Cour d'appel de la cour martiale

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Date : 20180907


Dossier : CMAC-591

Référence : 2018 CACM 3

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE EN CHEF BELL

LA JUGE MCCAWLEY

LA JUGE MCVEIGH

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

LE CAPORAL CADIEUX

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 12 mars 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE EN CHEF BELL

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE MCCAWLEY

LA JUGE MCVEIGH

 

 


Date : 20180907


Dossier : CMAC-591

Référence : 2018 CACM 3

CORAM :

LE JUGE EN CHEF BELL

LA JUGE MCCAWLEY

LA JUGE MCVEIGH

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

LE CAPORAL CADIEUX

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EN CHEF BELL

I.  Aperçu

[1]  Il s'agit d'un appel de l'acquittement du caporal S. Cadieux [le cpl Cadieux] prononcé le 12 mai 2017 par le juge militaire [le juge] de la cour martiale permanente [la cour martiale]. Le cpl Cadieux a été déclaré non coupable des deux infractions dont il était accusé, à savoir, agression sexuelle au sens de l'article 271 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46 [le Code criminel], ce qui constitue une infraction aux termes de l'alinéa 130(1)b) de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N‑5 [la LDN], et ivresse au sens de l'article 97 de la LDN. Sa Majesté la Reine [l’appelante] se pourvoit en appel de l'acquittement quant aux deux accusations, conformément à l'article 230.1 de la LDN. Pour les motifs suivants, j'accueillerais l'appel quant aux deux accusations et j'ordonnerais la tenue d'un nouveau procès.

II.  Résumé des faits pertinents à l'accusation d'agression sexuelle

[2]  Bien que peu dépende des faits qui ont précédé le moment de l'agression sexuelle présumée, il est nécessaire de connaître le contexte. C'est particulièrement vrai en l’espèce, puisque le cpl Cadieux a affirmé, lors de l'audition du présent appel, que c'était la plaignante qui l'avait agressé sexuellement, et non le contraire. Je vais donc exposer les faits constatés par le juge ou reconnus par les parties.

[3]  En novembre 2015, les Forces armées canadiennes [FAC] ont mené un exercice de mentorat et de formation en Jamaïque, appelé opération « Tropical Dagger » [l’opération]. Des troupes de la Jamaïque, du Belize et du Canada participaient à l'opération. Les FAC avaient établi une politique interdisant l'alcool pour toute la durée de l'opération, à l'exception des deux derniers jours, date à laquelle l'exercice militaire officiel était terminé.

[4]  En plus de la politique interdisant l'alcool, les FAC avaient informé tous les participants canadiens des éléments de l'opération HONOUR, qui fait partie de la politique des FAC pour lutter contre les agressions et le harcèlement sexuels en milieu de travail. Comme l'a conclu le juge, la séance d'information sur l'opération HONOUR visait à prévenir les comportements sexuels préjudiciables et inappropriés tout au long de l'exercice.

[5]  Pour poursuivre la mise en œuvre de l'opération HONOUR, les FAC avaient érigé une tente réservée aux femmes. Les hommes qui voulaient y entrer devaient frapper à la porte de la tente et dire pourquoi ils voulaient entrer; seule la personne responsable de la tente pouvait leur donner le droit d'y entrer.

[6]  Ces efforts ont, semble‑t‑il, porté leurs fruits, puisque les conditions de l'opération HONOUR ont été entièrement respectées jusqu'à la fin de l'exercice, lorsque les commandants ont décidé d'abandonner la politique d'interdiction de l'alcool et d'organiser un barbecue pour la soirée du 27 novembre 2015. Le barbecue devait être suivi d'une journée d'activités, le 28 novembre. Selon les conclusions du juge, l'abandon de la politique d'interdiction de l'alcool, l'organisation d'un barbecue et la programmation d'une journée d'activités avant le retour au Canada avaient pour but de permettre aux membres de se déstresser et de se détendre.

