montant demandé est de 61 155 $. L'appelante a déposé sa réponse le 19 décembre 2019. Les deux parties ont renoncé à une audience sur l'adjudication des dépens.

[4]  Le lieutenant Banting soutient qu'il convient d'adjuger des dépens procureur‑client dans les circonstances pour les motifs suivants : 1) l'appelante a fait de nombreuses déclarations fausses et trompeuses dans ses observations orales et écrites; 2) le moyen d'appel était frivole; 3) aucun élément de preuve n'étayait la thèse de l'appelante; 4) l'appelante a commis un abus de procédure; 5) enfin, l'appelante [TRADUCTION] « a utilisé le système judiciaire de façon inappropriée pour tenter de parvenir à des fins théoriques, ce qui a causé à l'intimé un préjudice à l'égard des frais et du temps et, en outre, un préjudice professionnel et une atteinte à sa réputation ». Le lieutenant Banting affirme qu'il y a eu un abus de procédure, notamment parce que l'appelante a demandé que la Cour infère l'existence d'un préjudice en se fondant sur un [TRADUCTION] « préjudice supposé » à une [TRADUCTION] « victime supposée qui ne s'est jamais manifestée ».

[5]  L'appelante affirme que la Cour n'a pas compétence pour examiner la requête étant donné que la règle du « functus officio » s'applique, puisque la Cour a déjà rendu son jugement et n'a pas adjugé de dépens. Subsidiairement, l'appelante reconnaît que ses observations écrites et orales comprenaient des déclarations inexactes, mais elle affirme les avoir corrigées au début de l'audience et au cours de celle‑ci. Si la Cour décidait d'adjuger des dépens, l'appelante affirme qu'elle ne devrait adjuger que les dépens partie‑partie de l'appel.

[6]  Pour les motifs énoncés ci‑dessous, nous sommes d'avis qu'il convient, dans les circonstances, d'adjuger des dépens partie‑partie pour l'appel.

II.  Analyse

A.  La règle du « functus officio » s'applique‑t‑elle?

[7]  Dans l'arrêt Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848, la Cour suprême a conclu qu'un tribunal ne peut revenir sur sa décision simplement parce qu'il a changé d'avis, parce qu'il a commis une erreur qui relève de sa compétence, ou parce que les circonstances ont changé. Il ne peut le faire que si la loi le lui permet ou si un lapsus a été commis en rédigeant la décision ou s'il y a eu une erreur dans l'expression de l'intention manifeste du tribunal. Dans Chandler, la Cour suprême affirme ce qui suit :

La règle générale portant qu'on ne saurait revenir sur une décision judiciaire définitive découle de la décision de la Court of Appeal d'Angleterre dans In re St. Nazaire Co. (1879), 12 Ch. D. 88. La cour y avait conclu que le pouvoir d'entendre à nouveau une affaire avait été transféré à la division d'appel en vertu des Judicature Acts. La règle ne s'appliquait que si le jugement avait été rédigé, prononcé et inscrit, et elle souffrait deux exceptions : (1) lorsqu'il y avait eu lapsus en la rédigeant ou (2) lorsqu'il y avait une erreur dans l'expression de l'intention manifeste de la cour. Voir Paper Machinery Ltd. v. J. O. Ross Engineering Corp., [1934] R.C.S. 186. (p. 860.)

[8]  Le principe du functus officio empêche les tribunaux d'entendre continuellement les demandes pour modifier leurs décisions. Voir l'arrêt Ontario (Commission de l'énergie) c. Ontario Power Generation Inc., 2015 CSC 44, [2015] 3 R.C.S. 147, par. 65; l'arrêt Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l'Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 79; et l'arrêt Reekie c. Messervey, [1990] 1 R.C.S. 219, p. 222-223.

