Cour d'appel de la cour martiale

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Date : 20190628


Dossier : CMAC-594

Référence : 2019 CACM 3

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE EN CHEF BELL

LA JUGE BENNETT

LE JUGE SCANLAN

 

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

SERGENT K. J. MACINTYRE

intimé

Audience tenue à Halifax (Nouvelle-Écosse), le 27 mars 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 28 juin 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE BENNETT

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE EN CHEF BELL

LE JUGE SCANLAN

 


Date : 20190628


Dossier : CMAC-594

Référence : 2019 CACM 3

CORAM :

LE JUGE EN CHEF BELL

LA JUGE BENNETT

LE JUGE SCANLAN

 

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

SERGENT K. J. MACINTYRE

intimé

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE BENNETT

[1]  La Couronne interjette appel de l’acquittement du sergent K. J. MacIntyre [sgt MacIntyre] prononcé par une cour martiale générale le 27 juin 2018 sur un chef d’accusation d’agression sexuelle. La Couronne conteste les directives au comité relatives à la connaissance de l’absence de consentement de la plaignante et à une enquête policière insuffisante.

[2]  Pour les motifs suivants, je rejetterais l’appel.

I.  Contexte

[3]  Les faits qui ont abouti aux accusations se sont produits en Écosse. La plaignante, le lieutenant de vaisseau (ltv) M., et le sgt MacIntyre ont été dépêchés au sein d’une équipe chargée de prêter appui aux navires de guerre canadiens menant des exercices en Europe de septembre à novembre 2015. Ils sont arrivés à Glasgow au petit matin du 26 septembre 2015.

[4]  Le ltv M. fait partie des Forces armées canadiennes depuis 1999. Elle est sortie du rang en 2009. Le sgt MacIntyre est un sous-officier de la police militaire. Il est entré dans les Forces armées canadiennes en 2002.

[5]  Nul ne conteste les faits qui se sont produits au début de la soirée du 26 septembre : le groupe s’est installé à l’hôtel puis s’est rendu à la jetée de Glasgow pour discuter des arrangements logistiques concernant les navires attendus. Ensuite, le groupe est rentré à l’hôtel puis est allé manger au restaurant The Society Room.

[6]  Au restaurant, le groupe, à savoir le premier maître de 2e classe Marcipont [premier maître Marcipont], le ltv Eldridge (une femme officier), le ltv M. et le sergent MacIntyre, a bu et bavardé. Le ltv M. était fatiguée et souffrait du décalage horaire. À ses dires, elle était un peu ivre, mais capable de marcher. Au procès, sa capacité à donner son consentement en raison de la consommation d’alcool n’a pas fait l’objet de débats.

[7]  Vers 22 h 30, le ltv M., le ltv Eldridge et le premier maître Marcipont ont décidé de rentrer à l’hôtel. Ils sont allés boire un verre au bar de l’hôtel; cependant, le ltv M. a dit qu’elle n’avait bu que de l’eau, car elle était fatiguée. Au bout de 30 minutes, ils ont quitté le bar et se sont dirigés vers leurs chambres. Le premier maître Marcipont est sorti au 3e étage, et le ltv Eldridge a accompagné le ltv M. à sa chambre. Une fois dans sa chambre, le ltv M. a commencé à se dévêtir et se souvient avoir vu le sgt MacIntyre dans l’embrasure de la porte avec le ltv Eldridge. Elle est allée se coucher et s’est endormie. Elle a déclaré s’être réveillée 20 minutes plus tard, en état de panique, pensant avoir perdu son passeport. Elle a entendu frapper à la porte, et le ltv Eldridge et le sgt MacIntyre étaient là. Le ltv Eldridge lui a montré où elle avait mis son passeport. Le ltv M. a dit qu’elle s’est recouchée. Les deux autres sont restés, et le ltv M. s’est endormie. Elle a appris du ltv Eldridge le lendemain qu’ils avaient quitté sa chambre ensemble.

[8]  Le ltv M. a déclaré que tout ce dont elle se souvenait par la suite était d’avoir senti quelqu’un blotti derrière elle dans son lit, nu. Elle avait senti un pénis sur ses fesses et une main sur sa hanche. Elle a reconnu la voix du sgt MacIntyre et était éveillée quand il a touché ses parties génitales. Elle a affirmé avoir repoussé sa main et avoir dit : « Non ». Il a continué à la toucher. Elle a dit qu’à dix ou quinze reprises, elle avait repoussé sa main, s’endormant parfois entre ses tentatives. Elle a déclaré lui avoir dit qu’elle aimait son mari et qu’elle ne voulait pas le tromper. Elle a affirmé qu’il avait frotté son pouce cinq fois sur ses lèvres en disant, « Chut, » en réponse à sa déclaration selon laquelle elle ne voulait pas cela. Elle s’inquiétait du fait qu’en tant qu’agent de police militaire, il avait été entraîné à neutraliser toute résistance en utilisant des techniques de points de pression. Elle a reconnu qu’il ne l’avait jamais ligotée.

[9]  Elle a déclaré s’être roulée sur le ventre pour indiquer qu’elle ne souhaitait pas avoir d’activités sexuelles et s’être rendormie. Elle a dit qu’elle s’était réveillée, avait entendu le sgt MacIntyre lui demander si elle aimait cela et l’avoir senti bouger ses doigts et son pénis en elle. Elle a déclaré qu’il était devenu rude et lui avait dit qu’il lui faisait mal, mais il avait continué jusqu’à l’éjaculation. Elle lui avait demandé s’il avait éjaculé et il avait répondu par l’affirmative, mais lui avait dit de ne pas s’inquiéter, car il était « opéré ».

[10]  Elle a déclaré s’être rendormie et avoir été surprise de trouver le sgt MacIntyre dans son lit à son réveil le matin. Elle s’est levée pour prendre une douche et il est parti.

[11]  Elle a trouvé une grosse somme d’argent dans sa chambre, 250 livres, qu’elle supposait appartenir au sergent. Elle l’a donnée au commandant Rowan, qui savait également que l’argent appartenait au sgt MacIntyre. L’argent n’a pas été rendu à ce dernier et a été utilisé pour payer le dernier repas du groupe après le départ du sgt MacIntyre.

[12]  Ce matin-là, le ltv M. a relaté grosso modo au ltv Eldridge et au premier maître Marcipont ce qui s’était produit la veille, mais elle n’a déposé de plainte officielle qu’en mars 2016. Elle a reconnu qu’elle craignait que le fait d’avoir des relations sexuelles avec un subordonné puisse nuire à sa carrière, bien qu’elle ait affirmé dans son témoignage qu’il s’agissait d’une agression sexuelle.

[13]  Elle est restée avec le ltv Eldridge la nuit suivante, puis a changé de chambre pour le reste de leur séjour à Glasgow.

[14]  Selon le témoignage du ltv Eldridge, après avoir quitté le bar de l’hôtel, ils sont retournés au restaurant pour boire davantage et sont ensuite rentrés à l’hôtel. Elle était avec le ltv M., le sgt MacIntyre et le premier maître Marcipont. Le sgt MacIntyre et elle ont escorté le ltv M. jusqu’à sa chambre. Le ltv M. s’est dévêtue et s’est mise au lit en sous-vêtements. Le ltv Eldridge a déclaré que le sgt MacIntyre et elle caressaient les cheveux du ltv M. pour la réconforter, comme cette dernière était un peu « en vrille » et somnolente. Rien dans ce toucher ne lui a paru bizarre. Le sgt MacIntyre et elle sont partis ensemble et ont ensuite décidé de retourner à la chambre du ltv M. pour s’assurer qu’elle allait bien. Elle a frappé à la porte, et le ltv M. a répondu. Elle paniquait à l’idée d’avoir égaré son passeport. Ils ont trouvé le passeport et le ltv M. est retournée au lit. Le ltv Eldridge et le sgt MacIntyre sont partis.