[7]  Au cours de la soirée du 27 novembre 2015, lors du barbecue, la plaignante et le cpl Cadieux ont consommé de l'alcool avec d'autres participants à l'opération. Les FAC n'avaient pas établi de limites précises quant aux quantités d'alcool qui pouvaient être consommées. On s'attendait toutefois à ce que personne ne soit ivre et se blesse ou blesse quelqu'un d'autre, et à ce que les participants maintiennent des relations appropriées. Chaque individu devait acheter lui‑même son propre alcool.

[8]  Pour le barbecue, on avait allumé un feu de joie entre la cuisine et les tentes. On buvait et on s'amusait. La soirée a cessé lentement entre minuit le 27 novembre et 1 h 30 le 28 novembre. Malgré l'incertitude entourant l'heure exacte à laquelle la plaignante a quitté la soirée, il est clair qu'elle est partie plus tôt que plusieurs autres, y compris le cpl Cadieux. La plaignante, bien qu'ivre, a pu retourner au dortoir de la tente réservée aux femmes et se coucher. Elle était vêtue d’une chemise et d'un pantalon de pyjama, sans sous‑vêtement.

[9]  Alors que la soirée prenait fin, le cpl Cadieux et des amis ont décidé de tenter de relancer la fête en réveillant certains de ceux qui étaient partis, y compris la plaignante. Le cpl Cadieux a frappé à la porte de la tente réservée aux femmes. La caporale‑chef [cplc] Hébert lui a répondu. Le cpl Cadieux lui a demandé où se trouvait le lit de camp de la plaignante. Elle le lui a montré. Le cpl Cadieux s'est approché du lit de camp de la plaignante, s'est agenouillé à côté et a prononcé son nom doucement afin de la réveiller sans déranger les autres femmes qui dormaient. Lorsque le cpl Cadieux a prononcé le nom de la plaignante, cette dernière lui a attrapé la tête, l'a tiré vers elle et a commencé à l'embrasser passionnément. Il lui a rendu son baiser. Tandis qu'ils s'embrassaient, la plaignante a marmonné le prénom « Steve », et le cpl Cadieux lui a répondu : [TRADUCTION] « C'est pas Steve, c'est Simon ». La plaignante l'a alors repoussé, en lui disant [TRADUCTION] « arrête » ou « arrête ça ». La cplc Hébert leur a crié de se taire. Le cpl Cadieux s'est levé et a quitté la tente.

[10]  L'intimé a témoigné que la plaignante semblait éveillée pendant toute la durée du baiser, qui a duré quelques secondes. Le cpl Cadieux reconnaît que le baiser était un contact de nature sexuelle. Le juge a exposé les événements de la manière suivante, et cette présentation revêt une importance cruciale :

  [TRADUCTION]

La plaignante dormait apparemment dans son sac de couchage, sous un rideau anti‑moustique ouvert. L'accusé a prononcé le prénom de la plaignante pour la réveiller. Ensuite, selon la cplc Hébert, l'accusé et la plaignante ont entamé un baiser baveux.

[11]  La plaignante a témoigné qu'elle avait senti qu'on lui touchait le bassin et que c'est ce qui l'avait réveillée. Il est important de noter ici que le cpl Cadieux a témoigné avoir touché la plaignante au bassin soit accidentellement, soit pour trouver son équilibre alors qu'il se penchait au-dessus de la plaignante pour tenter de la réveiller. Le juge a accepté cette explication. Par conséquent, pour notre analyse, la nature sexuelle du toucher se limite au baiser. En ce qui concerne les éléments de preuve de consentement ou d'absence de consentement, le juge a tiré la conclusion suivante :

[TRADUCTION]

La Cour a trouvé le cpl Cadieux franc; il ne semblait pas avoir quoi que ce soit à cacher. Il a relaté clairement l'incident, qui l'a surpris.

On pourrait en dire autant de la plaignante. Elle avait raison d'être choquée par ce qui s'est passé. Son récit était simple et la Cour l'a crue quand elle a affirmé n'avoir jamais consenti à aucun des actes de l'accusé. [Nous soulignons].

[...]

La plaignante s'était réveillée lorsqu'elle a senti que l'accusé la touchait à un endroit précis. [Nous soulignons].

[...]

La Cour a également conclu que la plaignante n'avait pas consenti à ce que l'accusé fasse usage de la force à son encontre. Elle était clairement endormie et ne pouvait pas consentir à un tel usage de la force. [Nous soulignons].

