Cour d'appel de la cour martiale

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Date : 20190501


Dossier : CMAC-592

Référence : 2019 CACM 2

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE EN CHEF BELL

LA JUGE BENNETT

LE JUGE SCANLAN

 

 

ENTRE :

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

appelante

 

 

et

 

 

CAPITAINE BANNISTER

 

 

intimé

 

Audience tenue à Halifax (Nouvelle-Écosse), le 21 novembre 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 1 mai 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE SCANLAN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE EN CHEF BELL

LA JUGE BENNETT

 


Date : 20190501


Dossier : CMAC-592

Référence : 2019 CACM 2

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE EN CHEF BELL

LA JUGE BENNETT

LE JUGE SCANLAN

 

 

ENTRE :

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

appelante

 

 

et

 

 

CAPITAINE BANNISTER

 

 

intimé

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE SCANLAN

I.  Contexte

[1]  Le capitaine Bannister [l’intimé], ancien commandant [cmdt] du corps de cadets royaux de l’Armée canadienne 148 à l’Île-du-Prince-Édouard a, à deux occasions distinctes, fait des commentaires à connotation sexuelle à une subalterne. Elle était une cadette de 18 ans lorsque les premiers commentaires ont été faits et une élève-officier de 19 ans du Cadre des instructeurs de cadets [CIC] lorsque les commentaires ont été faits la deuxième fois.

[2]  La première fois, l’intimé a dit à la jeune cadette : [traduction] « Hé! Tu n’as qu’à me baiser sur mon bureau ». En lien avec une autre personne qui était présente à ce moment-là, l’intimé s’est exclamé : [traduction] « Oh, ne t’inquiètes pas pour lui, il peut regarder ». La deuxième fois, l’instructrice de cadets, alors âgée de 19 ans, était dans une gare de Montréal. Elle a paniqué compte tenu la pression sous laquelle elle était pour s’assurer que tous les cadets répondaient à l’appel lors du trajet retour d’Ottawa à l’Île-du-Prince-Édouard. L’intimé l’a prise à part sur le quai de la gare et a dit [traduction] « Couchons ensemble! ».

[3]  En raison de ces commentaires, l’intimé a été accusé de deux chefs en vertu de l’article 93 de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5 [LDN] (conduite déshonorante), et deux chefs en application de l’article 129 de la LDN (conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline). Un juge militaire a déclaré l’intimé non coupable relativement à l’ensemble des accusations. La Couronne interjette maintenant appel de ces acquittements. Pour les motifs exposés ci-après, j’accueillerais les appels de la Couronne et j’ordonnerais la tenue d’un nouveau procès à l’égard de toutes les accusations.

II.  Remarques préliminaires

[4]  Il est important de noter que le juge militaire a estimé que la plaignante était crédible. Il a conclu que les mots susmentionnés ont été dits à la plaignante par l’intimé, aux moments, aux lieux et dans les circonstances qu’elle a déclarés sous serment. Le juge militaire a admis les éléments de preuve de la plaignante quant à la raison, selon elle, pour laquelle les commentaires ont été formulés. Le premier incident, selon la plaignante, a eu lieu à l’époque où elle a déposé des documents pour devenir un officier du CIC. Elle a dit que le commentaire l’avait prise de court. Avant cela, elle considérait l’intimé comme quelqu’un qui lui était d’un grand soutien. Elle a compris qu’il avait essayé de lui transmettre un message. Au paragraphe 9 de ses motifs, le juge militaire a déclaré :

[traduction]

[9] […] Elle a déclaré à la Cour qu’elle avait compris qu’elle devait s’habituer à ce genre de propos.

Concernant le deuxième incident à la gare de Montréal, le juge militaire a déclaré ce qui suit :

[traduction]

[10] En mai 2015, le capitaine Bannister était responsable de la visite d’Ottawa des Cadets de l’Armée de l’Île-du-Prince-Édouard. [La plaignante] faisait partie du personnel responsable des cadets à titre d’officier du CIC. Elle supervisait les cadets pendant ce voyage. Le voyage s’est fait en grande partie en train. En rentrant d’Ottawa, ils ont dû changer de trains à Montréal. Elle avait peur de ne pas être à l’heure ou d’oublier un cadet. Elle était très nerveuse, elle a commencé à paniquer et elle a pleuré. Le capitaine Bannister était présent et il a essayé de la calmer. Il lui a dit de se calmer et de respirer. Soudainement, il lui a dit « couchons ensemble! ». Surprise par les mots utilisés par le capitaine Bannister, elle a répondu « pardon? ». Selon elle, le capitaine Bannister a répondu « j’essaie juste de détendre l’atmosphère ». Elle a répondu que « ce n’était tout simplement pas drôle ». Elle a clairement affirmé à la Cour qu’elle ne s’attendait pas à un tel commentaire. Lors de cet incident, personne d’autre n’était présent. Elle a dit à la Cour qu’elle avait été contrariée et [outrée] par cet incident.

[Non souligné dans l’original.]

Elle a affirmé qu’elle s’était sentie blessée et trahie à la suite de ces deux incidents.

[5]  Tout aussi dégoûtants que les propos de l’intimé aient été, surtout  si on prend en compte l’âge de la plaignante, ajouté au poste de commandement de l’intimé, les mots qu’il a prononcés aux dates en question ne constitueraient pas une infraction criminelle aux termes du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46 [le Code criminel]. La question en litige devant le juge militaire était de savoir si ces mots, examinés selon les circonstances imposées en l’espèce, étaient sanctionnés comme constituant une conduite déshonorante ou une conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline, comme le prévoient les articles 93 et 129 de la LDN, respectivement.

III.  Questions en litige

[6]  L’appelante a exposé six motifs d’appel. Deux de ces motifs se rapportent à l’article 93 de la LDN :

[traduction]

a. Le juge militaire a commis une erreur de droit dans son interprétation des éléments de l’infraction que doit entraîner une conduite déshonorante contraire à l’article 93 de la LDN;

b. Le juge militaire a commis une erreur en ne tenant pas compte du risque de préjudice dans son analyse d’une conduite déshonorante contraire à l’article 93 de la LDN.

[7]  Un motif se rapporte uniquement aux accusations au titre de l’article 129 :

[traduction]

d. Le juge militaire a commis une erreur de droit en appliquant un critère de la certitude à l’élément de la connaissance lors de l’examen du paragraphe 129(2) de la LDN.

[8]  D’autres motifs s’appliquent à la fois aux accusations portées au titre des articles 129 et 93 :

[traduction]

c. Le juge militaire a commis une erreur de droit en refusant de se fonder sur son expérience et ses connaissances militaires générales;

[…]

e. Le juge militaire a commis une erreur en concluant qu’il n’existait aucun élément de preuve selon lequel la conduite de l’accusé avait tendu à nuire au bon ordre et à la discipline;

f. Le juge militaire a commis une erreur de droit en exigeant une preuve selon laquelle la conduite de l’accusé avait une incidence sur d’autres membres de l’unité pour prouver que la conduite était préjudiciable au bon ordre et à la discipline.

IV.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[9]  Comme le souligne l’arrêt R. c. Golzari, 2017 CACM 3, 140 W.C.B (2d) 659 [Golzari], au paragraphe 23 : « [s]elon l’article 230.1 de la LDN, la Cour a compétence en cas d’erreur de droit. » L’avis d’appel soulève des questions de droit. La norme de contrôle applicable est la norme de la décision correcte.

B.  Expérience militaire et connaissances militaires générales

[10]  Une des questions en litige de grande importance en l’espèce est si le juge militaire était en droit ou était tenu de se fonder sur son expérience militaire ou ses connaissances militaires générales, y compris si l’utilisation de cette expérience et de ces connaissances équivaudrait à prendre judiciairement connaissance d’un fait ou d’une question. Je conclus que le juge militaire a confondu à tort le concept de connaissance judiciaire avec le concept consistant à mettre à profit son expérience militaire et ses connaissances militaires générales pour tirer des inférences. Cette confusion l’a empêché de mener une analyse pertinente des questions de droit puisque selon lui, la Couronne n’avait pas respecté les Règles militaires de la preuve, C.R.C., ch. 1049 [Règles militaires de la preuve] qui s’appliquent à la prise de connaissance judiciaire d’un fait ou d’une question.