[15]  Le ltv Eldridge ne pouvait se rappeler si le ltv M. avait dit au sgt MacIntyre qu’il pouvait rester dans la chambre.

[16]  Le premier maître Marcipont a déclaré qu’il était sorti avec le groupe le soir. À son avis, le ltv M. était plus ivre que les autres. Elle tombait et avait du mal à parler. Il est rentré à l’hôtel avec le ltv M. et le ltv Eldridge. Il ne se rappelait pas si le sgt MacIntyre était avec eux. Il est allé à sa chambre, a pris une douche, puis a entendu frapper à sa porte. C’était le sgt MacIntyre qui cherchait sa veste.

[17]  Le ltv M. semblait être dans tous ses états le lendemain et le premier maître Marcipont a alors appris que le sgt MacIntyre était dans sa chambre le matin. Aucun rapport n’a été fait, car le ltv M. ne voulait pas pousser l’affaire à ce moment-là.

[18]  Selon le sgt MacIntyre, il a quitté le restaurant seul et a rejoint le ltv M. et le ltv Eldridge à l’hôtel. Ils sont montés à la chambre du ltv M. et ont bavardé pendant un moment. Puis, le ltv Eldridge a dit qu’ils devraient partir. Il a déclaré que le ltv M. avait dit qu’il pouvait rester, mais que le ltv Eldridge avait dit [traduction] « Non, nous y allons », et ils étaient partis. Peu après, le sgt MacIntyre s’est rendu compte qu’il avait perdu sa veste, qui contenait sa clé de chambre, son portefeuille, ses pièces d’identité et une grosse somme d’argent. Il est revenu sur ses pas, du restaurant aux chambres des autres membres, pour finalement se retrouver dans la chambre du ltv M. Il a frappé à la porte et a demandé s’il pouvait entrer pour chercher sa veste. Il y a trouvé sa veste, son portefeuille et sa clé de chambre. Il a utilisé la salle de bain et, quand il en est sorti, ils ont commencé à bavarder. Finalement, elle s’est allongée sur le lit et il lui a demandé s’il pouvait aussi s’allonger, ce à quoi elle a acquiescé. Ils se sont blottis l’un contre l’autre. Il a déclaré qu’il avait demandé s’il pouvait tirer les couvertures parce qu’il avait froid et qu’elle avait pris son bras pour le placer sur elle. Ils ont dormi pendant un moment. Le sgt MacIntyre a déclaré s’être ensuite réveillé. Le ltv M. aurait placé sa tête près de la sienne. Ils auraient commencé à s’embrasser. À un moment donné, elle aurait déclaré [traduction] : « Nous ne devrions pas faire cela, je suis votre patronne ». Après une brève pause, ils ont continué à s’embrasser et se sont déshabillés. Elle s’est retournée et s’est mise à genoux et il l’a pénétrée avec les doigts jusqu’à ce qu’il estime qu’elle ait eu un orgasme. Il lui a demandé si elle pouvait « en avoir un autre », et il l’a pénétrée avec son pénis. Elle lui a dit de ne pas éjaculer en elle. Il a déclaré avoir éjaculé sur son dos. Il lui a dit qu’il avait été opéré. Il a affirmé qu’ils s’étaient de nouveau allongés et endormis. À son réveil, le ltv M. était déjà debout et allait prendre une douche. Il a déclaré qu’il s’était habillé et était parti.

[19]  Le ltv M. a déposé une plainte en mars 2016, environ six mois après l’incident. À ce moment-là, les enregistrements de vidéosurveillance des zones publiques, comme le restaurant, le vestibule et les couloirs, qui auraient pu faire la lumière sur ce qui s’était passé hors de la chambre d’hôtel, n’étaient plus disponibles.

[20]  Le juge militaire a refusé de laisser la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement à l’appréciation du comité, mais lui a donné pour directive que la Couronne devait prouver que le sgt MacIntyre savait que le ltv M. n’avait pas consenti. Il a expliqué que cet élément pouvait être établi par la pleine connaissance, l’aveuglement volontaire ou l’insouciance. Il a dit que, si les membres du comité croyaient à la théorie de la Couronne selon laquelle le sgt MacIntyre était entré dans la chambre du ltv M. sans y être invité, ils ne devraient avoir [traduction] « aucune difficulté à conclure » que cet élément avait été établi. Il a également dit que, s’ils croyaient que le ltv M. avait dit « non » au sgt MacIntyre tout en repoussant sa main, alors ils ne devraient avoir aucune difficulté à conclure que l’élément avait été établi.

[21]  Au cours des plaidoiries, nous avons appris que le comité avait rendu son verdict après environ une heure de délibérations.

II.  Questions portées en appel

[22]  La Couronne soulève deux questions concernant les directives données au comité :

  • i) Le juge militaire a-t-il eu raison de donner pour directive au comité que la Couronne devait prouver hors de tout doute raisonnable que le sgt MacIntyre devait savoir que le ltv M. n’était pas consentante;

  • ii) Le juge militaire a-t-il commis une erreur dans ses directives relatives à l’insuffisance de l’enquête policière.

III.  Les thèses des parties

[23]  La Couronne prétend que, dès lors que le juge militaire a conclu que la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement ne possédait pas d’apparence de vraisemblance, l’élément essentiel de l’infraction, à savoir que le sgt MacIntyre savait que le ltv M. n’était pas consentante, ne s’appliquait plus. La thèse de la Couronne veut que le seul élément de mens rea à démontrer est de savoir si le sgt MacIntyre a intentionnellement touché le ltv M.

[24]  La Couronne affirme également que le juge militaire a indiqué au comité qu’il pouvait acquitter le sgt MacIntyre s’il concluait que l’enquête sur la plainte était insuffisante. Elle soutient que cette directive ne reposait sur aucun fondement probatoire.

[25]  La Couronne ne s’est pas opposée aux directives au comité sur l’un ou l’autre de ces points. Ces questions sont soulevées pour la première fois en appel.

[26]  Le sgt MacIntyre soutient que la défense de croyance sincère mais erronée au consentement possède une apparence de vraisemblance. Quoi qu’il en soit, dit-il, le juge militaire a suivi la directive type contenue dans l’ouvrage du juge David Watt, Watt’s Manual of Criminal Jury Instructions, 2e éd. (Toronto : Carswell, 2015) [Watt], et n’a donc commis aucune erreur.

[27]  Le sgt MacIntyre affirme également que le juge militaire a donné les directives adéquates au comité sur la possibilité d’influence des témoins et d’apparence de partialité.

IV.  Analyse

A.  Directive sur la mens rea de l’agression sexuelle

1)  Cadre législatif

[28]  L’alinéa 130(1)b) de la Loi sur la défense nationale, L.R.C., 1985, ch. N-5 [LDN], prévoit que les infractions civiles commises à l’extérieur du Canada sont des infractions relevant du Code de discipline militaire :

Procès militaire pour infractions civiles

130(1) Constitue une infraction à la présente section tout acte ou omission :

[…]

b) survenu à l’étranger mais qui serait punissable, au Canada, sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale.

Quiconque en est déclaré coupable encourt la peine prévue au paragraphe (2).

[29]  Le Code criminel, L.R.C., 1985, ch. C-46 [Code criminel] crée l’infraction d’agression sexuelle à partir de l’infraction de voies de fait :

Voies de fait

265(1) Commet des voies de fait, ou se livre à une attaque ou une agression, quiconque, selon le cas :

a) d’une manière intentionnelle, emploie la force, directement ou indirectement, contre une autre personne sans son consentement […]

[…]

Application

(2) Le présent article s’applique à toutes les espèces de voies de fait, y compris les agressions sexuelles, les agressions sexuelles armées, menaces à une tierce personne ou infliction de lésions corporelles et les agressions sexuelles graves.