[12]  Le juge a conclu que le cpl Cadieux était entré dans la tente sans avoir l'intention d'embrasser la plaignante ou de commettre un quelconque acte de nature sexuelle. Le juge a également conclu que c'était la plaignante qui avait commencé le baiser, et que le cpl Cadieux avait cru subjectivement que la plaignante avait consenti au baiser. Le juge a conclu que le cpl Cadieux n'avait pas la (mens rea) pour commettre l’infraction. Le juge, compte tenu de sa conclusion relativement à l'absence de mens rea, a décidé qu'il était inutile d'examiner le moyen de défense soulevé expressément par le cpl Cadieux, soit celle de la croyance sincère mais erronée quant au consentement.

III.  Analyse relativement à l'accusation d'agression sexuelle

[13]  En plus de prouver les éléments habituels de l'infraction, comme l'heure, la date, le lieu et l'identité de l'accusé et celle de la plaignante, la Couronne doit prouver : 1) que le cpl Cadieux a fait usage de la force à l'encontre de la plaignante; 2) que le cpl Cadieux a fait volontairement usage de la force; 3) que la plaignante n'a pas consenti à l'usage de la force; 4) que le cpl Cadieux savait que la plaignante n'avait pas consenti à l'usage de la force; 5) que la force que le cpl Cadieux a exercée était de nature sexuelle (R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, 169 D.L.R. (4th) 193, par. 25, 41, et 46 à 49; R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293, 45 D.L.R (4th) 98).

[14]  Le cpl Cadieux a reconnu les éléments 1, 2 et 5 précités pour ce qui est du baiser. Le juge a tiré une conclusion en faveur de la Couronne pour ce qui est de l'élément 3; la plaignante ne pouvait certainement pas donner son consentement si elle était endormie. Bien qu'il soit possible que les autres éléments de preuve acceptés par le juge laissent fortement croire à l'existence d'un doute raisonnable quant à savoir si le cpl Cadieux savait si la plaignante consentait au baiser, un juge commet une erreur en tirant une telle conclusion sans avoir correctement analysé la croyance de l'accusé quant au consentement. La jurisprudence pertinente et l'article 273.2 du Code criminel exigent davantage.

[15]  Lorsqu'un accusé avance un moyen de défense fondé sur la croyance sincère mais erronée quant au consentement, il affirme essentiellement qu'il n'avait pas la mens rea requise pour commettre l'agression sexuelle présumée. Dans R. c. Gagnon, 2018 CACM 1, [2018] A.C.A.C. no 1 (QL) [Gagnon], notre Cour a décidé à l'unanimité qu'on ne pouvait conclure à une croyance sincère mais erronée quant au consentement sans tenir spécifiquement compte des limitations statutaires qui y sont apportées par l'article 273.2 du Code criminel (par. 12 et 59; voir également R. v. Barton, 2017 ABCA 216, 354 C.C.C. (3d) 245).

[16]  Bien que le juge eût déclaré qu'il ne tiendrait pas compte du moyen de défense de la croyance sincère mais erronée quant au consentement, il s'est penché sur le premier élément de ce moyen de défense et a conclu qu'il était vraisemblable. Ayant tiré cette conclusion, le juge devait tirer deux autres conclusions avant d’acquitter le cpl Cadieux, à savoir : 1) qu'il était possible d'invoquer ce moyen de défense, puisqu'il n'y avait pas été vicié par l’intoxication volontaire de la part du cpl Cadieux, insouciance, aveuglement volontaire ou omission de prendre les mesures raisonnables, dans les circonstances dont il avait connaissance, pour s'assurer du consentement de la plaignante aux attouchements; et 2) que la Couronne n'avait pas prouvé, hors de tout doute raisonnable, que le cpl Cadieux n'avait pas une croyance sincère mais erronée quant au consentement. Il est vrai que le juge semble avoir abordé cette dernière question. Toutefois, tel qu'il a été mentionné précédemment, l’analyse exhaustive requise par l’article 273.2 doit être effectuée (voir Gagnon).