[11]  Dans des poursuites intentées au titre de la LDN, il existe des règles de la preuve précises, telles qu’elles sont énoncées dans les Règles militaires de la preuve, qui régissent les circonstances dans lesquelles un juge militaire est autorisé à prendre judiciairement connaissance d’un fait ou d’une question. Ces conditions n’ont pas été respectées en l’espèce. Le procureur de la poursuite n’a pas demandé au juge militaire de prendre judiciairement connaissance de quoi que ce soit. Il semble y avoir eu une certaine confusion de la part du juge militaire quant à ce que demandait la poursuite pour ce qui est de la connaissance judiciaire par rapport au fait de tirer des inférences fondées sur son expérience militaire et ses connaissances militaires générales.

[12]  Le juge militaire a commis deux erreurs distinctes relativement à son expérience militaire et à ses connaissances militaires générales. La première erreur, qui a principalement trait à son examen des accusations portées en application de l’article 93 de la LDN, a été d’exiger qu’une preuve d’expert soit présentée dans le but de prouver un préjudice ou un risque de préjudice. La deuxième erreur, qui a principalement trait à son examen des accusations portées en application de l’article 129, a été de ne pas se fonder sur son expérience ou ses connaissances pour décider si la conduite de l’intimé avait été préjudiciable au bon ordre et à la discipline, et de plutôt exiger une preuve directe ou une prise de connaissance judiciaire officielle. J’examinerai chaque erreur séparément, conjointement avec l’infraction à laquelle elle se rapporte.

C.  Article 93 de la LDN

[13]  Bien que le juge militaire ait commis des erreurs semblables en ce qui concerne les deux articles de la LDN, les différences justifient des remarques distinctes, même s’il existe nécessairement des chevauchements et des répétitions.

[14]  Chacun des incidents, dont le juge militaire avait reconnu l’existence, a donné lieu à une accusation en application de l’article 93 de la LDN et, subsidiairement, à des accusations distinctes portées en application de l’article 129 de la LDN. J’aborderai d’abord l’article 93 de la LDN. Il est libellé ainsi :

93. Tout comportement cruel ou déshonorant constitue une infraction passible au maximum, sur déclaration de culpabilité, d’un emprisonnement de cinq ans.

[15]  Il incombe à la poursuite de prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé a eu un comportement cruel ou déshonorant. Aux fins du présent appel, la question en litige est de savoir si les actions de l’intimé étaient « déshonorantes » dans le contexte de l’article 93 de la LDN. Je vais d’abord expliquer que la norme de « conduite déshonorante » nécessite l’évaluation de la conduite de l’accusé dans son contexte. J’expliquerai ensuite qu’une preuve d’expert n’est pas requise pour établir l’existence d’une conduite déshonorante et que l’expertise du juge militaire est généralement tout ce qui est nécessaire pour tirer les inférences qui s’imposent.

(1)  La norme de « conduite déshonorante »

[16]  Dans l’arrêt R. c. Boyle, 2010 CACM 8, 417 N.R. 237 [Boyle], au paragraphe 15, la Cour indique que « [...] le droit en matière de conduite déshonorante n’est pas solidement établi ». Toutefois, la Cour n’a pas donné par ailleurs d’indication quant au critère pertinent pour établir une conduite déshonorante selon l’article 93 de la LDN. Depuis l’arrêt Boyle, les juges militaires ont exprimé des opinions divergentes quant à la question de savoir si les accusations portées aux termes de l’article 93 de la LDN devraient être évaluées en appliquant un « test fondé sur le préjudice » ou si une personne raisonnable trouverait la conduite « scandaleusement inacceptable ». Selon moi, il n’est d’aucune utilité d’analyser des mots et de créer des cloisonnements. Pour ce qui est de savoir si un incident est déshonorant, les notions de préjudice et de caractère inacceptable sont complémentaires. Le contexte compte.

[17]  Avant 2012, la définition du terme « déshonorant » utilisée par les juges militaires était « scandaleusement inacceptable ». Dans la décision Buenacruz J.N. (Adjudant), R. c., 2017 CM 4014, le commandant Pelletier, juge militaire, a examiné les décisions rendues avant 2012, soulignant qu’il existait plusieurs références à l’expression [traduction] « scandaleusement inacceptable », avec des qualificatifs comme honteux, déshonorable et dégradant, et des références à des actions soudaines, contrariantes, surprenantes et provoquant un fort dégoût ou une profonde indignation, insatisfaisantes ou inadmissibles. Dans la jurisprudence, il a toujours été affirmé que la question de savoir si les actions d’un accusé ont été déshonorantes devait être jugée selon une évaluation objective de ce qu’un militaire considèrerait comme déshonorant.

[18]  Une cour martiale doit examiner le contexte des événements de tout incident, en se fondant sur son expérience et ses connaissances militaires générales pour évaluer cet incident. Par exemple, il peut y avoir des cas où les cours martiales concluent que les commentaires relèvent davantage de l’ordre du badinage dans le cadre d’opérations entre vétérans chevronnés. Les mêmes commentaires peuvent être perçus sous un autre angle lorsque, par exemple, les événements touchent un cmdt d’unité et de jeunes cadets. Cela étant dit, je ne prétends aucunement que les incidents en question ici seraient acceptables, et ce, quel que soit le niveau d’expérience des militaires au moment des faits.

[19]  Plusieurs affaires traitent de ce qui doit être prouvé avant de prononcer une déclaration de culpabilité relativement à une accusation en vertu de l’article 93. Le juge militaire qui a instruit la présente affaire en première instance a instruit de nombreux procès antérieurs dans lesquels des accusations étaient portées en application de l’article 93. Je fais référence, par exemple, à la décision Larouche R. (Soldat), R. c., 2012 CM 3009, dans laquelle le juge militaire a appliqué un test fondé sur le préjudice (voir aussi les décisions Morel J.E. (Sergeant), R. v., 2014 CM 3011; Lloyd-Trinque M.G.C. (Caporal), R. c., 2015 CM 3001 et Jackson D.T. (Master Corporal), R. v., 2017 CM 3001).

[20]  L’appelante indique que le test fondé sur le préjudice est trop restrictif, soutenant que le critère pertinent est de savoir si une personne raisonnable trouverait la conduite scandaleusement inacceptable. Elle invite la Cour à préciser le test à appliquer relativement à une accusation portée en application de l’article 93. Dans l’arrêt R. c. Labaye, 2005 CSC 80, [2005] 3 R.C.S. 728 [Labaye], la Cour suprême du Canada [CSC] a abordé la question du préjudice en ce qui concerne une accusation d’indécence dans le contexte d’une accusation portée en application de l’article 210.1 du Code criminel (tenir une « maison de débauche »). Le juge militaire semble avoir adopté cette approche, estimant que, sauf si la preuve de préjudice est établie, la Couronne ne peut pas prouver ses allégations en vertu de l’article 93 de la LDN. Aux paragraphes 25 et 26 de ses motifs, il a dit :

[traduction]

[25] […] et décrit par le commandant Pelletier, J. M., dans sa décision sur le verdict rendu à l’automne 2017 en cour martiale dans Buenacruz J.N. (Warrant Officer), R. v., 2017 CM 4014, aux paragraphes 80 à 83, pour prouver que la conduite de l’accusé était déshonorante, un test objectif fondé sur le préjudice doit être appliqué, ce qui comprendrait les étapes suivantes :

a) D’abord, de par sa nature, la conduite en litige cause ou présente un risque appréciable de préjudice à des personnes ou à la société, ce qui comprend les Forces armées canadiennes, qui porte atteinte ou menace de porter atteinte à une valeur exprimée et donc reconnue officiellement dans la Constitution ou une autre loi fédérale fondamentale semblable;

b) Ensuite, le préjudice ou le risque de préjudice atteint un degré tel qu’il est incompatible avec le bon fonctionnement de la société, ce qui comprend les Forces armées canadiennes.

[26] J’ajouterai que le but de tels tests est d’éviter une situation dans laquelle le juge des faits, en l’espèce le juge militaire, se fonde sur ses convictions personnelles pour déterminer ce qui est déshonorant ou non, ou pour décider des valeurs morales pour rendre une telle décision.