[…]

Croyance de l’accusé quant au consentement

(4) Lorsque l’accusé allègue qu’il croyait que le plaignant avait consenti aux actes sur lesquels l’accusation est fondée, le juge, s’il est convaincu qu’il y a une preuve suffisante et que cette preuve constituerait une défense si elle était acceptée par le jury, demande à ce dernier de prendre en considération, en évaluant l’ensemble de la preuve qui concerne la détermination de la sincérité de la croyance de l’accusé, la présence ou l’absence de motifs raisonnables pour celle-ci.

Agression sexuelle

271 Quiconque commet une agression sexuelle est coupable :

a) soit d’un acte criminel […];

b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire […]

[30]  La définition applicable du consentement en 2015 était énoncée à l’article 273.1 :

Définition de consentement

273.1 (1) Sous réserve du paragraphe (2) et du paragraphe 265(3), le consentement consiste, pour l’application des articles 271, 272 et 273, en l’accord volontaire du plaignant à l’activité sexuelle.

(2) Le consentement du plaignant ne se déduit pas, pour l’application des articles 271, 272 et 273, des cas où :

a) l’accord est manifesté par des paroles ou par le comportement d’un tiers;

b) il est incapable de le former;

c) l’accusé l’incite à l’activité par abus de confiance ou de pouvoir;

d) il manifeste, par ses paroles ou son comportement, l’absence d’accord à l’activité;

e) après avoir consenti à l’activité, il manifeste, par ses paroles ou son comportement, l’absence d’accord à la poursuite de celle-ci.

(3) Le paragraphe (2) n’a pas pour effet de limiter les circonstances dans lesquelles le consentement ne peut se déduire.

[31]  Le Code criminel prévoit que, dans certaines circonstances, la défense de croyance sincère mais erronée au consentement ne s’applique pas aux agressions sexuelles. La disposition a été modifiée en 2018. Au moment des faits, elle était ainsi libellée :

Exclusion du moyen de défense fondé sur la croyance au consentement

273.2 Ne constitue pas un moyen de défense contre une accusation fondée sur les articles 271, 272 ou 273 le fait que l’accusé croyait que le plaignant avait consenti à l’activité à l’origine de l’accusation lorsque, selon le cas :

a) cette croyance provient :

(i) soit de l’affaiblissement volontaire de ses facultés,

(ii) soit de son insouciance ou d’un aveuglement volontaire;

b) il n’a pas pris les mesures raisonnables, dans les circonstances dont il avait alors connaissance, pour s’assurer du consentement […]

2)  Analyse

[32]  L’appel porte sur l’interaction de trois principes de droit criminel distincts et clairement établis en matière d’agression sexuelle.

[33]  Premièrement, à mon avis, la Cour suprême du Canada dit que la connaissance de l’absence de consentement constitue un élément essentiel de l’infraction d’agression sexuelle, comme c’était le cas pour l’infraction antérieure de viol. Par conséquent, le principal argument de la Couronne en l’espèce – à savoir qu’en l’absence d’une apparence de vraisemblance quant à la croyance sincère mais erronée de l’accusé, la Couronne n’a pas à prouver la connaissance de l’absence de consentement – doit être rejeté. Parce que la connaissance de l’absence de consentement est un élément essentiel de l’infraction, la Couronne doit la prouver hors de tout doute raisonnable. L’argument de la Couronne selon lequel la mens rea de l’infraction se résume à l’application intentionnelle de force n’est pas conforme aux principes qu’il faut appliquer.

[34]  Il ressort de tous les modèles canadiens de directives au jury couramment utilisés que la connaissance de l’absence de consentement est un élément essentiel (voir : Modèles de directives au jury de l’Institut national de la magistrature (révisé en juin 2018), en ligne : https://www.nji-inm.ca/index.cfm/publications/model-jury-instructions/offences/sexual-offences/offence-271-sexual-assault/?langSwitch=fr/, Canadian Criminal Jury Instructions, 4e éd. (Vancouver : Continuing Legal Education Society of British Columbia, 2017) et Watt).

[35]  Certes, ce point a engendré une certaine incertitude. Dans l’arrêt R. c. Robertson, [1987] 1 R.C.S. 918, 1987 CanLII 61 [Robertson], la juge Wilson, écrivant au nom de la Cour, conclut qu’il n’est pas nécessaire dans chaque cas de donner des directives au jury sur l’élément de la mens rea relatif à la connaissance. Dans les circonstances de cette affaire, il aurait incombé à la Couronne de démontrer que l’accusé savait que la plaignante n’était pas consentante seulement si la défense de croyance sincère mais erronée au consentement possédait une apparence de vraisemblance. Ce faisant, la juge Wilson décrit des « divergences d’opinions » sur la question de savoir si la connaissance de l’absence de consentement constitue un élément de l’infraction ou si elle entre en jeu seulement une fois que l’accusé démontre que cette défense possède une apparence de vraisemblance.

[36]  Ces « divergences d’opinions » n’ont pas été résolues sans ambiguïté même dans l’arrêt R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, 1999 CanLII 711 [Ewanchuk], dans lequel la Cour suprême décrit la mens rea de l’infraction par des termes différents dans différents passages. Pour citer le juge Major, s’exprimant au nom des juges majoritaires, la mens rea est « l’intention de se livrer à des attouchements sur une personne, tout en sachant que celle-ci n’y consent pas, en raison de ses paroles ou de ses actes, ou encore en faisant montre d’insouciance ou d’aveuglement volontaire à l’égard de cette absence de consentement » (Ewanchuk, au paragraphe 23; non souligné dans l’original). Cette description est conforme aux directives types au jury.

[37]  Toutefois, en parlant de l’actus reus, le juge Major dit :

[30]  La déclaration de la plaignante selon laquelle elle n’a pas consenti est une question de crédibilité, qui doit être appréciée à la lumière de l’ensemble de la preuve, y compris de tout comportement ambigu. À cette étape, il s’agit purement d’une question de crédibilité, qui consiste à se demander si, dans son ensemble, le comportement de la plaignante est compatible avec sa prétention selon laquelle elle n’a pas consenti. La perception qu’avait l’accusé de l’état d’esprit de la plaignante n’est pas pertinente. Cette perception n’entre en jeu que dans le cas où la défense de croyance sincère mais erronée au consentement est invoquée à l’étape de la mens rea de l’enquête. 

[Non souligné dans l’original.]

[38]  Dans son analyse sur la mens rea, le juge Major affirme :

[41]   L’agression sexuelle est un acte criminel d’intention générale. Par conséquent, le ministère public n’a qu’à prouver que l’accusé avait l’intention de se livrer à des attouchements sur la plaignante pour satisfaire à l’exigence fondamentale relative à la mens rea. Voir R. c. Daviault, [1994] 3 R.C.S. 63.

[42]  Toutefois, étant donné que l’agression sexuelle ne devient un crime qu’en l’absence de consentement de la plaignante, la common law admet une défense d’erreur de fait qui décharge de toute culpabilité l’individu qui croyait sincèrement mais erronément que la plaignante avait consenti aux attouchements. Agir autrement donnerait lieu à l’injustice que constituerait le fait de déclarer coupable des personnes moralement innocentes : voir R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3. Par conséquent, la mens rea de l’agression sexuelle comporte deux éléments : l’intention de se livrer à des attouchements sur une personne et la connaissance de son absence de consentement ou l’insouciance ou l’aveuglement volontaire à cet égard. Voir [R. c. Park, [1995] 2 S.C.R. 836], au par. 39.

[43]  L’accusé peut contester la preuve de mens rea du ministère public en plaidant la croyance sincère mais erronée au consentement. La nature de cette défense a été décrite dans Pappajohn [...]