[17]  Si la Cour conclut que le juge a commis une erreur sur la question de la croyance sincère mais erronée quant au consentement, le cpl Cadieux demande à la cour d’appliquer la disposition relative à son pouvoir de rejet que l'on trouve à l'article 241 de la LDN (l'équivalent de l'article 686 du Code criminel), qui est rédigé ainsi :

Pouvoir spécial de rejet

Special power to disallow appeal

241 Malgré les autres dispositions de la présente section, la Cour d'appel de la cour martiale peut rejeter un appel lorsque, à son avis, formulé par écrit, il n'y a pas eu d'erreur judiciaire grave.

241 Notwithstanding anything in this Division, the Court Martial Appeal Court may disallow an appeal if, in the opinion of the Court, to be expressed in writing, there has been no substantial miscarriage of justice.

 

[18]  Le cpl Cadieux prétend que l'acquittement ne donne pas lieu à une erreur judiciaire, même en cas d'erreur de la part du juge. Même si l'argument du cpl Cadieux a un certain bien‑fondé, puisque le juge a conclu que la plaignante avait commencé à l'embrasser de manière inattendue, les facteurs suivants militent contre l'application des dispositions réparatrices de l'article 241 : 1) le cpl Cadieux reconnaît qu'il savait qu'au départ que la plaignante dormait; 2) il reconnaît avoir essayé de la réveiller; 3) il reconnaît qu'il était ivre; 4) il reconnaît la nature sexuelle du baiser; 5) il reconnaît qu'il faisait sombre dans la tente et qu'il chuchotait pour ne pas réveiller les autres personnes qui dormaient; et, 6) il reconnaît qu'il n'y avait aucune relation sentimentale entre lui et la plaignante avant ou pendant l'exercice, ni au cours de la soirée en question. Autrement dit, et pour parler sans ambages, la plaignante n'avait aucune raison d'embrasser le cpl Cadieux, il n'avait aucune raison de croire qu'elle voulait l'embrasser, et, fait important, juste avant que le baiser ait effectivement lieu, il n'avait aucune raison de croire qu'elle voulait qu'il l'embrasse. Compte tenu de ce contexte, le juge aurait pu percevoir d'une autre façon le bien‑fondé des actes du cpl Cadieux s'il avait mené une analyse exhaustive selon l'article 273.2. Vu ces observations, je ne peux pas déterminer de quelle façon un juge des faits trancherait cette affaire de façon conforme au droit.

[19]  Bien que l'appelante invoque d'autres motifs d'appel, je ne considère pas qu'il soit nécessaire de les aborder. L'erreur commise par le juge relativement au moyen de défense de la croyance sincère mais erronée quant au consentement est suffisante pour trancher le présent appel. J'accueillerais l'appel de l'acquittement relativement à l'accusation d'agression sexuelle, et j'ordonnerais la tenue d'un nouveau procès.

IV.  Résumé des faits pertinents à l'accusation d'ivresse

[20]  Les témoins qui ont vu le cpl Cadieux le matin du 28 novembre 2015 l'ont décrit comme étant ivre ou ayant la gueule de bois. Le cpl Cadieux a témoigné qu'il avait la gueule de bois. Avant de monter dans l'autobus pour la sortie sociale prévue ce jour-là, le cpl Cadieux est entré dans la tente réservée aux femmes sans respecter le protocole établi; il était à la recherche de nourriture et d'alcool. L'adjudant [adj] Moureau, qui était le sergent‑major de la compagnie canadienne, l'a vu entrer dans la tente et lui a ordonné d'en sortir. Il est sorti sous l'escorte d'un autre soldat. Lorsqu'il a témoigné, le cpl Cadieux a déclaré qu'il ne se rappelait pas que l'adj Moureau lui ait ordonné de s'en aller.

[21]  Lorsqu'il est monté à bord de l'autobus, le cpl Cadieux s'est assis à la place du conducteur et a donné un coup de klaxon. Cela a énervé l'adj Moureau et le sergent‑major de la force de défense de la Jamaïque, qui lui ont tous deux dit de quitter le siège du conducteur. Le cpl Cadieux a obéi. L'adj Moureau a ensuite remarqué que le cpl Cadieux avait apporté une bouteille de vodka dans l'autobus; il lui a demandé de la sortir de l'autobus. Cette fois encore, le cpl Cadieux a obéi.