[21]  Je conviens que la question de savoir si les actions de l’intimé étaient déshonorantes doit être tranchée selon une norme objective. En cherchant à obtenir une déclaration de culpabilité en vertu de l’article 93 de la LDN, la question de savoir si le juge militaire, compte tenu du point de vue d’une personne raisonnable ayant une expérience militaire et des connaissances militaires générales, est convaincu hors de tout doute raisonnable que les actions de l’intimé étaient déshonorantes dans le contexte de la communauté militaire.

[22]  Enfin, ce qui est requis est une évaluation contextuelle des incidents du point de vue des Forces armées canadiennes [FAC] et de la communauté militaire. Dans certains incidents, l’évaluation contextuelle doit aussi comprendre un examen de la manière dont les incidents peuvent être perçus dans la communauté civile. Comme je l’ai mentionné précédemment, l’article 93 criminalise les actions qui ne constitueraient pas des crimes dans un environnement civil. La gravité de l’infraction est reflétée dans la peine maximale, soit l’emprisonnement pendant une durée ne dépassant pas cinq ans. Cette peine à elle seule indique que les infractions ciblées sont celles qui vont plus loin que de gêner, insulter ou quelque peu offenser les membres de la communauté militaire. Le terme [traduction] « scandaleusement inacceptable », dont j’ai mentionné l’utilisation ci-dessous, englobe certains incidents qui pourraient commander une accusation en vertu de l’article 93, mais ne constitue qu’une partie d’une évaluation contextuelle.

[23]  Le préjudice ou le risque de préjudice n’est en outre qu’un seul aspect du contexte, il éclaire simplement l’analyse. En l’espèce, le premier incident, tel que cela a déjà été indiqué, concernait un commentaire à connotation sexuelle très explicite formulé à l’endroit d’une cadette de 18 ans en présence d’un instructeur civil invité à participer. Les attributs personnels des personnes touchées ont de l’importance pour l’évaluation contextuelle. En l’espèce, l’incident a eu lieu lorsque l’intimé était le cmdt de l’unité au moment où la plaignante a présenté une demande pour devenir un officier du CIC. Un certain nombre de types de préjudices potentiels peut découler de ce genre d’échange. À savoir, le préjudice causé à une jeune personne et le préjudice causé à l’institution (FAC). Il existe également un risque de préjudice causé à d’autres personnes qui penseraient que c’est ce à quoi doit s’attendre un officier du CIC en gravissant les échelons des FAC. La liste pourrait être longue.

[24]  Une cour martiale devrait aussi prendre en compte des fins alléguées auxquelles les déclarations ont été faites dans les circonstances. Dans certains cas, la fin peut justifier les moyens. Par exemple, l’intensité avec laquelle un agent de formation peut pousser ses troupes est prise en considération, compte tenu de l’objectif qu’il souhaite atteindre. Des observateurs civils peuvent juger la formation cruelle, tandis qu’un agent de formation peut répondre de manière appropriée en disant « j’agis de cette manière pour essayer de sauver des vies en situation de guerre, et à cette fin, ce n’est pas cruel ».

[25]  Outre le terme [traduction] « scandaleusement inacceptable », de nombreuses autres descriptions saisissent l’essence du sens du terme « déshonorant ». Dans certains cas, une personne raisonnable peut considérer qu’un incident est déshonorant en disant « Je sais reconnaître un comportement déshonorant. »  Toutefois, l’application d’une norme objective n’est jamais aussi simple.

[26]  Le caractère déshonorant des incidents n’est pas déterminé en examinant le préjudice comme une question distincte. C’est-à-dire, il n’existe pas deux cloisonnements distincts, un pour une conduite « scandaleusement inacceptable » et l’autre pour les conséquences d’un « préjudice ou risque de préjudice ». Que quelque chose soit scandaleusement inacceptable peut être déterminé par la nature du préjudice. Plus le préjudice ou le risque de préjudice est grave, plus un événement est susceptible de jeter l’opprobre sur les FAC. Au contraire, plus un incident est scandaleusement inacceptable compte tenu des normes opérationnelles des FAC et de la communauté militaire, moins une évaluation approfondie du préjudice est requise.

[27]  Je donne un exemple de la manière dont le contexte peut éclairer l’enquête. Il est inacceptable, bien que cela ne soit pas nécessairement scandaleusement inacceptable, qu’une personne braque un revolver non chargé sur quelqu’un et appuie sur la gâchette, même après vérifier qu’il n’était pas chargé. Toutefois, il sera scandaleusement inacceptable de prendre ce même revolver, d’insérer une cartouche, de le braquer et d’appuyer sur la détente, comme à la roulette russe. Cet incident ne doit pas être jugé selon qu’un coup de feu ait été tiré ou non. Il faut plutôt juger l’incident selon le risque de préjudice conjugué à d’autres circonstances de l’espèce. Le [traduction] « préjudice » ou le [traduction] « risque de préjudice » qui éclairent l’évaluation quant à savoir si l’action était scandaleusement inacceptable ou déshonorante dans le contexte d’une accusation portée en vertu de l’article 93 de la LDN.

[28]  Pour aller plus loin dans l’analogie, je remarque qu’on s’attend à ce qu’un juge militaire juge une affaire en se fondant sur son expérience et ses connaissances militaires générales. Un juge militaire conclurait peut-être que les deux incidents, compte tenu du contexte militaire, étaient scandaleusement inacceptables ou déshonorants, même si le risque de préjudice dans la première affaire était minime. Dans un contexte civil, peut-être pas. C’est pourquoi il est très important que des juges militaires prennent part au processus; l’expérience et les connaissances militaires générales dont ils font bénéficier le système de justice militaire sont cruciales. Selon moi, comme je vais l’expliquer, un juge militaire est le mieux placé pour prendre cette décision dans le contexte des FAC et de la LDN.

(2)  Une preuve d’expert était-elle requise pour prouver un préjudice ou un risque de préjudice en l’espèce?

[29]  Dans l’arrêt Labaye, la CSC a abordé la question du préjudice pour savoir si les actions de l’accusé étaient indécentes. En l’occurrence, la CSC a fait valoir la nécessité d’une preuve d’expert sur la question du préjudice, indiquant que dans la plupart des cas, une preuve d’expert serait nécessaire pour prouver un préjudice ou un risque de préjudice. L’intimé affirme qu’en l’absence de preuve d’expert sur le préjudice ou le risque de préjudice, le juge militaire a eu raison de prononcer un verdict d’acquittement. Je suis en désaccord.

[30]   Il y a certaines choses que des personnes raisonnables au sein d’une communauté militaire ou civile pourraient trouver préjudiciables sans qu’une preuve d’expert soit nécessaire. Je dis cela tout en reconnaissant que le préjudice prend plusieurs formes. Dans l’arrêt Labaye, la question du préjudice a été examinée par rapport à la question du préjudice psychologique ou physique causé par l’activité sexuelle en question aux participants ou aux observateurs. En l’espèce, la question en litige concerne une conduite déshonorante. Les membres de la communauté militaire sont bien formés pour évaluer une conduite déshonorante dans le contexte des FAC sans qu’il soit nécessaire de se tourner vers des témoins experts. La question en litige en l’espèce est de savoir si la conduite en question a entaché les FAC en tant qu’institution, à tel point qu’un juge militaire conclurait qu’elle est déshonorante.

[31]  Dans certains cas, une preuve d’expert n’est pas nécessaire. Dans ces cas, l’admission d’une preuve d’expert serait interdite par les règles régissant l’admissibilité de la preuve d’expert. Si un militaire raisonnable a été bien formé comme expert pour prendre une décision objective relativement à la question d’une conduite déshonorante, un expert ne pourrait rien faire de plus que de se prononcer sur la question fondamentale de l’affaire. Cela va plus loin qu’offrir de l’aide dans un domaine qui dépasse les connaissances d’une personne raisonnable (R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, 166 N.R. 245, aux pages 21 et 24).

[32]  Comme je l’ai dit, le juge militaire a fait référence à l’arrêt Labaye et à la discussion qui y est tenue sur l’indécence criminelle et la nécessité d’une preuve d’expert. Dans l’arrêt Labaye, la CSC a déclaré ce qui suit :

[60] (...) En général, il est peu probable que le juge et les jurés soient en mesure d’apprécier le risque de préjudice et ses conséquences sans l’aide des témoins experts. Certes, des cas évidents peuvent survenir où il est impossible de prétendre que la conduite établie par la preuve est compatible avec le bon fonctionnement de la société, ce qui éliminera la nécessité de recourir à un témoin expert. Le fait de tuer quelqu’un au cours de rapports sexuels, pour donner un exemple évident, répugne en soi à notre droit et au bon fonctionnement de notre société. Mais dans la plupart des cas, une preuve d’expert sera requise pour établir que la nature et le degré du préjudice le rendent incompatible avec le bon fonctionnement de la société.