[9]  La Cour n'est pas visée par la règle du functus officio relativement à l'adjudication des dépens. Ni l'une ni l'autre des parties n'a abordé cette question à l'audience. Il n'y a aucune mention des dépens dans les motifs prononcés à l'audience, les brefs motifs écrits ou le jugement officiel de la Cour. En outre, l'article 21 des Règles de la CACM permet une telle requête. En l'absence d'une décision sur la question, nous estimons que la Cour est validement saisie de la requête visant à obtenir des dépens. Nous notons qu'une situation semblable s'est produite à la Cour suprême dans l'arrêt R. c. Trask, [1987] 2 R.C.S. 304. Dans Trask, l'ordonnance autorisant l'appel de l'accusé prévoyait que [TRADUCTION] « l'adjudication de dépens à l'égard de la présente requête soit réglée à l'audition du pourvoi ». Lors de la requête de l'appelant au titre de l'article 51 des Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/83‑74, la Cour a ordonné la tenue d'une nouvelle audience limitée à la question des dépens. On n'a pas invoqué la règle du functus officio, en affirmant que la Cour n'avait pas abordé la question lors de l'« audition du pourvoi ».

B.  La jurisprudence de la Cour sur l'adjudication des dépens à un accusé appelant ou intimé ayant eu gain de cause

[10]  Notre Cour s'est prononcée de diverses façons sur la question des circonstances dans lesquelles elle adjugera les dépens. Dans certains cas, les dépens ont été adjugés systématiquement, tandis que dans d'autres cas, il devait y avoir des circonstances particulières pour qu'on adjuge les dépens.

[11]   Dans l'arrêt R. c. Walsh (1993), CMAC‑351, dans une décision accueillant l'appel d'une peine, la Cour a simplement accueilli l'appel avec dépens. La Cour n'a entrepris aucune analyse pour déterminer s'il existait des circonstances particulières ou d'autres circonstances justifiant l'adjudication. Dans l'arrêt R. c. Boivin (1998), CMAC‑410, la Cour a adjugé des « dépens à être taxés conformément au présent motif ». Bien qu'il n'y ait eu aucune analyse quant aux raisons de l'adjudication des dépens, il est possible de déduire que l'adjudication découlait d'un verdict déraisonnable en première instance, par suite d'une application erronée de la règle du ouï-dire. Selon nous, obtenir gain de cause en appel sur ce fondement n'est pas extraordinaire. Dans l'arrêt R. c. Scott, 2004 CACM 2, même si l'appel portait sur une violation de la Charte fondée sur la religion, il ne semble pas que la violation soit la raison pour laquelle on ait adjugé des dépens. La Cour unanime a simplement affirmé : « Comme il a eu gain de cause en appel, il devrait avoir droit aux dépens de l'appel [...] ». Enfin, dans l'arrêt R. c. Baptista, 2006 CACM 1, la Cour a accueilli l'appel à l'encontre de la peine. La Cour n'a pas entrepris d'analyse des dépens. Toutefois, le dernier paragraphe indique : « L'appelant a droit aux dépens, lesquels seront taxés en conformité avec le tarif de la Cour fédérale. »

[12]  Dans Walsh, Boivin, Scott, et Baptista, la Cour a systématiquement adjugé des dépens à l'accusé appelant ayant eu gain de cause.

[13]  En revanche, dans d'autres décisions de notre Cour, il devait y avoir des circonstances particulières pour adjuger les dépens. Dans l'arrêt R. c. Laflamme, 2014 CACM 11, la Cour a refusé d'adjuger des dépens à l'accusé appelant ayant eu gain de cause. La Cour a déclaré ce qui suit :

L'accusé n'a généralement pas droit aux dépens, qu'il obtienne ou non gain de cause sur le fond. Une cour d'appel refuse d'accorder les dépens à l'accusé qui a obtenu gain de cause en appel dans une affaire criminelle sauf si l'affaire soulève une question exceptionnelle ou si la poursuite s'est conduite de façon oppressive et injuste. Voir R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, paragr. 97; R. c. Trask, [1987] 2 R.C.S. 304; Société Télé‑Mobile c. Ontario, [2008] 1 R.C.S. 305, 2008 CSC 12, paragr. 55; (Attorney General) c. Foster (2006), 215 C.C.C. (3d) 59 (C.A. Ont.), paragr. 62‑69. (par. 2.)