[44]  La défense d’erreur est simplement une dénégation de la mens rea. Elle n’impose aucune charge de la preuve à l’accusé (voir R. c. Robertson, [1987] 1 R.C.S. 918, à la p. 936) et il n’est pas nécessaire que l’accusé témoigne pour que se soulève ce point. Cette défense peut découler de tout élément de preuve présenté au tribunal, y compris la preuve principale du ministère public et le témoignage de la plaignante. Cependant, en pratique, cette défense découle habituellement de la preuve présentée par l’accusé. »

[Non souligné dans l’original.]

[39]  En outre, à propos du sens de la notion de consentement dans le contexte de la croyance sincère mais erronée au consentement, le juge Major exprime l’avis suivant :

[46]  Pour que les actes de l’accusé soient empreints d’innocence morale, la preuve doit démontrer que ce dernier croyait que la plaignante avait communiqué son consentement à l’activité sexuelle en question. Le fait que l’accusé ait cru dans son esprit que le plaignant souhaitait qu’il la [sic] touche, sans toutefois avoir manifesté ce désir, ne constitue pas une défense. Les suppositions de l’accusé relativement à ce qui se passait dans l’esprit de la plaignante ne constituent pas un moyen de défense.

[47]  Dans le cadre de l’analyse de la mens rea, la question est de savoir si l’accusé croyait avoir obtenu le consentement de la plaignante. Ce qui importe, c’est de savoir si l’accusé croyait que le plaignant avait vraiment dit « oui » par ses paroles, par ses actes, ou les deux. La définition légale qui a été ajoutée au Code par le Parlement en 1992 est conforme à la common law :

273.1 (1) Sous réserve du paragraphe (2) et du paragraphe 265(3), le consentement consiste, pour l’application des articles 271, 272 et 273, en l’accord volontaire du plaignant à l’activité sexuelle.

[48]  La notion de « consentement » diffère selon qu’elle se rapporte à l’état d’esprit de la plaignante vis-à-vis de l’actus reus de l’infraction et à l’état d’esprit de l’accusé vis-à-vis de la mens rea. Pour les fins de l’actus reus, la notion de « consentement » signifie que, dans son esprit, la plaignante souhaitait que les attouchements sexuels aient lieu.

[49]  Dans le contexte de la mens rea — particulièrement pour l’application de la croyance sincère mais erronée au consentement — la notion de « consentement » signifie que la plaignante avait, par ses paroles ou son comportement, manifesté son accord à l’activité sexuelle avec l’accusé. Il ne faut jamais oublier cette distinction, et les deux volets de l’analyse doivent demeurer distincts.

[Souligné dans l’original.]

[40]  Enfin, les juges majoritaires concluent ainsi :

[51]  Par exemple, le fait de croire que le silence, la passivité ou le comportement ambigu de la plaignante valent consentement de sa part est une erreur de droit et ne constitue pas un moyen de défense : voir R. c. M. (M.L.) [1994] 2 R.C.S. 3. De même, un accusé ne peut invoquer sa croyance que l’absence d’accord exprimée par la plaignante aux attouchements sexuels constituait dans les faits une invitation à des contacts plus insistants ou plus énergiques. L’accusé ne peut pas dire qu’il croyait que « non voulait dire oui ». Comme a dit le juge en chef Fraser, à la p. 272 de ses motifs de dissidence :

[traduction] Un seul « Non » suffit pour informer l’autre partie qu’il y a un problème en ce qui a trait au « consentement ». Dès qu’une femme a dit « non » pendant l’activité sexuelle, la personne qui entend poursuivre l’activité sexuelle avec elle doit alors obtenir un « Oui » clair et non équivoque avant de la toucher à nouveau de manière sexuelle. [En italique dans l’original.]

J’estime que les motifs du juge en chef Fraser signifient qu’un « oui » non équivoque peut soit être donné de vive voix, soit être exprimé par le comportement.

[52]  Le sens commun devrait dicter que, dès que la plaignante a indiqué qu’elle n’est pas disposée à participer à des contacts sexuels, l’accusé doit s’assurer qu’elle a réellement changé d’avis avant d’engager d’autres gestes intimes. L’accusé ne peut se fier au simple écoulement du temps ou encore au silence ou au comportement équivoque de la plaignante pour déduire que cette dernière a changé d’avis et qu’elle consent, et il ne peut pas non plus se livrer à d’autres attouchements sexuels afin de « voir ce qui va se passer ». La poursuite de contacts sexuels après qu’une personne a dit « non » est, à tout le moins, une conduite insouciante qui n’est pas excusable. Dans R. c. Esau, [1997] 2 R.C.S. 777, au par. 79, la Cour a déclaré ceci :

L’accusé qui, en raison d’ignorance volontaire ou d’insouciance, croit que le plaignant [...] a réellement consenti à l’activité sexuelle en question est dans l’impossibilité d’invoquer la défense de croyance sincère mais erronée au consentement. C’est un fait que le législateur a codifié au sous-al. 273.2a)(ii) du Code criminel. »

[41]  La Cour suprême, réexaminant l’arrêt Ewanchuk dans le cadre de l’affaire R. c. Handy, 2002 CSC 56 [2002] 2 R.C.S. 908 [Handy], arrive à la conclusion suivante à l’unanimité :

[118]  Pour qu’une déclaration de culpabilité d’agression sexuelle puisse être prononcée, il faut faire la preuve hors de tout doute raisonnable de deux éléments fondamentaux, à savoir que l’accusé a accompli l’actus reus et qu’il avait la mens rea requise. L’actus reus de l’agression consiste en des attouchements sexuels non souhaités. La mens rea est l’intention de se livrer à des attouchements sur une personne, tout en sachant que celle-ci n’y consent pas, ou encore en faisant montre d’insouciance ou d’aveuglement volontaire à l’égard de cette absence de consentement : R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, par. 23.

[119]  L’intimé admet qu’il s’est livré à des attouchements sexuels et qu’il avait l’intention de s’y livrer. Il nie que ces attouchements étaient non souhaités. Il soulève donc la question du consentement en tant qu’élément de l’actus reus : Ewanchuk, précité, par. 27. Faut-il croire l’intimé lorsqu’il soutient qu’il n’y [a] jamais eu retrait de consentement ou encore la poursuite a-t-elle raison d’affirmer que, dans une situation particulière, il a démontré une propension à agir sans se soucier de quoi que ce soit, voir [sic] même à éprouver un plaisir accru à être repoussé et à forcer sa partenaire sexuelle à faire l’amour avec lui? Dans l’affirmative, cela s’est-il manifesté en l’espèce?

[Non souligné dans l’original.]

[42]  Ainsi, dans l’arrêt Handy, la Cour confirme que la mens rea de l’infraction comprend la connaissance de l’absence de consentement.

[43]  Dans l’arrêt R. c. J.A., 2011 CSC 28 [2011] 2 R.C.S. 440, au paragraphe 24, la Cour confirme de nouveau que la mens rea inclut soit, la connaissance que le plaignant ne consent pas à l’acte sexuel en question, soit l’insouciance ou l’aveuglement volontaire quant à l’absence de consentement.

[44]  Dans l’arrêt R. c. Skedden, 2013 ONCA 49, 105 W.C.B. (2d) 486 [Skedden], la Cour d’appel de l’Ontario fonde sur les paragraphes 7 et 8 de l’arrêt Robertson sa conclusion selon laquelle la directive contestée n’est pas nécessaire dans tous les cas. Dans cette affaire, la question concernait le consentement plutôt que celle de savoir si l’accusé savait ou avait cru honnêtement, mais à tort, qu’il y avait consentement.

[45]  Récemment, dans l’arrêt R. c. Barton, 2019 CSC 33 [Barton CSC], la Cour suprême conclut en ces termes :

[87] Pour obtenir une déclaration de culpabilité pour agression sexuelle, tout comme dans le cas d’autres vrais crimes, le ministère public doit établir, hors de tout doute raisonnable, que l’accusé a effectivement commis l’actus reus et qu’il avait la mens rea nécessaire. Une personne commet l’actus reus de l’agression sexuelle « si elle fait des attouchements à caractère sexuel à une autre personne sans le consentement de celle-ci » (R. c. J.A., 2011 CSC 28, [2011] 2 R.C.S. 440, par. 23). La mens rea comporte « l’intention de se livrer à des attouchements sur une personne et la connaissance de son absence de consentement ou l’insouciance ou l’aveuglement volontaire à cet égard » (R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, par. 42).

