Dossier : CMAC‑587
Référence : 2017 CACM 3
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM :
|
JUGE EN CHEF BELL
LE JUGE MOSLEY
LA JUGE KANE
|
ENTRE :
|
SA MAJESTÉ LA REINE
|
appelante
|
et
|
CAPORAL GOLZARI
|
défendeur
|
Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 23 février 2017.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 23 juin 2017.
MOTIFS DU JUGEMENT :
|
LE JUGE MOSLEY
|
Y ONT SOUSCRIT :
|
LE JUGE EN CHEF BELL
LA JUGE KANE
|
Date : 20170623
Dossier : CMAC‑587
Référence : 2017 CACM 3
CORAM :
|
JUGE EN CHEF BELL
LE JUGE MOSLEY
LA JUGE KANE
|
ENTRE :
|
SA MAJESTÉ LA REINE
|
appelante
|
et
|
CAPORAL GOLZARI
|
défendeur
|
MOTIFS DU JUGEMENT
Le juge Mosley
I.
INTRODUCTION
[1]
La Cour est saisie d’un appel interjeté à l’encontre d’un verdict d’acquittement de l’intimé rendu par le juge militaire qui présidait une cour martiale permanente le 11 mai 2016. De son propre chef, le juge militaire a soulevé la question de savoir si une preuve prima facie avait été établie contre l’intimé à l’égard de trois chefs d’accusation portés en vertu de la Loi sur la défense nationale, L.R.C., 1985, ch. N‑5 [LDN] et a enregistré un verdict de non‑culpabilité pour chacune des accusations.
[2]
Sa Majesté la Reine interjette appel à l’encontre du verdict d’acquittement pour deux des trois accusations : (1) le fait de volontairement entraver un agent de la paix dans l’exécution de ses fonctions, en contravention de l’alinéa 129a) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 [Code criminel], une infraction punissable en vertu de l’article 130 de la LDN (la deuxième accusation); (2) la conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline, selon le paragraphe 129(1) de la LDN (la troisième accusation).
[3]
Pour les motifs qui suivent, l’appel est accueilli et l’affaire est renvoyée à un autre juge militaire pour la tenue d’un nouveau procès.
II.
LES FAITS
[4]
À l’époque pertinente, l’intimé était membre du Régiment des transmissions interarmées des Forces canadiennes et cumulait 12 années d’expérience dans les Forces canadiennes. Il était en poste à Kingston, en Ontario, pour une affectation de formation, et il résidait à l’extérieur de la base, dans un logement commercial.
[5]
Les événements qui font l’objet des accusations ont eu lieu au cours de la nuit du 26 octobre 2014 à la barrière Vimy de la Base des Forces canadiennes Kingston. La base est normalement ouverte à tout le monde, les militaires comme les civils. À ce moment‑là, le niveau de sécurité à la base était élevé, parce que deux membres des Forces canadiennes avaient été tués quelques jours auparavant dans deux incidents distincts, à Ottawa le 22 octobre 2014 et à St‑Jean‑sur‑Richelieu le 20 octobre 2014. Par conséquent, le commandant de la base avait déployé des équipes de la Force auxiliaire de sécurité de la base (FASB) pour contrôler l’accès à la base à deux barrières différentes. Le caporal Ingram était affecté à une de ces équipes de la FASB et devait vérifier les véhicules qui entraient à la base en empruntant la barrière Vimy.
[6]
Le caporal Golzari, qui n’était pas de service, s’est approché de la barrière Vimy avec son véhicule et le caporal Ingram est allé à sa rencontre devant la barrière qui bloque l’accès. Le caporal Ingram a demandé au caporal Golzari de lui montrer ses pièces d’identité et de lui dire l’endroit où il se rendait à la base, comme il l’avait fait avec d’autres qui avaient une autorisation d’accès ce soir‑là. Le caporal Golzari lui a présenté sa carte d’identité militaire, mais a refusé de répondre à l’autre question. Il a d’abord dit qu’il ne connaissait pas sa destination, mais, devant l’insistance du caporal Ingram, il a par la suite déclaré qu’il n’était tenu de répondre à aucune question du caporal Ingram. Compte tenu du refus du caporal Golzari, le caporal Ingram a appelé la police militaire à l’aide et a avisé le caporal Golzari que l’accès lui était refusé.
[7]
Le sergent Hiscock, un officier de la police militaire, est arrivé sur les lieux quelques minutes plus tard à bord d’un véhicule de patrouille avec les feux bleus et rouges avant allumés. Il portait un uniforme au dessin de camouflage canadien (DCamC) et une veste de la police militaire. Le caporal Butler, un autre officier de la police militaire, est également arrivé sur les lieux peu de temps après à bord d’une auto‑patrouille militaire avec des gyrophares. Le sergent Hiscock était chargé notamment d’appuyer les équipes de la FASB dans l’exercice de leurs fonctions liées à la sécurité à la barrière ce soir‑là. Il a répondu à un appel à l’aide selon lequel un homme agressif se trouvait à la barrière Vimy.
[8]
Après avoir reçu une brève explication de la situation de la part du caporal Ingram, le sergent Hiscock s’est approché du caporal Golzari. Ce dernier lui a dit qu’à son avis il n’était pas tenu de dire sa destination au caporal Ingram. Le sergent Hiscock a avisé le caporal Golzari qu’en sa qualité de FASB, il avait le droit d’avoir des précisions sur la destination des personnes qui essayaient d’entrer dans la base, en raison de l’intensification de problèmes de sécurité à la base. Il a en outre informé le caporal Golzari qu’à défaut de fournir ces précisions, l’accès lui serait refusé. Le caporal Golzari a répondu qu’il n’était tenu de donner aucune précision de l’endroit où il se rendait, étant donné qu’il faisait partie des Forces canadiennes depuis 12 ans.