[33]  J’estime qu’il faut établir une distinction entre l’arrêt Labaye et la présente espèce. La majorité de l’arrêt Labaye concernait l’examen d’une affaire où des adultes consentants s’adonnaient à une activité sexuelle. Cela s’est passé dans un club. La question en litige était de savoir si l’activité était indécente au sens du Code criminel. La CSC a évalué la question de l’indécence dans le cadre de l’examen de la manière dont ce type d’activité peut causer un préjudice. Elle a agi ainsi, car la question du préjudice pouvait éclairer la question de l’indécence. La CSC n’a pas estimé qu’en l’absence de preuve d’expert, la Couronne était en mesure de prouver comment les actes en question avaient causé un préjudice aux participants aux activités. Le préjudice n’était qu’un facteur pertinent en ce qui concerne la question de savoir si les activités ayant eu lieu dans le club étaient indécentes.

[34]  Le but de la preuve d’expert n’est pas de déléguer la fonction décisionnelle de la Cour sur la question fondamentale. Son but est plutôt d’aider le juge des faits en lui donnant les outils nécessaires pour comprendre les questions échappant à ses connaissances et à son expérience sur lesquelles il doit émettre un jugement. Il n’était pas nécessaire que le juge militaire obtienne une preuve d’expert sur la question de savoir si la conduite de l’intimé était déshonorante dans le contexte militaire. Dans le contexte militaire, le juge militaire est l’expert sur la question de la conduite déshonorante. C’est l’une des raisons pour lesquelles les juges militaires jouent un rôle essentiel dans le jugement d’affaire comme celle en l’espèce, où il n’y a aucune accusation équivalente portée en dehors de l’application des dispositions de la LDN.

(3)  Application en l’espèce

[35]  Je me penche à présent sur l’enquête menée par le juge militaire dans le dossier en appel. En ce qui a trait à l’accusation portée en application de l’article 93, le juge militaire a commis une erreur de droit en prenant uniquement en compte les répercussions des incidents sur la plaignante. Il a jugé que les conséquences ou les répercussions sur la plaignante étaient minimes et c’est sur quoi il a mis l’accent en rendant un verdict de non-culpabilité. Le juge militaire n’a pas examiné si, d’un point de vue plus général, il était approprié qu’un cmdt conditionne un cadet (ou d’autres au sein des FAC) à s’attendre à de tels commentaires à connotation sexuelle explicites de la part d’un officier supérieur, ou qu’il le conditionne à s’attendre à ce que des tels commentaires aient une place dans les FAC. La question en litige est de savoir si, compte tenu des facteurs contextuels pertinents, les incidents jettent l’opprobre sur les FAC. Le juge militaire n’a pas examiné cette question.

[36]  Il peut être utile de comparer les événements en cause à des événements semblables dans un contexte civil. Comment une situation factuelle semblable serait-elle perçue dans le cadre d’une école secondaire ou d’un collège entre un étudiant et un professeur? Si on excusait ou faisait fi de ce type d’échange entre un étudiant et un instructeur, cela jetterait-il l’opprobre sur ces institutions?

[37]  On pourrait ensuite se poser la question suivante : si un tel échange est déshonorant dans le contexte scolaire, l’est-il plus ou moins dans le contexte militaire? Cette dernière question doit être abordée, en gardant à l’esprit, comme je l’ai indiqué ci-dessus, ce qu’apporte le juge militaire en termes d’expérience et de connaissances militaires générales. Cette expérience et ces connaissances militaires générales le prépareront à prendre des décisions dans le contexte de la communauté des FAC telles qu’elles se voient et telles qu’elles sont perçues de l’extérieur.

[38]  Je souligne que le juge militaire a utilisé des expressions comme [traduction] « délicat » et [traduction] « gênant » en faisant référence au fait que la plaignante avait compris qu’il existait un contexte ou un but quant à l’utilisation de tels mots pour transmettre un message. Le juge militaire a affirmé ce qui suit :

[traduction]

[36] […] La victime de ces remarques a compris le message visé grâce à l’utilisation des mots dans le contexte décrit, mais elle a aussi clairement été gênée.

[37] […] Elle [la plaignante] est celle qui a indiqué à la Cour la signification du message visé derrière ces commentaires très délicats.

[38] Concernant le premier incident, le message était de s’habituer à ce genre de propos si l’on souhaite devenir un officier du CIC; elle a dit à la Cour que lors du deuxième incident, le message visait à calmer, à faire cesser la panique.

[39]  La gêne ou le caractère délicat ne peuvent pas être le baromètre à partir duquel justifier une déclaration de culpabilité en vertu de l’article 93. La présente affaire est une question bien plus vaste que la manière dont la plaignante a réagi aux mots utilisés. Il s’agit de ce que ces incidents disent à propos des FAC. En d’autres termes, le préjudice ou le préjudice potentiel causé aux FAC. Ces incidents jettent-ils l’opprobre sur l’intimé ou sur les FAC? Ont-ils ou pourraient-ils avoir des répercussions sur la communauté militaire? La manière dont la plaignante a agi ou réagi n’est pas déterminante. De même, la manière dont d’autres cadets ou des passants civils ont réagi ou pourraient avoir réagi n’est pas déterminante.

[40]  L’appelante a fait valoir en appel que les lois, les règlements et les directives, les instructions, la doctrine centrale et les coutumes militaires applicables aux FAC sont instructifs lorsqu’il s’agit d’évaluer si les incidents jettent l’opprobre sur les FAC. Bien que des documents comme les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes et aux codes de valeurs et d’éthique publiés soient utiles, ils ne définissent pas les limites de ce qui peut être jugé cruel ou déshonorant aux termes de l’article 93 de la LDN. Les codes de valeurs et d’éthique ont une application et un sens généraux et peuvent inclure une conduite non visée par les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes divers, tels qu’ils existent de temps à autre. Or, c’est le cas en l’espèce.

[41]  Aucune ordonnance sur l’administration et l’instruction des cadets n’interdisait ce qui a eu lieu au moment en cause. Plus précisément, la poursuite n’a pas pu prouver que l’intimé connaissait une pareille ordonnance et elle n’avait pas non plus besoin de le faire.

[42]  Cette affaire portait sur une jeune cadette, ou le CIC, qui a entendu ces commentaires formulés par un cmdt. Le juge militaire n’a tout simplement pas abordé la question plus large de savoir si les incidents étaient déshonorants dans le contexte militaire. C’était une erreur de droit.

[43]  Selon moi, les appels à l’encontre des acquittements relatifs à des accusations portées en application de l’article 93 devraient être accueillis et les affaires renvoyées à un autre juge militaire pour la tenue d’un nouveau procès.

D.  Article 129 de la LDN

[44]  L’appel concerne aussi deux acquittements liés à des accusations en application de l’article 129 de la LDN. Même si plusieurs des observations que j’ai faites dans l’analyse de l’article 93 se chevauchent, j’estime que les questions en litige diffèrent légèrement en ce qui a trait aux accusations portées en application de l’article 129. Un examen distinct est justifié, même au risque de se répéter.

(1)  Conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline

[45]  Voici les détails des accusations portées en application de l’article 129 :

CONDUITE PRÉJUDICIABLE AU BON ORDRE ET À LA DISCIPLINE 

Du fait que, un dimanche après-midi entre novembre 2012 et mars 2013, alors qu’il était en service en tant que commandant du corps de cadets royaux de l’Armée canadienne 148 au Manège militaire Queen Charlotte à Charlottetown (Île-du-Prince-Édouard), il a dit à [la plaignante] [traduction] « tu veux me baiser sur le bureau » ou des mots de ce genre, contraires à l’Ordonnance sur l’administration et l’instruction des cadets 13-24, Prévention et résolution du harcèlement [...]