[22]  À l'origine, il était prévu de passer la journée dans un centre de villégiature Sandals. L'adj Moureau a expliqué que, même s'il était préoccupé par l'état dans lequel se trouvait le cpl Cadieux, il était prêt à lui donner la permission de se rendre au centre de villégiature Sandals puisqu'il était encore [TRADUCTION] « gérable ». Cependant, le groupe n'a pas été autorisé à entrer dans le centre de villégiature Sandals.

[23]  On a alors décidé d'aller à Margaritaville, qui est une série de bars le long de la plage en Jamaïque. À ce moment, l'adj Moureau a estimé qu'il pourrait devenir trop difficile de « gérer » le cpl Cadieux, qui a donc reçu l'ordre de retourner à la base. Le cpl Cadieux a obéi aux ordres, quoiqu'avec un peu de réticence.

[24]  Après être descendu de l'autobus, le cpl Cadieux a tenté de rentrer à la base en conduisant lui‑même une voiture de location. L'adj Moureau, qui avait vu le cpl Cadieux tenir une bouteille de vodka plus tôt ce jour-là et qui ne savait pas quand le cpl Cadieux avait consommé de l'alcool pour la dernière fois, l'a empêché de le faire, a pris les clés de la voiture et lui a dit de rentrer à pied à la base. Le cpl Cadieux a obéi.

[25]  Le juge a conclu que la Couronne n'avait pas prouvé l'infraction d'ivresse. Le juge a déclaré qu'il était difficile de déterminer si la conduite du cpl Cadieux le matin du 28 novembre était imputable à la consommation d'alcool ou à la gueule de bois. Le juge a également conclu que, même si le comportement du cpl Cadieux était préoccupant, rien n'indiquait que ce comportement était répréhensible ou avait jeté le discrédit sur le service de Sa Majesté.

V.  Analyse relativement à l'accusation d'ivresse

[26]  L'acte d'accusation quant au chef d'accusation d'ivresse est simple :

[TRADUCTION]

Article 97 de la Loi sur la défense nationale — détails : le 28 novembre 2015 ou vers cette date, alors qu'il était en déploiement pour participer à l'opération Tropical Dagger, à Paradise Park ou près de cet endroit, à Savanna‑la‑Mar, en Jamaïque, il était ivre. [Nous soulignons].

[27]  Il me semble très important de noter que le fait d'être ivre ou drogué ne constitue pas, en soi, une infraction à la LDN (R. c. Simard, 2002 CACM 6, (2002) 6 C.M.A.R. 270 [Simard], par. 3; R. c. Commander Yanchus J.A., 2016 CM 1014, par. 60; R. c. Caporal‑chef R.E. Barkley, 2006 CM 23, par. 7 et 8). L'infraction d'ivresse, telle qu'elle est définie dans la LDN, n'est établie que lorsqu'une des conditions énoncées au paragraphe 97(2) est établie hors de tout doute raisonnable. Ce paragraphe est rédigé ainsi :

Ivresse

Drunkenness

[...]

[…]

Existence de l’infraction

When committeed

97(2) Pour l'application du paragraphe (1), il y a infraction d'ivresse chaque fois qu'un individu, parce qu'il est sous l'influence de l'alcool ou d'une drogue :

97(2) For the purposes of subsection (1), the offence of drunkenness is committed where a person, owing to the influence of alcohol or a drug,

  a) soit n'est pas en état d'accomplir la tâche qui lui incombe ou peut lui être confiée;

  (a) is unfit to be entrusted with any duty that the person is or may be required to perform; or

  b) soit à une conduite répréhensible ou susceptible de jeter le discrédit sur le service de Sa Majesté.

  (b) behaves in a disorderly manner or in a manner likely to bring discredit on Her Majesty's service.

[28]  Il revient à la Couronne de prouver, hors de tout doute raisonnable, que l'accusé, parce qu'il est sous l'influence de l'alcool ou de la drogue, n'est pas en état d'accomplir la tâche qui lui incombe ou peut lui être confiée ou a une conduite répréhensible ou susceptible de jeter le discrédit sur le service de Sa Majesté.