[46]  L’argument de la Couronne, qui est contraire à la jurisprudence établie par la Cour suprême du Canada, porte que la connaissance de l’absence de consentement n’est pas un élément de l’infraction, mais peut être soulevée seulement s’il existe une apparence de vraisemblance quant à la croyance sincère mais erronée au consentement. Selon ce point de vue, l’élément et la défense sont inextricablement liés, chacun étant le reflet de l’autre. Donner des directives au jury sur l’élément de connaissance reviendrait essentiellement à présenter la défense au jury en l’absence d’une apparence de vraisemblance. La connaissance de l’absence de consentement ne serait donc pas un élément de la mens rea que le ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable, à moins qu’il y ait une apparence de vraisemblance à la défense de croyance sincère mais erronée au consentement, auquel cas il incomberait à la Couronne de prouver, hors de tout doute raisonnable, que l’accusé avait connaissance de l’absence de consentement du plaignant. Je ne suis pas d’accord.

[47]  Comme il est indiqué ci-dessus, il est vrai que la « défense » de croyance sincère mais erronée au consentement a été décrite comme une négation de la mens rea de l’agression sexuelle plutôt que comme une défense à part entière (Ewanchuk, au paragraphe 44; Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120, 1980 CanLII 13 [Pappajohn], à la page 122; Hamish Stewart, Sexual Offences in Canadian Law, édition à feuilles mobiles (mise à jour en mars 2019) (Toronto : Thomson Reuters, 2018) à la p. 3:600. Mais cette défense n’est pas seule en son genre. Outre les moyens de défense tels la légitime défense, la contrainte et la nécessité, qui disculpent l’accusé même si les éléments constitutifs de l’infraction ont été prouvés, il existe des moyens de défense tels que l’intoxication et l’incapacité à apprécier la nature et la qualité d’un acte pour cause de trouble mental, qui constituent plutôt une négation d’un aspect de la mens rea elle-même.

[48]  Prenons l’exemple de l’intoxication. En droit, l’accusé ne peut invoquer la défense d’intoxication qu’à l’égard d’infractions d’intention spécifique, qui requièrent un raisonnement complexe auquel un accusé intoxiqué ne peut se livrer (R. c. Tatton, 2015 CSC 33 [2015] 2 R.C.S. 574 [Tatton], aux paragraphes 34 à 39). En revanche, à l’égard d’une infraction d’intention générale, la défense n’est pas admissible. Néanmoins, il ne serait pas justifié que la cour d’appel intervienne si le juge du procès ou le juge militaire donnait au jury ou au comité pour directive que la Couronne est tenue d’établir cette intention générale hors de tout doute raisonnable. Dans l’arrêt Tatton, le juge Moldaver conclut que l’infraction d’incendie criminel est une infraction d’intention générale (aux paragraphes 48 à 53). La mens rea de l’infraction consiste à causer un dommage à un bien par incendie intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de cet acte (Tatton, au paragraphe 48). Néanmoins, ce ne serait pas une erreur pour le juge du procès de donner au jury des directives sur l’exigence de mens rea même dans des circonstances où l’intoxication serait le seul moyen de réfuter cette exigence pour la simple raison que l’intention reste un élément de l’infraction. Le juge du procès peut faire part de son avis au jury que ce dernier devrait avoir peu de difficulté à conclure qu’il est satisfait à cet élément, mais c’est au jury qu’il appartient en dernier ressort de décider si c’est bel et bien le cas.

[49]  L’autre difficulté que présente l’argument de la Couronne se trouve dans le texte de loi même : commet des voies de fait, ou se livre à une attaque ou une agression, quiconque « d’une manière intentionnelle, emploie la force, directement ou indirectement, contre une autre personne sans son consentement » (non souligné dans l’original). Le Code criminel dispose au paragraphe (2) que « [l]e présent article s’applique à toutes les espèces de voies de fait, y compris les agressions sexuelles [….] » Avant l’adoption des dispositions du Code criminel relatives aux agressions sexuelles, une personne de sexe masculin commettait un viol « en ayant des rapports sexuels avec une personne du sexe féminin qui n’[était] pas son épouse [...] sans le consentement de cette personne » (non souligné dans l’original). À l’époque, le libellé relatif au consentement était le même qu’aujourd’hui et, selon l’interprétation qu’en a fait la Cour suprême du Canada dans les arrêts Pappajohn et Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570, 1985 CanLII 79, la mens rea requiert la connaissance de l’absence de consentement.

[50]  À mon avis, les motifs de l’arrêt Ewanchuk ne mènent pas à l’interprétation selon laquelle le législateur a supprimé un élément de la définition de l’infraction d’agression sexuelle.

[51]  Bien que je comprenne l’argument et son attrait, j’estime qu’il n’appartient pas à notre Cour de modifier l’exigence de longue date selon laquelle la connaissance de l’absence de consentement constitue un élément essentiel de l’infraction.

[52]  Le juge Moldaver arrive à une conclusion analogue dans le contexte du leurre d’enfants dans l’arrêt R. c. Morrison, 2019 CSC 15 [Morrison]. Il conclut, au nom des juges majoritaires de la Cour, que le paragraphe 172.1(4) du Code criminel qui interdit à l’accusé de présenter une défense d’erreur de fait s’il n’a pas pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge du plaignant ne supprime pas l’obligation pour la Couronne de prouver que l’accusé croyait que le plaignant n’avait pas atteint l’âge fixé. En tirant cette conclusion, le juge Moldaver explique que le moyen de défense et l’élément essentiel fonctionnent indépendamment.

[53]  Les infractions de leurre d’enfants (article 172.1) et d’agression sexuelle sont structurées de manière semblable à bien des égards. Les deux ont des exigences subjectives de croyance ou de connaissance (les trois alinéas de l’article 172.1 exigent la croyance que l’interlocuteur n’a pas atteint l’âge fixé et, comme il est expliqué plus haut, la disposition qui porte sur l’agression sexuelle exige depuis longtemps une connaissance de l’absence de consentement). Les deux prévoient également que l’accusé ne peut pas invoquer la défense d’erreur de fait lorsqu’il n’a pas pris les mesures raisonnables pour établir le fait pertinent (l’âge dans le cas du paragraphe 172.1(4) et le consentement dans le cas de l’alinéa 273.2b)).

[54]  Je signale une différence entre les deux infractions : le paragraphe 172.1(3) prévoit une présomption (jugée inconstitutionnelle dans l’arrêt Morrison – voir les paragraphes 51 à 73) suivant laquelle la croyance est établie dès lors que le plaignant dit à l’accusé qu’il n’a pas atteint l’âge fixé. Selon le juge Moldaver, cette présomption révèle que le législateur estime que la mens rea de l’infraction reste un élément essentiel, indépendamment de l’admissibilité de la défense d’erreur sur l’âge. Le juge Moldaver renvoie à cette présomption dans le passage où il explique en quoi son avis est préférable à celui de la juge Abella, dissidente en partie. Or, selon moi, cette différence n’est pas particulièrement significative dans l’abstrait. Le cœur de son raisonnement porte que le fait de substituer un moyen de défense à un élément d’une infraction contrevient à « l’un des principes fondamentaux du droit criminel » à savoir que, pour obtenir une déclaration de culpabilité, la Couronne doit prouver tous les éléments essentiels de l’infraction hors de tout doute raisonnable (Morrison, au paragraphe 85).