[…]

Du fait que, en mai 2015 à Montréal (Québec), alors qu’il était sur le trajet retour d’Ottawa (Ontario) à Charlottetown (Île-du-Prince-Édouard) en service en tant que commandant du corps de cadets royaux de l’Armée canadienne 148, il a dit à [la plaignante] [traduction] « tu veux baiser » ou des mots de ce genre, contraires à l’Ordonnance sur l’administration et l’instruction des cadets 13-24, Prévention et résolution du harcèlement [...]

[46]  La Couronne a plusieurs moyens de prouver une infraction aux termes de l’article 129 de la LDN. Tout d’abord, à condition que la Couronne puisse prouver qu’un accusé a connaissance, en l’espèce, de ce qu’était l’Ordonnance sur l’administration et l’instruction des cadets [OAIC] 13-24, la Couronne aura prouvé un préjudice si le juge militaire s’est dit convaincu que les actions de l’accusé étaient contraires à l’OAIC. Une preuve de connaissance doit être hors de tout doute raisonnable. Le juge militaire a conclu que, même si l’accusé en avait probablement eu connaissance, cela n’a pas été prouvé hors de tout doute raisonnable. Deuxièmement, la Couronne peut prouver que l’infraction a été commise s’il existe une véritable preuve de préjudice « au bon ordre et à la discipline » fondée sur un critère objectif de préjudice ou une probabilité de préjudice. En l’espèce, le juge militaire a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuve de préjudice et a acquitté l’accusé. Il a conclu que tout trouble du bon ordre et de la discipline était le fait du remplacement de l’accusé plutôt que les incidents mêmes.

[47]  Dans l’arrêt R. c. Tomczyk, 2012 CACM 4, 443 N.R. 82 [Tomczyk], l’application de l’article 129 de la LDN est expliquée ainsi :

[24] L’article 129 est une disposition générale qui criminalise tout comportement jugé préjudiciable au bon ordre et à la discipline au sein des FC. Le paragraphe 129(1) crée l’infraction alors que le paragraphe 129(2) énumère un certain nombre d’activités réputées préjudiciables. Dans la décision R. c. Winters (S.), 2011 CACM 1, 427 N.R. 311, au paragraphe 24, le juge d’appel Létourneau a résumé les éléments constitutifs de l’infraction prévue à l’article 129 en ces termes :

Lorsqu’une accusation est portée en vertu de l’article 129, outre l’état d’esprit blâmable de l’accusé, la poursuite doit établir hors de tout doute raisonnable l’existence d’un geste ou d’une omission dont la conséquence a été de porter préjudice au bon ordre et à la discipline.

[25] La preuve de préjudice est un élément essentiel de l’infraction. Le comportement doit réellement avoir été préjudiciable (Winters, précité, aux paragraphes 24 et 25). D’après la décision R. c. Jones, 2002 CACM 11, au paragraphe 7, la norme de preuve applicable à cet égard est la norme hors de tout doute raisonnable. Cependant, on peut déduire qu’il y a eu préjudice si la preuve établit clairement qu’il est une conséquence naturelle des actes prouvés; voir R. c. Bradt (B.P.), 2010 CACM 2, 414 N.R. 219, aux paragraphes 40 et 41.

[48]  Comme je l’ai mentionné relativement à mon analyse de l’article 93, les mots prononcés par l’intimé dans les circonstances ne constitueraient pas une infraction criminelle aux termes du Code criminel. Ils ne sont criminalisés que s’ils cadrent avec les exigences liées à une déclaration de culpabilité en application des dispositions de la LDN, y compris l’article 129.

(2)  Preuve de préjudice et connaissance judiciaire

[49]  Dans son analyse, le juge militaire a examiné si la preuve le convainquait du fait que les mots et les actions de l’intimé avaient causé un préjudice ou un risque de préjudice aux termes de l’article 129, entraînant un préjudice au bon ordre et à la discipline. Il a fait référence au fardeau qui incombe à la Couronne pour conclure :

[TRADUCTION]

[47]  […] Il n’y a aucune preuve des répercussions sur les membres de l’unité ou d’autres officiers. Je ne nie pas qu’il existe une preuve ayant eu des répercussions sur [la plaignante], mais personne n’a décrit aucune répercussion de sa conduite sur l’unité, les autres officiers et il n’y a pas non plus de preuve qu’il a eu l’intention d’agir ainsi. Ce que la Cour a essentiellement compris; ce qui a essentiellement troublé l’unité est le fait que le capitaine Bannister ait été exclu et remplacé.

[50]  L’appelante dit que le juge militaire a commis une erreur en ne se fondant pas sur son expérience militaire et ses connaissances militaires générales pour déterminer si les actions de l’intimé constituaient une conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline. L’appelante prétend que le juge militaire a commis une erreur en concluant qu’un juge militaire peut seulement se fonder sur son expérience et ses connaissances militaires générales pour évaluer un [traduction] « préjudice au bon ordre et à la discipline » si une connaissance judiciaire est demandée par la poursuite.

[51]  Le juge militaire a dit être d’accord avec les commentaires du commandant Sukstorf, juge militaire, tels qu’elle les a exprimés dans la décision Rollman G. (Corporal), R. c., 2017 CM 2005 [Rollman]. En l’espèce, il semble que le juge militaire ait confondu les concepts de connaissance judiciaire et de raisonnement par inférence. Dans la décision Rollman, la juge militaire Sukstorf a dit que la Couronne devait prouver l’élément de préjudice hors de tout doute raisonnable. Sans le bénéfice de la disposition déterminative figurant au paragraphe 129(2) de la LDN, il doit y avoir une preuve hors de tout doute raisonnable d’un réel préjudice (Tomczyk; R. c. Winters, 2011 CACM 1, 427 N.R. 311; R. c. Jones, 2002 CACM 11, 6 C.A.C.M. 293 [Jones], au par. 7). Je suis d’accord pour dire que le préjudice doit être prouvé suivant la norme en matière criminelle.

[52]  Bien que le juge militaire ait fait référence à l’arrêt Golzari et dit qu’il en approuvait les commentaires, le fait qu’il ait confondu les concepts de connaissance judiciaire et d’application de l’expérience et de connaissances militaires générales pour tirer des inférences a donné lieu à un raisonnement embrouillé. Par conséquent, il ne s’est pas donné la possibilité de faire un raisonnement par inférence en ce qui concerne la question du préjudice.

[53]  Dans l’arrêt Golzari, le juge Mosley a fait référence à l’arrêt Jones en disant :

[76] Cependant, une lecture attentive de la décision Jones démontre que la Cour a pris soin de mettre l’accent sur le fait que le préjudice n’a pas à être restreint à une manifestation physique d’un préjudice au bon ordre et à la discipline. Au paragraphe 7, la Cour a déclaré ce qui suit :

La preuve du préjudice peut évidemment être déduite des circonstances si la preuve montre clairement qu’un préjudice s’est produit comme conséquence naturelle d’un fait prouvé. Toutefois, la norme de preuve est celle de la preuve au‑delà de tout doute raisonnable.

[77] Cette formulation laisse entendre que le préjudice sera prouvé hors de tout doute raisonnable, tant que la totalité des circonstances appuie la conclusion selon laquelle le comportement en cause est susceptible d’être préjudiciable au bon ordre et à la discipline. Puisque la Cour, dans la décision Jones, a laissé la porte ouverte pour déduire le préjudice à partir des circonstances, je conviens avec l’appelante que l’élément « préjudiciable » comprend un comportement qui « tend à » ou qui est « susceptible » d’être préjudiciable.

[54]  Je fais miennes les observations du juge Mosley comme étant un énoncé exact du droit. Le juge Mosley a ensuite abordé la signification du terme « préjudiciable » prévue à l’article 129 de la LDN.

[78] Dans son sens grammatical ordinaire, l’élément préjudiciable signifie « qui porte ou qui peut porter préjudice » (Le Nouveau Petit Robert). L’ajout des mots « to the » (dans la version anglaise) devant « prejudice » (dans la version anglaise) incorpore un élément de risque ou un potentiel, et l’expression, interprétée dans son ensemble, n’exige pas que la présence d’effets préjudiciables soit établie dans chaque cas. Même si la preuve d’effets préjudiciables peut exister, elle n’est pas requise pour qu’un comportement fasse l’objet d’une mesure disciplinaire dans le contexte militaire. La discipline militaire exige qu’un comportement soit puni s’il existe un risque véritable d’effets préjudiciables au bon ordre au sein de l’unité; cela constitue plus qu’une simple possibilité de préjudice. Si le comportement tend à avoir un effet préjudiciable sur la discipline, ou est susceptible d’en avoir un, ce comportement est alors préjudiciable au bon ordre et à la discipline.