[29]  L'appelante n'a pas sérieusement affirmé que le cpl Cadieux n'était pas en état d'accomplir ses tâches. Les exercices effectués lors de l'opération étaient terminés au moment de l'infraction présumée. Les commandants avaient convenu d'abandonner la politique d'interdiction de l'alcool, et aucune limite n'a été imposée quant à la quantité d'alcool que les soldats étaient autorisés à consommer. Les commandants ne prévoyaient apparemment pas qu'une tâche serait confiée à quiconque au cours de la journée en question, ou aux alentours de cette journée. Je n'ai donc pas l'intention d'analyser davantage cette composante de l'infraction. Ceci m'amène à me concentrer sur l'évaluation faite par le juge des deux autres moyens de commettre l'infraction, à savoir le fait d'avoir une conduite répréhensible ou le fait d'avoir une conduite susceptible de jeter le discrédit sur le service de Sa Majesté.

[30]  Tel qu'il est indiqué au paragraphe 21 qui précède, l'adj Moureau et le sergent‑major de la force de défense de la Jamaïque étaient manifestement énervés par la conduite du cpl Cadieux lorsqu'il s'est assis à la place du conducteur et a donné un coup de klaxon. Ils ont tous deux ordonné au cpl Cadieux de se lever, et il a obéi. En fait, chaque fois qu'on a demandé au cpl Cadieux de cesser un comportement le 28 novembre, il a obéi. Cette volonté de changer de comportement semble avoir mené le juge à mal interpréter la loi en ce qui a trait à l'infraction d'ivresse. En outre, je suis d'avis que le juge a également commis une erreur en concluant qu'une conduite qui correspondrait par ailleurs à la définition d'ivresse ne constitue pas une conduite coupable s'il y a gueule de bois plutôt qu'ivresse. J'aborde brièvement ces erreurs ci‑dessous.

[31]  Premièrement, le juge a conclu que, malgré son comportement [TRADUCTION] « préoccupant », le cpl Cadieux restait [TRADUCTION] « gérable », faisant apparemment référence à son obéissance aux ordres qui lui étaient légitimement donnés. Le juge semble conclure qu'on ne peut considérer qu'une personne a une conduite « répréhensible » si elle se montre « gérable ». À mon avis, ce n'est pas le critère juridique pertinent. Je suis d'avis que le juge a bien déterminé le critère approprié, tel qu'il est exposé dans R. c. Sloan, 2014 CM 4004, mais ne l'a pas appliqué. L'infraction d'ivresse vise à déterminer si la personne est en état d'accomplir ses tâches ou si sa conduite est répréhensible ou jette le discrédit sur le service de Sa Majesté. D'après ce critère, je suis d'avis qu'une personne peut avoir une conduite répréhensible tout en restant « gérable ». Le fait d'être « gérable » n'est pas un facteur réparateur.

[32]  Deuxièmement, le juge semble conclure qu'on ne peut jamais dire qu'une personne est sous l'influence de l'alcool parce qu'elle a la gueule de bois. Au paragraphe 76 de son analyse, le juge a déclaré : [TRADUCTION] « il est difficile de savoir si la conduite du cpl Cadieux était parce qu'il avait consommé de l'alcool ou parce qu'il avait la gueule de bois » (nous soulignons). Il a ensuite qualifié certains actes du cpl Cadieux de [TRADUCTION] « préoccupants », mais sans pousser plus loin l'analyse de ces actes, puisque la Couronne n'est pas parvenue à prouver si la conduite du cpl Cadieux était imputable à l'ivresse ou à la gueule de bois.

[33]  Tout le monde sait qu'une consommation d'alcool excessive peut entraîner la gueule de bois. Une conduite qui correspondrait par ailleurs à la définition du terme « ivresse » ne peut pas, à mon avis, être écartée au motif qu'elle pourrait découler de la gueule de bois. Le lien de causalité entre l'ivresse et la gueule de bois est tout simplement trop direct pour aborder le problème autrement. Bien que je ne fonde pas ma conclusion relativement au présent appel sur la question de ne pas être en état d'accomplir les tâches énoncée au paragraphe 97(2), il est évident que la « gueule de bois » peut, dans une certaine mesure, faire qu'une personne ne soit pas en état d'accomplir ses tâches. À mon avis, de telles situations se produisent clairement « parce qu'[une personne] est sous l'influence de l'alcool » (voir Simard, par. 3).