[14]  De même, dans R. c. Rose, 2005 CACM 4 (28 septembre 2005), la Cour a refusé d'adjuger des dépens à l'accusé appelant ayant eu gain de cause. La juge McFadyen, au nom de la Cour, a déclaré ce qui suit :

Selon le paragraphe 21(2) des Règles de la Cour d'appel de la cour martiale, la Cour a le pouvoir discrétionnaire d'adjuger les dépens. Cette disposition donne à la Cour un large pouvoir discrétionnaire; cependant, la Cour n'adjuge pas les dépens de manière systématique. Rien dans l'exercice de la poursuite, ni dans la complexité des questions soulevées ne fait de cette cause une affaire exceptionnelle et ne nous convainc d'adjuger les dépens. (par. 2.)

[15]  Enfin, dans R. c. Dominie, 2002 CACM 8, la Cour a accueilli l'appel de l'accusé, mais uniquement en ce qui concerne les dépens. Après avoir conclu à une inconduite de la police et de l'avocat de la poursuite, la Cour a accordé « les dépens pour la somme de 3 000,00 $, compte tenu de la conduite totalement inacceptable de la police militaire et de la participation de l'avocat de la poursuite dans cette conduite, par suite de ses efforts pour présenter cette preuve dans une procédure futile de voir dire » (par. 8).

C.  Les directives de la Cour suprême quant à l'adjudication des dépens à un accusé qui a obtenu gain de cause

[16]  En examinant la jurisprudence de la Cour suprême en matière de dépens, il est important de tenir compte des libellés différents de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S‑26, et des Règles de la CACM concernant la compétence de chaque Cour en matière d'adjudication des dépens. Les différents libellés sont reproduits ci‑dessous :

Loi sur la Cour suprême

Règles de la Cour d’appel de la cour martiale

Paiement des frais

Honoraire et dépens

47 La Cour a le pouvoir discrétionnaire d'ordonner le paiement des dépens des juridictions inférieures, y compris du tribunal de première instance, ainsi que des frais d'appel, en tout ou en partie, quelle que soit sa décision finale sur le fond.

RÈGLE 21(1) Si une partie, autre que le ministre, est représentée par avocat, la Cour peut ordonner que soient payés tout ou partie des honoraires de l'avocat relatifs à l'appel ou à la demande taxés par l'officier taxateur selon le tarif applicable des Règles de la Cour fédérale (1998).

Supreme Court Act

CMAC Rules

Payment of costs

Fees and Costs

47 The Court may, in its discretion, order the payment of the costs of the court appealed from, of the court of original jurisdiction, and of the appeal, or any part thereof, whether the judgment is affirmed, or is varied or reversed.

RULE 21(1) Where a party other than the Minister is represented by counsel, the Court may direct that all or any of the counsel's fees in relation to the appeal or application be paid, as taxed by an assessment officer in accordance with the applicable tariff of the Federal Court Rules, 1998.

 

(2) The Court may direct that all or any of the party's costs in the Court in relation to the appeal or application be paid, as taxed by an assessment officer in accordance with the applicable tariff of the Federal Court Rules, 1998.

 

[17]  Il est admis qu'il faut donner aux termes de la loi leur sens ordinaire, à moins que le contexte n'exige une interprétation différente : voir l'ouvrage de Ruth Sullivan, Statutory Interpretation, 3e éd. (Toronto, Irwin Law, 2016), p. 59-60. Rien du contexte des Règles de la CACM n'indique que la Cour doit donner aux termes des Règles un sens autre que leur sens ordinaire. En fait, le contexte appuie une interprétation selon le sens ordinaire. La Loi sur la Cour suprême montre qu'elle a compétence en matière d'adjudication des dépens « des juridictions inférieures, y compris du tribunal de première instance, ainsi que des frais d'appel ». En revanche, notre Cour n'a aucune compétence de la sorte. Compte tenu du contexte et du sens ordinaire de l'article 21 des Règles, les dépens se limitent aux honoraires d'avocats liés à l'appel ou à la demande. Je note aussi qu'en l'espèce, on n'a pas demandé l'adjudication des dépens en première instance, et ceux‑ci n'ont pas été adjugés.