[55]  Il a été récemment suggéré qu’il n’était pas nécessaire que cet élément essentiel soit prouvé dans les cas où la croyance sincère mais erronée de l’accusé au consentement ne possède aucune apparence de vraisemblance. Dans l’arrêt R. v. Barton, 2017 ABCA 216, 354 C.C.C. (3d) 245 [Barton ABCA], une formation unanime des juges de la Cour d’appel de l’Alberta critique la directive à cet égard aux paragraphes 238 à 239. Elle explique :

[traduction]

[238]  Le problème que présentent les directives types actuelles au jury transcende la nécessité de clarifier le sens du consentement lorsqu’il s’agit d’établir la mens rea en cas d’agression sexuelle. Une autre complication est la suivante. Qu’est-ce que la Couronne doit prouver lorsque la question de la croyance erronée au consentement ne se pose pas? Dans l’arrêt Ewanchuk, [...] au paragraphe 41, le juge Major opine ainsi : « [l]’agression sexuelle est un acte criminel d’intention générale. Par conséquent, le ministère public n’a qu’à prouver que l’accusé avait l’intention de se livrer à des attouchements sur la plaignante pour satisfaire à l’exigence fondamentale relative à la mens rea ». Il ajoute ensuite aux paragraphes 42 et 49 [...] :

Toutefois, étant donné que l’agression sexuelle ne devient un crime qu’en l’absence de consentement de la plaignante, la common law admet une défense d’erreur de fait qui décharge de toute culpabilité l’individu qui croyait sincèrement mais erronément que la plaignante avait consenti aux attouchements. Agir autrement donnerait lieu à l’injustice que constituerait le fait de déclarer coupable [sic] des personnes moralement innocentes [...] ». Par conséquent, la mens rea de l’agression sexuelle comporte deux éléments : l’intention de se livrer à des attouchements sur une personne et la connaissance de son absence de consentement ou l’insouciance ou l’aveuglement volontaire à cet égard [...]

Dans le contexte de la mens reaparticulièrement pour l’application de la croyance sincère mais erronée au consentement – la notion de « consentement » signifie que la plaignante avait, par ses paroles ou son comportement, manifesté son accord à l’activité sexuelle avec l’accusé.

[239]  Si la Couronne devait prouver la mens rea dans le cadre de la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement, que cette défense se pose ou non, cela aboutirait alors à un tel résultat. Il incomberait à la Couronne de réfuter la croyance erronée au consentement dans toutes les affaires d’agression sexuelle, même si la croyance erronée ne se pose pas, que ce soit parce que le seuil de l’apparence de vraisemblance n’a pas été atteint ou parce que l’accusé n’a pas présenté une telle défense. C’est un autre domaine que nous souhaiterions que le Comité national sur les directives au jury examine plus avant pour déterminer la meilleure façon de donner des directives aux jurés dans ce cas.

[Caractères en italiques ajoutés dans le passage de l’arrêt Ewanchuk par la Cour d’appel de l’Alberta; références omises.]

[56]  La Cour inclut la note de bas de page suivante (note 105) :

[traduction]

Lorsque la question de la croyance erronée ne se pose pas, il faut se demander si le juge du procès doit donner la directive suivante au jury (à condition qu’il soit convaincu que tous les éléments requis de l’actus reus ont été établis et qu’il les a correctement décrits) : « Si vous êtes convaincus que la Couronne a prouvé hors de tout doute raisonnable que la plaignante n’avait pas consenti à cette activité sexuelle, vous ne devriez pas avoir de difficulté à conclure que l’accusé savait que la plaignante ne consentait pas à l’activité sexuelle en question ou qu’il a fait preuve d’aveuglement volontaire ou d’insouciance et a choisi de prendre le risque ». Si des précisions sont nécessaires, les directives au jury devraient indiquer ce que la Couronne doit prouver pour établir la culpabilité de l’accusé sur le fondement de sa connaissance réelle ou son équivalent, l’aveuglement volontaire ou l’insouciance.

[Non souligné dans l’original.]

[57]  Cette décision soulève des questions importantes. Toutefois, jusqu’à ce que la Cour suprême du Canada se prononce sur cette question, nous sommes liés par les principes de droit tels que je les ai présentés. La décision dans l’affaire Barton CSC n’a pas, à mon avis, modifié le droit établi; elle l’a confirmé.

[58]  Le deuxième principe qui régit la présente affaire a été confirmé par la Cour suprême : la croyance sincère mais erronée de l’accusé au consentement est un moyen de « défense »; le jury ne devrait pas recevoir de directives à cet égard à défaut d’un quelconque fondement dans la preuve d’une telle croyance sincère. Il en est ainsi depuis au moins l’arrêt Pappajohn rendu par la Cour suprême. Dans l’arrêt Barton CSC, cette cour définit la défense comme étant la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué.

[59]  Dans son analyse de la croyance sincère mais erronée au consentement, le juge Dickson (tel était alors son titre), dissident, explique dans l’arrêt Pappajohn, à la page 148, la tension qui donne lieu à ce problème :

L’erreur constitue donc un moyen de défense lorsqu’elle empêche un accusé de former la mens rea exigée en droit pour l’infraction même dont on l’accuse. L’erreur de fait est plus justement décrite comme une négation d’intention coupable que comme un moyen de défense positif. Un accusé peut l’invoquer lorsqu’il agit innocemment, par suite d’une perception viciée des faits, et qu’il commet néanmoins l’actus reus d’une infraction. L’erreur constitue cependant un moyen de défense, en ce sens que c’est l’accusé qui le soulève. Le ministère public connaît rarement les facteurs subjectifs qui ont pu amener un accusé à croire à l’existence de faits erronés.

[Non souligné dans l’original.]

[60]  Il s’ensuit que la question de savoir si l’accusé a une croyance sincère mais erronée au consentement de la plaignante n’a pas à être examinée par le jury ni réfutée par la Couronne à moins qu’il y ait une « apparence de vraisemblance » relativement à cette défense à la lumière de l’ensemble de la preuve.

[61]  À mon avis, le juge militaire a eu raison de refuser de présenter la croyance sincère mais erronée au consentement (communiqué) à l’appréciation du jury. Selon la preuve, l’affaire portait sur l’existence ou l’absence de consentement; il n’y avait pas de place pour une prétention d’erreur de fait.

[62]  Selon l’état actuel du droit tel qu’il est confirmé par la Cour suprême, la Couronne doit prouver tous les éléments essentiels de l’infraction, y compris la connaissance de l’absence de consentement, lorsqu’il n’y a aucune apparence de vraisemblance quant à une croyance sincère mais erronée au consentement. Toutefois, elle n’est pas tenue de réfuter une croyance sincère mais erronée à moins que l’accusé ne soulève cette question en soulignant les éléments de preuve au dossier qui donnent une apparence de vraisemblance à la défense.

[63]  Ce qui m’amène au troisième principe. Dans les cas où le moyen de défense fondé sur une croyance sincère mais erronée n’a aucune apparence de vraisemblance et que le juge des faits est convaincu hors de tout doute raisonnable que la plaignante n’avait pas consenti à l’activité sexuelle, il n’aura aucune difficulté à en déduire que l’accusé savait que la plaignante n’avait pas consenti (ou qu’il a fait preuve d’insouciance ou d’aveuglement volontaire quant à l’absence de consentement).

[64]  Dans les affaires mettant en jeu l’existence ou l’absence de consentement (y compris la présente affaire, comme il est indiqué ci-dessous), si le juge des faits accepte la preuve de la plaignante selon laquelle elle n’avait pas consenti, l’élément de connaissance est facilement prouvé. Cette situation va dans le même sens que la suggestion dans la note de bas de page 105 de la décision Barton ABCA selon laquelle, à défaut d’un moyen de défense fondé sur une erreur de fait, le jury peut être informé que, s’il accepte la preuve d’une plaignante sur la question du consentement, il n’aura aucune difficulté à conclure que l’élément de connaissance a été prouvé.