[34]  Je suis d'avis qu'il s'agit d'erreurs suffisantes pour justifier d'accueillir l'appel. J'accueillerais donc également l'appel quant au chef d'accusation d'ivresse, j'annulerais l'acquittement et j'ordonnerais la tenue d'un nouveau procès.

« B. Richard Bell »

Juge en chef

« Je suis d'accord.

  D. McCawley, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

  G. McVeigh, j.c.a. »

 


ANNEXE

 

Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N‑5

National Defence Act, R.S.C., 1985, c. N‑5

Ivresse

Drunkenness

97(1) Quiconque se trouve en état d'ivresse commet une infraction et, sur déclaration de culpabilité, encourt comme peine maximale un emprisonnement de moins de deux ans, sauf s'il s'agit d'un militaire du rang qui n'est pas en service actif ou de service — ou appelé à prendre son tour de service — , auquel cas la peine maximale est un emprisonnement de quatre-vingt-dix jours.

97(1) Drunkenness is an offence and every person convicted thereof is liable to imprisonment for less than two years or to less punishment, except that, where the offence is committed by a non-commissioned member who is not on active service or on duty or who has not been warned for duty, no punishment of imprisonment, and no punishment of detention for a term in excess of ninety days, shall be imposed.

Existence de l’infraction

When committed

(2) Pour l'application du paragraphe (1), il y a infraction d'ivresse chaque fois qu'un individu, parce qu'il est sous l'influence de l'alcool ou d'une drogue :

  a) soit n'est pas en état d'accomplir la tâche qui lui incombe ou peut lui être confiée;

  b) soit à une conduite répréhensible ou susceptible de jeter le discrédit sur le service de Sa Majesté.

(2) For the purposes of subsection (1), the offence of drunkenness is committed where a person, owing to the influence of alcohol or a drug,

  (a) is unfit to be entrusted with any duty that the person is or may be required to perform; or

  (b) behaves in a disorderly manner or in a manner likely to bring discredit on Her Majesty's service.

Procès militaire pour infractions civiles

Service trial of civil offences

130(1) Constitue une infraction à la présente section tout acte ou omission :

  a) survenu au Canada et punissable sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale;

  b) survenu à l'étranger mais qui serait punissable, au Canada, sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale.

Quiconque en est déclaré coupable encourt la peine prévue au paragraphe (2).

130(1) An act or omission

  (a) that takes place in Canada and is punishable under Part VII, the Criminal Code or any other Act of Parliament, or

  (b) that takes place outside Canada and would, if it had taken place in Canada, be punishable under Part VII, the Criminal Code or any other Act of Parliament,

is an offence under this Division and every person convicted thereof is liable to suffer punishment as provided in subsection (2).

Pouvoir spécial de rejet

Special power to disallow appeal

241 Malgré les autres dispositions de la présente section, la Cour d'appel de la cour martiale peut rejeter un appel lorsque, à son avis, formulé par écrit, il n'y a pas eu d'erreur judiciaire grave.

241 Notwithstanding anything in this Division, the Court Martial Appeal Court may disallow an appeal if, in the opinion of the Court, to be expressed in writing, there has been no substantial miscarriage of justice.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46

Criminal Code, R.S.C., 1985, c. C-46

Voies de fait

Assault

265(1) Commet des voies de fait, ou se livre à une attaque ou une agression, quiconque, selon le cas :

a) d'une manière intentionnelle, emploie la force, directement ou indirectement, contre une autre personne sans son consentement;

b) tente ou menace, par un acte ou un geste, d'employer la force contre une autre personne, s'il est en mesure actuelle, ou s'il porte cette personne à croire, pour des motifs raisonnables, qu'il est alors en mesure actuelle d'accomplir son dessein;

c) en portant ostensiblement une arme ou une imitation, aborde ou importune une autre personne ou mendie.