[18]  Un abus de procédure peut justifier que la Cour adjuge des dépens dans une affaire civile. L'abus de procédure est défini par la Cour suprême du Canada comme étant des procédures injustes au point qu'elles sont « contraires à l'intérêt de la justice » ou pouvaient être considérées comme un traitement oppressif. Voir Behn c. Moulton Contracting Ltd., 2013 CSC 26, [2013] 2 R.C.S. 227, par. 39, et Gonzalez v. Gonzalez, 2016 BCCA 376, 91 B.C.L.R. (5th) 221, par. 18. Dans Behn, le juge LeBel affirme ce qui suit :

Comme il ressort de la jurisprudence, l'administration de la justice et la notion d'équité se trouvent au cœur de la doctrine de l'abus de procédure. Dans les arrêts Canam Enterprises et S.C.F.P., cette doctrine a été appliquée pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée n'étaient pas respectées. Toutefois, l'application de la doctrine ne se limite pas à empêcher la réouverture d'un litige. À titre d'exemple, dans Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, la Cour a conclu qu'un délai déraisonnable causant un préjudice grave pouvait constituer un abus de procédure (par. 101‑121). La doctrine de l'abus de procédure est souple et permet d'éviter que l'administration de la justice soit déconsidérée. (par. 41.)

[19]  De même, la Cour suprême a conclu que les dépens peuvent être adjugés dans des affaires pénales, que l'accusé ait gain de cause en appel ou non. Dans son analyse, la Cour doit examiner si l'affaire soulève quelque chose d'exceptionnel ou si la Couronne s'est conduite de façon oppressive ou injuste. Dans l'arrêt R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 97, le juge en chef Lamer a affirmé ce qui suit :

Enfin, l'intimé a déposé une requête en vue d'obtenir le paiement des dépens entre avocat et client en vertu du pouvoir discrétionnaire conféré à notre Cour par l'art. 47 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S‑26. Nous avons déjà reconnu que ce pouvoir discrétionnaire permet de rendre une ordonnance relative aux dépens dans les affaires criminelles, tant en matière de déclaration de culpabilité par procédure sommaire (R. c. Trask, [1987] 2 R.C.S. 304 (dépens refusés)) qu'en matière de déclaration de culpabilité par voie de mise en accusation (Olan c. La Reine, no 14000, 11 octobre 1977 (dépens accordés)). Toutefois, selon la convention courante en matière de pratique pénale, que le défendeur obtienne ou non gain de cause sur le fond, il n'a généralement pas droit aux dépens. Voir Berry c. British Transport Commission, [1962] 1 Q.B. 306 (C.A.), à la p. 326, le lord juge en chef Devlin. Le Code criminel a codifié cette convention et en a fait une pratique dans les appels formés devant les cours d'appel provinciales en matière d'actes criminels. Voir le par. 683(3) du Code, mais aussi le par. 839(3) en ce qui concerne les poursuites sommaires. Conformément à cette convention établie, nous avons, dans l'arrêt Trask, refusé d'accorder les dépens en vertu de l'art. 47 à un défendeur qui avait obtenu gain de cause en appel dans une affaire criminelle concernant une déclaration sommaire de culpabilité, car le cas du défendeur ne soulevait rien d'« exceptionnel », et on n'alléguait pas que le ministère public « s['était] conduit de façon oppressive et injuste ». (p. 307-308.)