[65]  Mais certaines affaires, même si l’erreur de fait n’est pas soulevée, peuvent nécessiter que le juge donne des directives concernant l’absence de connaissance du consentement. Bien que la croyance sincère mais erronée au consentement concerne la mens rea, ce n’est pas le seul moyen de réfuter cet élément de la mens rea. Par exemple, si la preuve indique que l’accusé était involontairement intoxiqué, il pouvait ne pas savoir que la plaignante n’avait pas donné son consentement, mais il n’aurait pas non plus une croyance sincère mais erronée au consentement. Ainsi, dans les cas où l’accusé, indépendamment de sa volonté, n’a aucune croyance quant au consentement de la plaignante, l’omission de donner des directives au jury en ce qui concerne l’élément de connaissance de la mens rea pourrait le priver d’une défense.

[66]  Certains estiment – mais la chose n’a pas été établie de manière concluante ‑ qu’une intoxication involontaire qui ne constitue pas de l’automatisme peut permettre de réfuter la mens rea d’une infraction d’intention générale telle que l’agression sexuelle (voir par exemple : R. c. McGrath, 2013 ONCJ 528, 108 W.C.B. 2d) 392 (dans le contexte de la conduite avec facultés affaiblies); Kent Roach, Criminal Law, 7e éd. (Toronto : Irwin Law, 2018) aux pages 303 à 306; Morris Manning et Peter Sankoff, Manning, Mewett & Sankoff: Criminal Law, 5e éd. (Markham: LexisNexis, 2015) à la page 477).

[67]  Précisons que ce serait une erreur pour un juge militaire de transformer le moyen de défense fondé sur la croyance sincère mais erronée en élément de l’infraction. Si, par exemple, le juge militaire avait indiqué au comité des éléments de preuve révélant la croyance du sgt MacIntyre au consentement, la défense aurait été introduite de manière détournée. Ce n’est pas différent de toute autre défense légalement inadmissible. Par exemple, lorsqu’ une défense d’automatisme ne présente aucune apparence de vraisemblance, le juge du procès commettrait une erreur de droit en rattachant la preuve de l’automatisme aux éléments constitutifs de l’infraction. Le juge militaire n’a pas commis une telle erreur en l’espèce. Il a expliqué très clairement que si le comité en était là, il n’aurait aucune difficulté à déclarer le sergent MacIntyre coupable :

[traduction]

Pour déterminer l’état d’esprit du sergent MacIntyre, ce qu’il savait du consentement ou de l’absence de consentement du [ltv M.], vous devez examiner le dossier de preuve dans son ensemble. Tenez compte de ce que le sergent MacIntyre et le [ltv M.] ont fait ou n’ont pas fait; comment le sergent MacIntyre et le [ltv M.] l’ont fait ou ne l’ont pas fait; ce que le sergent MacIntyre et [ltv M.] ont dit ou n’ont pas dit.

[…]

En l’espèce, les versions des deux principaux intéressés sont opposées en ce qui concerne ce qui a été fait et ce qui a été dit exactement. Je crois qu’il est juste de supposer que si vous en êtes à ce stade de l’analyse, c’est parce que vous n’ajoutez pas foi à la version du sergent MacIntyre. Sinon, vos délibérations seraient terminées.

Le [ltv M.] a témoigné qu’elle avait constaté à son réveil la présence du sergent MacIntyre, allongé nu dans son lit, sans y avoir été invité. Selon la poursuite, le sergent MacIntyre s’est infiltré dans la chambre en utilisant une clé volée, s’est déshabillé près du lit et s’est glissé entre les draps. Si vous croyez que le sergent MacIntyre est entré dans la chambre du [ltv M.] sans y avoir été invité, de cette manière ou autrement, vous ne devriez pas avoir de difficulté à conclure que le sergent MacIntyre savait que le [ltv M.] n’avait pas consenti à la force qu’il a initialement appliquée lorsqu’il a pressé son corps nu contre le sien.

En outre, si vous croyez que le [ltv M.] a dit « non » au sergent MacIntyre au moins 15 fois, ou même une seule fois, tout en repoussant le bras du sergent, vous n’aurez aucune difficulté à conclure qu’une telle expression de non-consentement obligeait le sergent MacIntyre à s’assurer qu’elle avait véritablement changé d’avis avant de poursuivre des actes d’intimité […] Poursuivre le contact sexuel après que quelqu’un a dit « non », constitue à tout le moins de l’insouciance et pourrait vous amener à conclure que le sergent MacIntyre savait que le [ltv M.] n’avait pas consenti à la force qu’il a appliquée.

[Non souligné dans l’original.]

[68]  Pour éviter de présenter la défense au jury par inadvertance en l’absence de toute apparence de vraisemblance, le juge du procès pourrait donner la directive précitée à la note de bas de page 105 de l’arrêt Barton ABCA, lorsqu’il y a lieu, comme l’a fait le juge en l’espèce.

[69]  En résumé : la connaissance de l’absence de consentement de la plaignante ou l’aveuglement volontaire ou l’insouciance à cet égard constitue un élément essentiel de la mens rea de l’agression sexuelle. Bien que le juge du procès ne puisse transformer la défense fondée sur la croyance sincère mais erronée au consentement en élément de la mens rea dans les cas où ce moyen de défense ne possède aucune apparence de vraisemblance, ce n’est pas une erreur de droit que de simplement donner des directives au juge des faits sur l’élément que constitue la connaissance de l’absence de consentement.

3)  Application aux faits de l’espèce

[70]  Ainsi, à mon avis, le juge militaire n’a commis aucune erreur en donnant pour directive au comité que l’un des éléments essentiels de l’infraction que la Couronne devait prouver hors de tout doute raisonnable était que le sgt MacIntyre savait que la plaignante n’avait pas consenti à l’activité sexuelle en question.

[71]  Si je me trompe et que la connaissance de l’absence de consentement n’est plus un élément, à mon avis, indépendamment de cette erreur, je n’ordonnerais pas la tenue d’un nouveau procès. Il est de jurisprudence constante que, dans le cadre d’un appel interjeté à l’encontre d’un acquittement sur une question de droit, la Couronne doit démontrer à la fois qu’une erreur de droit a été commise et qu’il serait raisonnable de penser que, n’eût été l’erreur, l’issue n’aurait pas nécessairement été la même (Barton CSC, au paragraphe 160; R. c. Nuttall, 2018 BCCA 479, 368 C.C.C. (3d) 1, au paragraphe 498; Cullen v. The King, [1949] R.C.S. 658, 94 C.C.C. 337, p. 665; R. c. Graveline, 2006 CSC 16 [2006] 1 R.C.S. 609, aux paragraphes 14 à 16).

[72]  À mon avis, si erreur il y avait, celle-ci était de peu d’importance et n’a eu aucune incidence sur l’issue du procès. Cette affaire portait sur le consentement. Il ne s’agissait pas de savoir si le sgt MacIntyre avait connaissance de l’absence de consentement. Si le comité avait conclu qu’il n’y avait pas eu de consentement, il n’aurait eu aucune difficulté sur la base des éléments de preuve, comme l’a souligné le juge militaire, à conclure que le sgt MacIntyre savait que le ltv M. n’était pas consentante.

[73]  Le juge militaire s’est attaché à la principale et seule question en l’espèce, de l’avis de tous : celle de savoir si la Couronne avait prouvé que le ltv M. n’avait pas consenti à l’activité sexuelle en question. Il a déclaré, concernant l’élément relatif au consentement, [traduction] « Il ne fait aucun doute que c’est la question la plus litigieuse en l’espèce, comme l’ont indiqué les avocats dans leurs plaidoiries ». Il a ensuite donné des directives complètes sur l’élément relatif au consentement.