265(1) A person commits an assault when

  (a) without the consent of another person, he applies force intentionally to that other person, directly or indirectly;

  (b) he attempts or threatens, by an act or a gesture, to apply force to another person, if he has, or causes that other person to believe on reasonable grounds that he has, present ability to effect his purpose; or

  (c) while openly wearing or carrying a weapon or an imitation thereof, he accosts or impedes another person or begs.

Application

Application

(2) Le présent article s'applique à toutes les espèces de voies de fait, y compris les agressions sexuelles, les agressions sexuelles armées, menaces à une tierce personne ou infliction de lésions corporelles et les agressions sexuelles graves.

(2) This section applies to all forms of assault, including sexual assault, sexual assault with a weapon, threats to a third party or causing bodily harm and aggravated sexual assault.

Consentement

Consent

(3) Pour l'application du présent article, ne constitue pas un consentement le fait pour le plaignant de se soumettre ou de ne pas résister en raison :

  a) soit de l'emploi de la force envers le plaignant ou une autre personne;

  b) soit des menaces d'emploi de la force ou de la crainte de cet emploi envers le plaignant ou une autre personne;

  c) soit de la fraude;

  d) soit de l'exercice de l'autorité.

(3) For the purposes of this section, no consent is obtained where the complainant submits or does not resist by reason of

  (a) the application of force to the complainant or to a person other than the complainant;

  (b) threats or fear of the application of force to the complainant or to a person other than the complainant;

  (c) fraud; or

  (d) the exercise of authority.

Croyance de l’accusé quant au consentement

Accused’s belief as to consent

(4) Lorsque l'accusé allègue qu'il croyait que le plaignant avait consenti aux actes sur lesquels l'accusation est fondée, le juge, s'il est convaincu qu'il y a une preuve suffisante et que cette preuve constituerait une défense si elle était acceptée par le jury, demande à ce dernier de prendre en considération, en évaluant l'ensemble de la preuve qui concerne la détermination de la sincérité de la croyance de l'accusé, la présence ou l'absence de motifs raisonnables pour celle-ci.

(4) Where an accused alleges that he believed that the complainant consented to the conduct that is the subject-matter of the charge, a judge, if satisfied that there is sufficient evidence and that, if believed by the jury, the evidence would constitute a defence, shall instruct the jury, when reviewing all the evidence relating to the determination of the honesty of the accused's belief, to consider the presence or absence of reasonable grounds for that belief.

Exclusion du moyen de défense fondé sur la croyance au consentement

Where belief in consent not a defence

273.2 Ne constitue pas un moyen de défense contre une accusation fondée sur les articles 271, 272 ou 273 le fait que l'accusé croyait que le plaignant avait consenti à l'activité à l'origine de l'accusation lorsque, selon le cas :

  a) cette croyance provient :

  (i) soit de l'affaiblissement volontaire de ses facultés,

  (ii) soit de son insouciance ou d'un aveuglement volontaire;

  b) il n'a pas pris les mesures raisonnables, dans les circonstances dont il avait alors connaissance, pour s'assurer du consentement.

273.2 It is not a defence to a charge under section 271, 272 or 273 that the accused believed that the complainant consented to the activity that forms the subject-matter of the charge, where

  (a) the accused's belief arose from the accused's

  (i) self-induced intoxication, or

  (ii) recklessness or wilful blindness; or

  (b) the accused did not take reasonable steps, in the circumstances known to the accused at the time, to ascertain that the complainant was consenting.

 


COUR D'APPEL DE LA COUR MARTIALE DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

CMAC-591

 

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. LE CAPORAL CADIEUX

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 12 mars 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE EN CHEF BELL

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE MCCAWLEY

LA JUGE MCVEIGH

DATE DES MOTIFS :

Le 7 SEPTEMBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Le major Dylan Kerr

 

Pour l'appelante

 

Le capitaine de corvette Mark Létourneau

Le lieutenant‑colonel Jean‑Bruno Cloutier

 

Pour l'INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Service canadien des poursuites militaires

Ottawa (Ontario)

Pour l'appelante

 

Service d'avocats de la défense

Gatineau (Québec)

Pour l'INTIMÉ

 

 

 

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