[20]  Dans l'arrêt R. c. Curragh Inc., [1997] 1 R.C.S. 537, par. 13-14, la Cour a adjugé les dépens à l'accusé, malgré le rejet de son appel, afin de l'aider à supporter le fardeau financier des honoraires d'avocat. Bien que la Cour ait conclu que ces dépens doivent normalement être supportés par les personnes accusées d'infractions criminelles, les circonstances exceptionnelles de cette affaire justifiaient l'adjudication des dépens. Les retards, de même que la majorité des frais judiciaires, découlaient de problèmes systémiques causés, dans une large mesure, par ce qu'a fait et dit le juge de première instance. La conduite de ce dernier a donné lieu à une crainte raisonnable de partialité sur laquelle l'accusé n'avait aucun contrôle. Voir également l'arrêt R. c. Olan, dossier de la C.S.C. no 14000, 11 octobre 1977 (inédit), dans lequel la Cour a ordonné à la Couronne de verser des dépens dans un appel concernant un acte criminel punissable par mise en accusation.

[21]  En outre, il est possible d'adjuger des dépens à l'accusé dans une affaire pénale lorsque la question soulevée, qu'elle le soit par la Couronne ou par l'accusé, intéresse l'ensemble du système juridique. La Cour a conclu que les coûts d'un tel litige ne devraient pas être supportés par l'accusé ou le défendeur, et ce, même si l'appel de l'accusé est rejeté. Voir les arrêts R. c. Osborn, [1971] R.C.S. 184; Trask, par. 7; Caron c. Alberta, 2015 CSC 56, [2015] 3 R.C.S. 511, par. 110-114.

D.  Les indications des cours d'appel provinciales quant à l'adjudication des dépens à un accusé qui a obtenu gain de cause

[22]  Les cours d'appel provinciales sont liées par les dispositions en matière de dépens énoncées dans le Code criminel, L.R.C 1985, ch. C‑46 (« Code »). Ces cours d'appel ne peuvent pas adjuger de dépens dans des appels concernant des actes punissables par mise en accusation, en raison du paragraphe 683(3) du Code. Elles peuvent cependant le faire dans des appels concernant des actes punissables par procédure sommaire, aux termes de l'article 826 et du paragraphe 839(3) du Code :

Procédure sur appel

Procedure on Appeal

Frais

Costs

862 Lorsqu’un appel est entendu et décidé ou est abandonné ou est rejeté faute de poursuite, la cour d’appel peut rendre, relativement aux frais, toute ordonnance qu’elle estime juste et raisonnable.

826 Where an appeal is heard and determined or is abandoned or is dismissed for want of prosecution, the appeal court may make any order with respect to costs that it considers just and reasonable.

[…]

[…]

Pourvois devant la cour d’appel

Appeals to Court of Appeal

Frais

Costs

839(3) Nonobstant le paragraphe (2), la cour d'appel peut rendre toute ordonnance, quant aux frais, qu'elle estime appropriée relativement à un appel prévu par le présent article.

839(3) Notwithstanding subsection (2), the court of appeal may make any order with respect to costs that it considers proper in relation to an appeal under this section.

 

[23]  La jurisprudence des cours d'appel provinciales à cet égard ressemble beaucoup à celle de la Cour suprême. Bien que les raisons pour l'adjudication de dépens ne soient pas exhaustives, les dépens ont généralement été adjugés dans l'une ou l'autre des situations suivantes. Premièrement, lorsque la conduite de la poursuite justifie une sanction, par exemple quand la poursuite agit d'une manière qui constitue une dérogation marquée et inacceptable aux normes raisonnables qu'on s'attend qu'elle respecte, ou quand elle agit de mauvaise foi. Dans un tel cas, il s'agira de dépens punitifs (R. c. Gagnon, 2000 CanLII 8148 (C.A. Qc), par. 19). Deuxièmement, lorsque d'autres circonstances exceptionnelles font en sorte que l'équité exige que le particulier ne supporte pas le fardeau financier, par exemple lorsque la Couronne entreprend une cause type. En général, les dépens sont adjugés pour ce motif lorsque l'intérêt du public quant à la question à trancher est élevé, que la question a peu d'importance personnelle à la partie à laquelle on adjuge les dépens, et qu'un souci d'équité favorise que les dépens soient adjugés à la partie (R. v. Haryett & Company (Representing the Interests of Legal Aid Alberta), 2019 ABCA 369, 50 M.V.R. (7th) 177, par. 11 et 17; R. v. Garcia (2005), 194 C.C.C. (3d) 361, 29 C.R. (6th) 127 (C.A. Ont.), par. 26). Dans le cas de cette deuxième catégorie, on considère que les dépens sont compensatoires (Gagnon, par. 19). Voir, en général, Haryett & Company, par. 7, 11-13 et 17; R. v. Yang, 2017 BCCA 349, par. 12, autorisation d'interjeter appel à la C.S.C. refusée, no 37091 (19 avril 2018); R. c. Munkonda, 2015 ONCA 309, 324 C.C.C. (3d) 9, par. 142-144; Garcia, par. 13; Gagnon, par. 23. Quoi qu'il en soit, on ne peut considérer que ces deux catégories sont exhaustives. Les cours d'appel de l'Ontario et de la Colombie‑Britannique ont hésité à délimiter les circonstances susceptibles de donner lieu à une adjudication de dépens en matière pénale (Haryett & Company, par. 12, qui renvoie à R. v. Foster (2006), 215 C.C.C. (3d) 59, 274 D.L.R. (4th) 253 (C.A. Ont.), par. 66 et 69; Munkonda, par. 142, qui renvoie à R. v. King (1986), 26 C.C.C. (3d) 349 (C.A. C.‑B.)).