[Non souligné dans l’original.]

[55]  Dans le dossier en appel, en ce qui a trait à la preuve de préjudice ou d’élément préjudiciable, le juge militaire s’est exprimé ainsi :

[traduction]

[47] [...] Lorsque j’examine les éléments de preuve soumis à la Cour, il y a peu de preuve de préjudice ou de véritable risque de préjudice causé par son comportement à l’égard du bon ordre et de la discipline. Il n’y a pas de preuve qui mènerait la Cour à conclure hors de tout doute raisonnable que sa conduite tend à porter atteinte au bon ordre et à la discipline. Il n’y a aucune preuve des répercussions sur les membres de l’unité ou d’autres officiers. […]

[56]  Il est important de noter que dans le paragraphe suivant, le juge militaire s’est exprimé ainsi :

[traduction]

[48] Maintenant, concernant la période au cours de laquelle le premier incident s’est prétendument déroulé, estimant qu’aucune conduite déshonorante préjudiciable au bon ordre et à la discipline n’a été prouvée hors de tout doute raisonnable par la poursuite, je n’ai pas l’intention d’aborder la question, car ce serait inutile dans les circonstances. Toutefois, j’aimerais préciser que j’aurais été ouvert à l’idée d’examiner un verdict annoté sur cette question.

[Non souligné dans l’original.]

[57]  Je déduis de la partie mise en évidence ci-dessus que le juge militaire soutenait que la poursuite ne lui a pas demandé de prendre judiciairement connaissance de la question de savoir si les actions du membre étaient préjudiciables au bon ordre et à la discipline. Je ne vois aucune autre explication à ce passage. En disant cela, je fais référence ci-après aux Règles militaires de la preuve et à un long échange entre le procureur de la poursuite et le juge militaire.

[58]  Les Règles militaires de la preuve prévoient un processus qui est différent dans le système de justice militaire par rapport à une audition civile :

Connaissance judiciaire

Restriction de la connaissance judiciaire

14 Sauf autorisation des présentes règles, une cour ne doit pas prendre judiciairement connaissance d’un fait ou d’une question.

Connaissance judiciaire requise

15 (1) Une cour doit, qu’elle en soit requise ou non par le procureur à charge ou l’accusé, prendre judiciairement connaissance de ce qui suit :

a) l’accession et le décès du souverain;

b) le titre et la signature du souverain;

c) la constitution du Canada;

d) le Grand Sceau du Canada;

e) les lois et résolutions du Parlement du Canada;

f) les lois et résolutions des législatures des provinces et des territoires du Canada;

g) les limites territoriales du Canada et des provinces du Canada;

h) l’existence d’un état d’urgence reconnu par le gouvernement du Canada;

i) l’élément ou l’unité en activité de service;

j) le statut des gouvernements étrangers.

2) Une cour doit, qu’elle en soit requise ou non par le procureur à charge ou l’accusé, prendre judiciairement connaissance de la teneur, mais non de la publication ou de la suffisance de leur notification, des proclamations, décrets du Conseil, ordonnances ministérielles, mandats, lettres patentes, règles, règlements ou statuts administratifs, établis, rendus ou émis directement sous l’autorité d’une loi publique du Parlement du Canada ou de la législature d’une province du Canada, y compris les ORFC mais non limités à ces derniers, ainsi que des ordres et instructions donnés par écrit par le chef de l’état-major de la défense ou en son nom sous le régime de l’article 1.23 des ORFC.

Connaissance judiciaire discrétionnaire

16 […]

(2)  Sous réserve de l’article 18, une cour peut, qu’elle en soit requise ou non par le procureur à charge ou l’accusé, prendre judiciairement connaissance de ce qui suit :

a) toutes les questions comportant des connaissances militaires générales;

b) des faits particuliers et des propositions de connaissance générale qui, en raison de l’état du commerce, de l’industrie, de l’histoire, de la langue, de la science ou de l’activité humaine, sont, au moment du procès, si bien connus dans la collectivité où l’infraction est censée avoir été commise qu’ils ne peuvent faire l’objet d’une contestation raisonnable; et

c) des faits particuliers et des propositions de connaissance générale, dont l’exactitude ne fait pas l’objet d’une contestation raisonnable et qui peuvent être vérifiés immédiatement et fidèlement à des sources d’accès faciles.

Connaissance judiciaire sur demande

17(1) Le procureur à charge ou l’accusé peut demander à la cour de décréter qu’un fait ou une question tombe sous l’article 15 ou 16, et, s’il en est requis par la cour, il doit fournir à cette dernière les renseignements touchant le fait ou la question.

(2) La cour doit donner à la partie adverse une occasion de faire opposition à l’octroi de la demande.

Détermination de l’opportunité de la connaissance judiciaire

18(1) Lorsqu’une cour propose de prendre ou semble prendre judiciairement connaissance d’un fait ou d’une question aux termes de l’article 15 ou 16, ou est requise d’en prendre judiciairement connaissance en vertu de l’article 17, le procureur à charge et l’accusé ont à la fois le droit de présenter officieusement des preuves et des arguments pour déterminer si la cour possède la compétence voulue pour prendre judiciairement connaissance ou s’il est opportun pour elle d’agir ainsi.

(2)  Lorsque la cour ou le juge-avocat soulève une question quant à savoir s’il peut être pris judiciairement connaissance d’un fait ou d’une question en vertu de l’article 15 ou 16, le juge-avocat doit trancher la question, et sa décision est définitive.

(3) Lorsqu’il s’agit de déterminer s’il peut être pris judiciairement connaissance d’un fait ou d’une question, les membres de la cour et le juge-avocat peuvent consulter toute source de renseignements pertinents, y compris une personne, un document ou un livre, qu’ils soient fournis ou non par une partie, et faire usage des renseignements ainsi obtenus.

(4)  Si les renseignements que possède la cour, nonobstant leur source, ne peuvent convaincre le juge-avocat qu’un fait ou une question tombe clairement sous l’application de l’article 15 ou 16, il doit décréter qu’il ne doit pas être pris judiciairement connaissance du fait ou de la question.

Effet de la connaissance judiciaire

19(1) Il n’est pas nécessaire que la preuve d’un fait dont une cour a pris judiciairement connaissance soit donnée par la partie alléguant son existence ou sa véracité.

(2)  Lorsqu’une cour a pris judiciairement connaissance d’un fait, ce dernier est tenu pour vrai d’une manière concluante, et aucune preuve contradictoire n’est recevable par la suite.

[59]  Les observations du juge militaire indiquent qu’en l’absence d’une preuve directe de préjudice ou dans un processus de connaissance judiciaire, il n’y a aucun autre moyen de prouver un préjudice. C’est confondre le concept de connaissance judiciaire avec le concept consistant à se fonder sur son expérience et ses connaissances militaires générales pour tirer des inférences. S’arrêter à cela revient à ne pas demander si la poursuite a prouvé un préjudice par inférence.

[60]  L’appelante dit que le juge militaire aurait dû se fonder sur ses connaissances militaires générales et son expérience pour décider que les mots prononcés par l’intimé étaient préjudiciables. L’appelante se fonde largement sur les observations du juge Mosley dans l’arrêt Golzari.

[79] […] dans la plupart des circonstances, le juge des faits d’une cour martiale doit être en mesure de déterminer si un comportement démontré est préjudiciable au bon ordre et à la discipline, compte tenu de son expérience et de ses connaissances militaires générales : [Smith c. La Reine, (1961) 2 CMAR 159, à la page 164].

[61]  On s’attend de la part des juges militaires à ce qu’ils mettent cette expérience et ces connaissances militaires générales au profit du Banc. L’expérience et les connaissances militaires générales ne doivent pas être confondues avec les valeurs du juge. Un juge qui juge une affaire en fonction de ses propres valeurs fait intervenir un élément subjectif. Le juge militaire était manifestement au courant de l’exigence voulant que cette affaire soit jugée selon une norme objective et non une norme subjective. C’est ce qu’il a précisément souligné relativement à la question des accusations portées en application de l’article 93 de la LDN lorsqu’il s’est exprimé ainsi :

[26] J’ajouterai que le but de tels tests est d’éviter une situation dans laquelle le juge des faits, en l’espèce le juge militaire, se fonde sur ses convictions personnelles pour déterminer ce qui est déshonorant ou non, ou pour décider des valeurs morales pour rendre une telle décision.