[74]  Il a donné la directive contestée. Cependant, ce faisant, il a soigneusement examiné la preuve et informé les membres du comité que, s’ils croyaient au témoignage du ltv M., ils n’auraient aucune difficulté à conclure que le sergent MacIntyre savait qu’elle ne consentait pas à l’activité sexuelle.

[75]  À mon avis, comme dans l’affaire Skedden, la question dans la présente affaire était celle de savoir si le comité avait un doute raisonnable que le ltv M. n’avait pas consenti. Si cette dernière n’était pas consentante, la preuve était accablante que le sgt MacIntyre aurait eu connaissance de l’absence de consentement. Ainsi, l’erreur n’aurait aucune incidence significative sur l’acquittement. Je rejetterais ce moyen d’appel.

[76]  De plus, la Couronne ne devrait pas avoir une deuxième chance. Cette question n’a pas été soulevée devant le juge militaire. Elle a été soulevée pour la première fois en appel, ce qui milite contre la tenue d’un nouveau procès, même s’il y avait erreur de droit (voir Barton CSC, au paragraphe 157).

B.  Directive sur l’insuffisance de l’enquête

[77]  La Couronne prétend également que le juge militaire a indiqué aux membres du comité que, s’ils trouvaient que l’enquête sur la plainte était insuffisante, ils pouvaient prononcer l’acquittement. Ce n’est pas la directive donnée par le juge militaire, et ce pas du tout. Il a dit ce qui suit :

[traduction]

Enquête policière insuffisante. Vous avez entendu un certain nombre de questions aux témoins laissant entendre que l’enquête sur l’infraction reprochée au sergent MacIntyre était insuffisante ou partiale. Par exemple, il a été suggéré que les échanges au début des entretiens menés par le sergent Biso avec le lieutenant Eldridge et le premier maître Marcipont révèlent que ces deux personnes ont déclaré être présentes à l’entretien pour corroborer et renforcer la validité de ce que le [ltv M.] avait dit, à quoi le sergent Biso aurait répondu par l’affirmative. Vous avez également entendu l’explication du sergent Biso à ce sujet.

Vous avez également entendu le sergent Biso dire qu’il était préférable d’obtenir les versions des témoins de façon indépendante pour éviter ce que l’on appelle l’influence des témoins. Vous avez également entendu de la part du [ltv M.] qu’elle avait été en contact régulier avec des agents du Service national des enquêtes (SNE) à propos du déroulement de l’enquête et qu’elle avait rencontré le sergent Biso à un moment donné et avait une idée de ce que le sergent MacIntyre avait dit aux enquêteurs. Elle a dit avoir été surprise par une chose qui lui avait été relatée concernant la version du sergent MacIntyre. Enfin, vous avez entendu des suggestions selon lesquelles la question de l’argent trouvé dans la chambre du [ltv M.] qui appartenait apparemment au sergent MacIntyre aurait dû faire l’objet d’une enquête du SNE et avez entendu les explications du sergent Biso à ce sujet également.

Il a également été suggéré aux témoins que la prise de notes ou de photos ou l’obtention d’un certain nombre d’éléments de preuve potentiels à certains moments auprès de certaines sources aurait pu être utile. Cela comprenait l’obtention de la version du sergent MacIntyre plus tôt.

Veillez à ne pas spéculer sur les éléments de preuve qui auraient pu avoir été obtenus. Votre rôle consiste à examiner les éléments de preuve qui vous sont présentés. Il vous appartient de décider si des éléments de preuve concernant l’insuffisance de l’enquête policière, seuls ou associés à d’autres éléments de preuve, vous incitent à avoir un doute raisonnable quant à savoir si le sergent MacIntyre a commis l’infraction dont on l’accuse.

[Non souligné dans l’original.]

[78]  La Couronne, soulignant le dernier paragraphe, dit qu’il s’agit d’une directive d’acquitter. Je ne suis pas de cet avis. Les directives au jury doivent être lues dans leur ensemble et non pas décomposées en petits fragments (R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314,1997 CanLII 374).

[79]  Il ressort de la directive dans son ensemble que le comité n’aurait pu être induit en erreur en ce qui concerne le rôle de l’enquête policière. Le comité était en droit de considérer de tels éléments dans le cadre de l’évaluation de la crédibilité et de la fiabilité des témoins. Aucune atteinte n’a été portée à la crédibilité ou à la fiabilité du ltv M. à la suite de l’enquête de la police.

[80]  En ne s’opposant pas à la directive, la Couronne indique sa satisfaction, un facteur à prendre en considération en appel. Comme le dit le juge Moldaver dans l’arrêt R. c. Calnen, 2019 CSC 6 [Calnen], au paragraphe 38 :

À mon humble avis, le défaut de l’avocat de la défense de s’opposer à l’absence de directive restrictive interdisant le recours à un raisonnement fondé sur la propension générale comme celle qui, selon ma collègue, est essentielle, nous éclaire non seulement sur [traduction] « le caractère généralement suffisant de l’exposé au jury sur cette question », mais également « sur la gravité d’omissions éventuelles, aux yeux de l’avocat de la défense ». Ce défaut peut également être interprété comme une indication que, selon l’avocat de la défense, une telle directive n’était pas dans l’intérêt de son client : R. c. Kociuk, 2011 MBCA 85, 278 C.C.C. (3d) 1, par. 86, cité et approuvé par le juge Rothstein dans l’arrêt R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689, par. 66; voir également R. c. R.T.H., 2007 NSCA 18, 251 N.S.R. (2d) 236, par. 98-99, le juge Cromwell (plus tard juge à la Cour suprême du Canada). Comme le juge Bastarache l’a expliqué dans l’arrêt Daley, au par. 58 :

[. . .] on attend des avocats qu’ils assistent le juge du procès, en relevant les aspects des directives au jury qu’ils estiment problématiques. Bien qu’elle ne soit pas déterminante, l’omission d’un avocat de formuler une objection est prise en compte en appel. L’absence de plainte contre l’aspect de l’exposé invoqué plus tard comme moyen d’appel peut être significative quant à la gravité de l’irrégularité reprochée. Voir Jacquard, par. 38 : « À mon avis, l’omission de l’avocat de la défense de s’opposer à l’exposé est révélatrice quant à la justesse générale des directives au jury et à la gravité de la directive qui serait erronée. »

(Voir aussi Thériault c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 336, aux p. 343-344, dans lequel le juge Dickson (plus tard juge en chef) écrivait : « Bien que ce ne soit pas concluant, il n’est pas sans importance de remarquer que l’avocat de l’accusé n’a fait aucun commentaire, à la fin de l’exposé, sur l’omission du juge du procès d’attirer l’attention du jury sur les témoignages [. . .] ».)

[81]  L’affaire Calnen portait sur le défaut de l’avocat de la défense d’exprimer son opposition. Quand la Couronne s’abstient, les cours d’appel doivent se montrer réticentes à accepter les arguments en appel selon lesquels le juge du procès a commis une erreur dans son exposé au jury (voir Barton CSC, au paragraphe 157).

[82]  À mon avis, lorsque les directives sont considérées dans leur ensemble, on ne saurait affirmer que le juge militaire a commis une erreur.

[83]  Je rejetterais l’appel.

« Elizabeth A. Bennett »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

B. Richard Bell, j.c. »

« Je suis d’accord.

J.E. Scanlan, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


COUR D’APPEL DE LA COUR MARTIALE DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

CMAC-594

 

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. SERGENT K J. MACINTYRE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 mars 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE BENNETT

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE EN CHEF BELL

LE JUGE SCANLAN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 JUIN 2019

 

COMPARUTIONS :

Major Dominic Martin

Major Stephan Poitras

 

Pour l’appelante

 

David J. Bright, c.r.

Pour l’intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Service canadien des poursuites militaires

Ottawa (Ontario)

 

Pour l’appelante

 

Boyne Clarke S.E.N.C.R.L.

Dartmouth (Nouvelle-Écosse)

 

Pour l’intimé

 

 

 

 

 

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