E.  Application de la jurisprudence à l'espèce

[24]  Nous concluons qu'il ne faut pas, en première instance ou en appel, adjuger systématiquement les dépens à l'accusé qui a obtenu gain de cause. Il faut que le juge militaire ou notre Cour, selon le cas, ait examiné des éléments de preuve qui indiquent que des circonstances spéciales justifient l'adjudication des dépens. Les circonstances spéciales comprennent, sans s'y limiter, les violations de la Charte, l'inconduite de la police ou de la Couronne, les poursuites ou les appels frivoles ou vexatoires, ou encore les retards déraisonnables; toutes ces circonstances peuvent être qualifiées de conduite oppressive de la Couronne. Les circonstances spéciales peuvent également comprendre les « causes types » lorsque la Couronne, même de bonne foi, ne parvient pas à faire trancher une question de droit qui aura des répercussions importantes sur l'ensemble du système de justice militaire. Dans ce dernier exemple, il serait injuste de s'attendre à ce qu'un particulier qui a gain de cause supporte tous les dépens.

[25]  Examinons à présent les faits qui nous semblent pertinents pour la présente requête. Tout d'abord, l'appelante admet avoir fait des déclarations inexactes dans ses observations écrites et orales devant notre Cour. Elle a cependant reconnu toutes les erreurs, soit au début de l'audience, soit lorsqu'elle a répondu aux questions de la Cour. L'accusé intimé n'a jamais subi de préjudice grave en raison de ces déclarations inexactes. La preuve en est que la Cour a rejeté l'appel sans que l'avocat de l'intimé n'ait à faire d'observations. Ensuite, lors du procès tout comme en appel, l'approche suivie par l'appelante présentait clairement des faiblesses. C'était notamment le cas lorsqu'elle a invité la Cour à appliquer un raisonnement par déduction dans des circonstances où il n'était clairement pas pertinent de le faire. Cependant, le fait que la Cour n'ait pas retenu les observations de la Couronne — s'il n'y a pas de preuve de mauvaise foi — ne devrait pas servir de fondement pour condamner la Couronne à payer les dépens.

[26]  En l'espèce, il n'y a aucune preuve de violation de la Charte, d'inconduite de la police ou de la Couronne, ou encore de retard déraisonnable de la part de la Couronne.

[27]  Passons maintenant à la question de savoir si les poursuites contre le lieutenant Banting, ainsi que l'appel que la Couronne a interjeté par la suite, équivalent à une conduite frivole ou vexatoire. Dans son examen de la question, la Cour garde à l'esprit les jugements qu'elle a rendus dans les arrêts R. c. Golzari, 2017 CACM 3 et R. c. Bannister, 2019 CACM 2. Ces arrêts ont suscité des discussions parmi les juges militaires et les avocats spécialisés en droit militaire quant aux limites des infractions de comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline et de conduite déshonorante. Les responsables de la Couronne ont tenté d'évaluer et de définir les limites établies par les arrêts Golzari et Bannister, en tenant compte de l'opération « Honour », aux dépens du lieutenant Banting. Cela ne nous amène pas à conclure que l'instance était futile ou vexatoire.