[62]  Je fais référence aux observations de la Couronne en première instance et de nouveau référence au juge militaire qui a déclaré qu’il aurait été ouvert à un verdict annoté. J’expose l’échange pour mettre en avant le fait que le juge militaire a confondu la connaissance judiciaire avec l’application de l’expérience et des connaissances militaires générales pour tirer des inférences :

[traduction]

LE PROCUREUR DE LA POURSUITE : À présent, Votre Honneur, le principal argument de la poursuite est qu’en dépit du fait que l’OAIC existe et qu’il est impossible que – pour nous il est impossible que le capitaine Bannister n’en eût pas connaissance, en dépit de cela, la conduite en question ici en tant que telle concerne le préjudice au bon ordre et à la discipline / qu’il existe un réel risque de préjudice intangible lié à cette conduite.

Votre Honneur, tel que cela est allégué dans [l’arrêt] Golzari de la Cour d’appel de la cour martiale, la preuve doit démontrer que la conduite comportait un risque véritable de préjudice au bon ordre et à la discipline que la conduite ou que la conduite tend à nuire à la discipline ou est susceptible d’y nuire. La poursuite n’est pas tenue de prouver que la conduite a bien [donné lieu] à un réel préjudice. Aux paragraphes 71 à 76 de l’arrêt Golzari, le juge examine les répercussions de la décision Jones et affirme qu’au paragraphe 7 de la décision Jones, la Cour a pris soin de mettre l’accent sur le fait qu’une manifestation physique réelle d’un préjudice n’est pas nécessaire.

Au paragraphe 7 – J’ai aussi cité la décision Jones, mais le paragraphe 7 de la décision Jones est cité aux paragraphes 71 à 76 de l’arrêt Golzari. En outre, le juge de l’arrêt Golzari a ajouté au paragraphe 77 que cette formulation laisserait entendre que le préjudice serait prouvé hors de tout doute raisonnable lorsque les circonstances montrent que le comportement en cause est susceptible d’être préjudiciable au bon ordre et à la discipline et il conclut au paragraphe 78 en indiquant que « plus qu’une simple possibilité de préjudice » est requise, il existe un risque véritable d’effets préjudiciables au bon ordre au sein de l’unité.

Que « le comportement tend[e] à ou [soit] susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur la discipline ». Et au paragraphe 79, le juge confirme aussi qu’un juge militaire peut se fonder sur son expérience et ses connaissances militaires générales pour « déterminer si un comportement démontré est préjudiciable au bon ordre et à la discipline, compte tenu de son expérience et de ses connaissances militaires générales ». Cela renvoie à l’arrêt Smith, Votre Honneur.

LE JUGE MILITAIRE : Le quoi?

LE PROCUREUR DE LA POURSUITE : L’arrêt Smith. Je n’ai pas imprimé l’arrêt Smith, mais le juge cite l’arrêt Smith dans l’arrêt Golzari, Votre Honneur, à ce paragraphe.

LE JUGE MILITAIRE : Juste un instant. D’accord, avez-vous lu la décision Rollman de la juge Sukstorf?

LE PROCUREUR DE LA POURSUITE : Non, Votre Honneur.

LE JUGE MILITAIRE : Décision dans laquelle elle a commenté l’arrêt Golzari et le soin dont devrait faire preuve un juge qui préside, en particulier un juge militaire, en évaluant une situation de cette manière. Tout particulièrement aux paragraphes 83 et 84, au sujet de la connaissance judiciaire. L’expérience d’un nouveau juge et elle a dit [au paragraphe 82] :

[traduction]
En faisant son [commentaire], au paragraphe 79, le juge Mosley renvoie à l’arrêt Smith de la CACM. Dans l’arrêt Smith, bien que plusieurs questions en litige aient été soulevées en appel, celle invoquée dans l’arrêt Golzari était l’argument de l’appelante selon laquelle la Cour n’a pas respecté les dispositions portant sur la connaissance judiciaire des Règles militaires de la preuve. Toutefois, en rendant sa décision, le tribunal de la CACM a indiqué au paragraphe 12 de l’arrêt Smith qu’il avait [traduction] « lu le dossier avec soin et n’était pas en mesure de conclure qu’au cours de l’audition de la preuve [des] questions ont été soulevées quant à savoir si la Cour pourrait ou non prendre judiciairement connaissance des questions de connaissances militaires générales. » Toutefois, au paragraphe 25, la Cour a aussi conclu qu’il était [traduction] « très clair que chacun des éléments de l’accusation était entièrement établi par la preuve des témoins de la Couronne et qu’aucun n’est nié par l’appelant ou ses témoins ». À ce titre, il était clair que relativement aux faits de l’affaire Smith, le juge des faits n’a pas eu à se fonder sur une inférence tirée de ses propres connaissances militaires générales, mais que des éléments de preuve précis ont plutôt été présentés à la Cour à partir desquels la décision pouvait être prise.

C’est son observation.

Il n’y a rien de nouveau en l’espèce. Une des façons dont un [juge des faits] peut se fonder sur des questions comportant des connaissances militaires générales est de prendre judiciairement connaissance d’un fait ou d’une question aux termes des Règles militaires de la preuve. […]

D’après ce que je comprends, vous n’avez pas demandé à la Cour de prendre judiciairement connaissance de toute autre question précise.

LE PROCUREUR DE LA POURSUITE : Non, Votre Honneur.

LE JUGE MILITAIRE : C’est exact? Très bien.

La connaissance judiciaire dans le contexte d’une cour martiale est codifiée dans les Règles militaires de la preuve et permet au juge qui préside de prendre en compte toutes les questions comportant des connaissances militaires générales ainsi qu’un grand nombre de faits et de propositions de connaissances générales. La connaissance judiciaire est l’admission par la Cour, sans exiger de preuve à l’appui, de tout fait ou de toute question connus ou admis d’une manière si générale dans la communauté militaire qu’ils ne sauraient être raisonnablement mis en doute ou de tout fait ou de toute question que l’on peut aisément confirmer ou vérifier en recourant à des sources dont l’exactitude ne saurait être raisonnablement mise en doute. Même lorsqu’on a pris judiciairement connaissance d’un fait ou d’une question, le [juge] des faits doit prendre le soin de limiter la connaissance judiciaire aux questions comportant des connaissances militaires générales ou de faits connus par un militaire « ordinaire » et il n’a pas le droit de se fonder sur des connaissances qu’il peut avoir en raison d’une [spécialité] militaire ou d’une expérience personnelle.

En outre, j’ai mentionné plusieurs fois qu’il serait difficile en général – pour des avocats, en général – de se fonder sur une connaissance judiciaire – qu’un juge préside la cour martiale pour prendre judiciairement connaissance pour la Cour d’une question comportant des connaissances militaires générales en fonction de sa propre expérience ou de ses propres connaissances, car je vous dirais, comme l’indique la juge Sukstorf, que chaque juge a une expérience et des antécédents différents et vous ne connaissez pas les miens ni ceux du juge Pelletier ou de la juge Sukstorf. Il serait difficile, il serait clairement impossible pour les parties de débattre, vous devriez le savoir ou peut-être que non.

Par ailleurs, les règles strictes énoncées dans les Règles militaires de la preuve, comme vous pouvez le constater, nécessiteraient qu’un avocat [...] indique dans ses éléments de preuve présentés au juge qu’il souhaiterait se fonder sur la connaissance judiciaire portant sur une question précise concernant les connaissances générales, et le juge a – doit – non pas a, doit permettre aux parties de formuler des observations quant à savoir si la Cour doit ou non prendre judiciairement connaissance de ce fait. Les Règles militaires [de la preuve] sont donc claires : si la Cour doit se fonder sur un élément de ce genre, il doit au moins faire l’objet d’une discussion lors de la présentation de la preuve et pas une fois la présentation de la preuve terminée.

LE PROCUREUR DE LA POURSUITE : Oui, Votre Honneur.