[28]  Ceci dit, nous souhaitons affirmer catégoriquement que même si les poursuites contre le lieutenant Banting n'ont pas été frivoles ou vexatoires, nous estimons que la poursuite et l'appel subséquent étaient douteux. Il est évident que les commandants militaires et la Couronne avaient l'intention de se servir de la situation du lieutenant Banting pour éprouver les limites du raisonnement suivi par notre Cour dans les arrêts Golzari et Bannister. Ils ont également choisi d'utiliser la situation du lieutenant Banting pour examiner la portée de l'opération « Honour » sur la justice militaire. Ils ont choisi d'engager des poursuites contre le lieutenant Banting dans une situation telle que la Cour a fini par conclure qu'il n'existait pas de preuve prima facie, alors que la version anglaise du manuel de formation des Forces armées canadiennes permettait l'utilisation de l'acronyme « F.U.C.K. » (Fight the fight; Uncontrolled bleeding; Communicate; Keep moving) ([TRADUCTION] mener la bataille; saignement incontrôlé; communiquer; continuer d'avancer]) comme moyen mnémotechnique. À en croire les sensibilités subjectives d'au moins une des supposées « plaignantes » en l'espèce, cet acronyme semble plus grossier que n'importe quelle des expressions à double sens employées par le lieutenant Banting. La cause type a lamentablement échoué. Une seule question se pose : le lieutenant Banting devrait‑il supporter seul ses dépens? Notre réponse à cette question est non. L'accusé qui a obtenu gain de cause en l'espèce ne devrait pas supporter les dépens d'une cause type ayant des répercussions importantes sur l'ensemble du système de justice militaire.

[29]  La dernière question est de savoir s'il faut adjuger les dépens partie‑partie ou les dépens procureur‑client. Le but des dépens partie-partie est de donner lieu à une indemnisation partielle, tandis que les dépens procureur‑client visent une indemnisation complète de la personne à laquelle ils sont adjugés. Les dépens procureur‑client sont généralement adjugés dans les très rares cas où une des parties a eu une conduite répréhensible, scandaleuse ou choquante (Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3, p. 134; Hamilton c. Open Window Bakery Ltd., 2004 CSC 9, [2004] 1 R.C.S. 303, par. 26; Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), Rice c. Nouveau‑Brunswick, 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405, par. 86; Caron, par. 112-113).

[30]  Même si la conduite de l'appelante a été, au mieux, négligente, nous estimons qu'elle n'a pas été suffisamment répréhensible, scandaleuse ou choquante pour justifier des dépens procureur‑client. Il nous semble approprié, dans la présente cause type, d'adjuger des dépens partie‑partie considérables et, ainsi, d'indemniser partiellement le lieutenant Banting. Nous concluons que des dépens de 10 000 $ en appel, débours compris, sont raisonnables compte tenu des circonstances.

« B. Richard Bell »

Juge en chef

« Richard G. Mosley »

j.c.a.

« J.E. Scanlan »

j.c.a.


COUR D'APPEL DE LA COUR MARTIALE DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

CMAC‑598

 

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. LE LIEUTENANT J.C. BANTING

 

 

REQUÊTE TRANCHÉE SUR DOSSIER, SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE LA COUR :

LE JUGE EN CHEF BELL

LE JUGE MOSLEY

LE JUGE SCANLAN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 AVRIL 2020

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Le major Stephan Poitras

 

Pour l'appelante

 

Me Joshua M. Juneau

 

Pour l'intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Service canadien des poursuites militaires

Ottawa (Ontario)

 

Pour l'appelante

 

Cabinet juridique Michel Drapeau

Ottawa (Ontario)

 

Pour l'intimé

 

 

 

 

 

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