LE JUGE MILITAIRE : Comment y parviendrais-je? J’essaie juste de – et je ne remets pas en cause l’arrêt Golzari ou les observations formulées. Je reprends juste les observations formulées par la juge Sukstorf pour préciser, d’accord, mais vous voulez que je me fonde sur ma propre expérience pour prendre une décision de la sorte?

LE PROCUREUR DE LA POURSUITE : Votre Honneur, je citais simplement son paragraphe dans l’arrêt Golzari, pertinent aujourd’hui. Je ne dis pas que...

LE JUGE MILITAIRE : Mais que me dites-vous de faire?

LE PROCUREUR DE LA POURSUITE : Je citais l’analyse de...

LE JUGE MILITAIRE : Je sais que vous offrez une citation, mais qu’attendez-vous de la Cour?

LE PROCUREUR DE LA POURSUITE : Je, peut-être que je peux poursuivre mes arguments, peut-être que ce sera clair.

LE JUGE MILITAIRE : Je pose une question, je pense que je mérite une réponse.

LE PROCUREUR DE LA POURSUITE : Votre Honneur, j’expliquais ce qui figure dans l’arrêt Golzari. Selon moi [...] ce que la Cour d’appel de la cour martiale [explique] dans l’arrêt Golzari est la manière de [prouver une] infraction prévue à l’article 129 et le fait qu’une infraction prévue à l’article 129 peut être prouvée lorsqu’un comportement tend à nuire à la discipline ou est susceptible d’y nuire. Je mettais simplement en avant le fait que le juge a aussi dit que le juge peut se fonder sur son expérience et ses connaissances militaires pour y parvenir. Je n’ai toutefois pas appliqué l’arrêt Golzari à ce que je souhaite aborder maintenant, Votre Honneur. Je ne dis donc pas qu’un fait précis...

LE JUGE MILITAIRE : Mais, vous attendez-vous à ce que je prenne judiciairement connaissance de quelque chose?

LE PROCUREUR DE LA POURSUITE : Non, Votre Honneur.

 [Non souligné dans l’original.]

[63]  Le processus visant à appliquer l’expérience et les connaissances militaires générales au processus de raisonnement par inférence diffère du processus visant à prendre judiciairement connaissance d’un fait ou d’une question. Dans un processus de raisonnement par inférence, un juge militaire doit, compte tenu de son expérience et de ses connaissances militaires générales, se demander si les mots prononcés en l’espèce peuvent être considérés comme une « conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline ». Comme je le mentionne plus loin, on peut répondre à cette question sans preuve directe sur la question du préjudice.

[64]   Dans l’arrêt Golzari, la Cour a été saisie de l’appel d’un acquittement du caporal Golzari [cpl Golzari] relativement à une accusation en vertu de l’article 129 de la LDN. La Cour a accueilli l’appel et a ordonné que la question soit renvoyée à un autre juge militaire pour la tenue d’un nouveau procès. Les accusations ont découlé d’un incident à la barrière de la Base des Forces canadiennes Kingston. À ce moment-là, le niveau de sécurité à la base avait été renforcé, parce que deux membres des FAC avaient été tués plusieurs jours auparavant à deux autres endroits. Le cpl Golzari, qui n’était pas de service, a présenté sa carte d’identité militaire, mais a refusé de répondre aux questions de l’officier chargé de la sécurité à la barrière. La police militaire [PM] a été appelée et est arrivée dans une voiture de police militaire avec les gyrophares allumés. L’officier de PM a indiqué que la sécurité était renforcée et a avisé le cpl Golzari qu’il avait le droit d’avoir des précisions sur la présence de ce dernier sur la base. La cpl Golzari a de nouveau refusé de fournir les détails de l’endroit où il se rendait sur la base. Il a aussi refusé de déplacer son véhicule, qui à ce stade entravait la circulation des véhicules essayant d’accéder à la base. Il a également refusé un ordre direct d’un sergent (l’officier de la PM) de déplacer la voiture. Le cpl Golzari a été averti puis arrêté. Une question a été soulevée quant à savoir par quels moyens un préjudice pouvait être prouvé.

[65]  Dans l’arrêt Golzari, le juge Mosley était d’avis que l’arrêt Jones a laissé la porte ouverte pour déduire un préjudice. Je suis d’accord. Il est loisible à un juge militaire de déduire un préjudice à partir des circonstances dans une instance aux termes de l’article 129. Pour déterminer si un préjudice est prouvé hors de tout doute raisonnable, en ayant recours à un raisonnement par inférence, un juge militaire doit se fonder sur son expérience et ses connaissances militaires générales. Comme je l’ai mentionné précédemment, ce n’est pas la même chose que prendre judiciairement connaissance d’un fait ou d’une question.

[66]  C’est conforme à l’approche de la Cour dans l’arrêt Smith c. La Reine (1961), 2 C.A.C.M. 159. Dans les observations sur l’absence de définition de tout acte, comportement ou négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline au paragraphe 129(1) de l’époque, la Cour a conclu ce qui suit (à la page 165) :

[traduction] [...] [l]e tribunal militaire peut appliquer ses connaissances militaires générales quant à savoir ce qu’exigent le bon ordre et la discipline dans les circonstances, afin d’établir si le comportement ou la négligence ayant fait l’objet d’une plainte est préjudiciable au bon ordre et à la discipline [...]

(3)  Application en l’espèce

[67]  Dans le dossier en appel, la preuve directe de préjudice était limitée, mis à part ce que le juge militaire a décrit comme le [traduction] « malaise » ou la [traduction] « gêne » de la plaignante. Ces éléments de preuve, en eux-mêmes, seraient insuffisants pour prouver un « préjudice » hors de tout doute raisonnable. Le juge militaire a commis une erreur de droit en ne continuant pas son analyse en se fondant sur son expérience et ses connaissances militaires générales. En se fondant sur ces connaissances et cette expérience, il était tenu de se demander si, compte tenu de l’ensemble des éléments de preuve dans les circonstances de l’espèce, le préjudice au bon ordre et à la discipline pouvait être inféré des faits qui ont été établis.

[68]  Il avait non seulement le droit, mais l’obligation de recourir au processus de raisonnement par inférence. Ce processus de raisonnement prend en compte l’ensemble des circonstances contextuelles de l’affaire. La nature sexuelle des commentaires, la présence d’un instructeur civil lors du premier incident, l’âge de la plaignante au moment en cause. Lors du premier incident, l’intimé, en tant que cmdt, formait une jeune cadette à accepter que les commentaires à caractère sexuel comme ceux qu’il a faits étaient quelque chose auxquels elle devait s’habituer au sein des FAC. Devait-elle s’habituer à ce type de commentaires ou ce type de commentaires constitueraient-ils un préjudice au bon ordre et à la discipline au sein des FAC? Subsidiairement, apprenait-il à une potentielle future dirigeante que c’était une stratégie d’enseignement appropriée? Ce sont les types de questions que le juge militaire devait examiner.

[69]  Le juge militaire a commis une erreur en n’examinant pas si le préjudice au bon ordre et à la discipline avait été prouvé selon la norme requise en appliquant un raisonnement par inférence. Il a aussi commis une erreur en ne se fondant pas sur sa propre expérience militaire et ses propres connaissances militaires générales et en n’examinant pas les répercussions préjudiciables plus larges sur les FAC dans leur ensemble.

V.  Décision

[70]  Compte tenu des conclusions susmentionnées, j’infirme la décision du juge militaire et j’ordonne la tenue d’un nouveau procès devant un autre juge militaire relativement aux quatre premières accusations sur l’acte d’accusation.

« J.E. (Ted) Scanlan »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Le juge en chef Bell »

« Je suis d’accord

Elizabeth A. Bennett »


COUR D’APPEL DE LA COUR MARTIALE DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

CMAC-592

 

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. CAPITAINE BANNISTER

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 novembre 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE SCANLAN

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE EN CHEF BELL

LA JUGE BENNETT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1 mai 2019

 

COMPARUTIONS :

Lieutenant-Colonel Anthony Farris et

Majeur Dominic Martin

 

Pour l’appelante

 

Lieutenant-Commandant Mark Létourneau

 

Pour L’INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Service canadien des poursuites militaires

Ottawa (Ontario)

 

Pour l’appelante

 

Services d’avocats de la défense

Ottawa (Ontario)

 

Pour L’INTIMÉ

 

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