[9]
Comme le caporal Golzari n’était pas coopératif et vu la file de voitures qui avait commencé à se former derrière sa voiture, le sergent Hiscock a demandé au caporal Golzari de déplacer sa voiture sur le côté de la route afin de dégager la voie, en pointant son arme dans la direction souhaitée. Le caporal Golzari a refusé d’obtempérer. Le sergent Hiscock a précisé qu’en sa qualité d’officier de la police militaire, il lui demandait de déplacer sa voiture. Le caporal Golzari a refusé. Le sergent Hiscock lui a alors intimé, en tant que sergent, un ordre direct de déplacer sa voiture sur le côté. Le caporal Golzari a encore une fois refusé.
[10]
Le caporal Butler est intervenu et a dit au caporal Golzari qu’il pouvait être arrêté s’il persistait dans son refus d’obtempérer. Le caporal Golzari a répondu ainsi [traduction] «
eh bien, arrêtez-moi alors »
. Le caporal Butler l’a par conséquent arrêté et l’a emmené au détachement de la police militaire où il a été détenu jusqu’à l’arrivée d’un officier de service de son unité d’appartenance, le lieutenant Anderson.
[11]
Le caporal Golzari s’est d’abord montré très peu coopératif à l’égard du lieutenant Anderson, mais a fini par donner les renseignements que l’officier de service lui avait demandés. Le caporal Golzari a été raccompagné à la barrière Vimy pour récupérer sa voiture et a quitté la base.
[12]
Le caporal Golzari a été accusé de trois infractions : (1) conduite méprisante à l’endroit du lieutenant Anderson, en contravention de l’article 85 de la LDN; (2) le fait d’avoir volontairement entravé le sergent Hiscock, un agent de la paix, dans l’exécution de ses fonctions, en contravention de l’alinéa 129a) du Code criminel, une infraction punissable en vertu de l’article 130 de la LDN; (3) conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline pour avoir refusé de donner des précisions au sujet de sa destination lorsque le Caporal Ingram les lui a demandées, en contravention de l’article 129 de la LDN.
[13]
Au début du procès, la défense a renoncé au droit du caporal Golzari de demander des détails complémentaires au sujet des accusations ou de soulever des objections relatives à la compétence ou à la procédure à l’instance. Il n’a pas été contesté que les événements ont eu lieu dans les enceintes de la base des Forces canadiennes Kingston. Les séquences vidéo, sans le son, d’une caméra de sécurité à la barrière Vimy, pour la période allant de 19 h à 22 h dans la nuit du 26 octobre 2014, ont été produites en preuve sur consentement. Le caporal Ingram, le sergent Hiscock et le lieutenant Anderson ont témoigné pour le compte de la poursuite.
III.
DÉCISION FAISANT L’OBJET DE L’APPEL
[14]
Lorsque le procureur de la poursuite a terminé la présentation de sa preuve, le juge militaire a d’office soulevé la question de savoir si une preuve prima facie a été établie contre le caporal Golzari à l’égard des chefs d’accusation, en application du paragraphe 112.05(13) des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC).
[15]
L’avocat de la poursuite et l’avocat de la défense ont formulé des observations sur la requête. Lorsque l’avocat de la défense a terminé la présentation de ses observations, la poursuite n’a pas eu l’occasion de répondre.
[16]
Dans sa décision, le juge militaire a fait observer que le paragraphe 112.05(13) des ORFC l’autorise d’office, ou à la demande de l’accusé, à trancher la question de savoir si une preuve prima facie a été établie. Il a souligné que le critère consiste à savoir s’il existe des éléments de preuve au dossier, directs ou circonstanciels, permettant à un jury ou à un juge ayant reçu des directives appropriées et siégeant seul, de conclure rationnellement que l’accusé est coupable hors de tout doute raisonnable. Pour les besoins de la décision quant à l’existence d’une preuve prima facie, le juge militaire a supposé que tous les éléments de preuve entendus étaient véridiques et a évalué le caractère raisonnable des inférences qu’il convenait de tirer de la preuve circonstancielle.
[17]
Comme le procureur de la poursuite a admis dans ses observations qu’il n’y avait pas de preuve de conduite méprisante relativement au premier chef d’accusation, le juge militaire a rapidement statué sur ce point. L’appelante ne conteste pas le verdict de non‑culpabilité prononcé à l’égard de ce chef d’accusation.
[18]
En ce qui concerne le deuxième chef d’accusation, le juge militaire a conclu que le sergent Hiscock était membre de la police militaire et que le caporal Golzari le savait. Toutefois, le juge militaire a conclu que le caporal Golzari n’avait pas l’intention criminelle requise qui lui aurait permis d’établir sa culpabilité en vertu de l’alinéa 129a) du Code criminel. Par conséquent, le caporal Golzari a été déclaré non coupable en ce qui a trait au deuxième chef d’accusation.
[19]
Le juge militaire a noté que la poursuite n’avait présenté aucun élément de preuve pour établir que le sergent Hiscock était un agent de la paix au sens de l’article 2 du Code criminel et de l’article 15 de la LDN et de son règlement d’application (chapitre 22 des ORFC). De plus, il a conclu que la poursuite n’avait présenté aucun élément de preuve pour démontrer que le caporal Golzari savait ou avait fait preuve d’un aveuglement volontaire quant au fait que le sergent Hiscock était un agent de la paix au sens de l’article 2 du Code criminel.
[20]
Quant au troisième chef d’accusation, le juge militaire a conclu que, bien que les éléments de preuve aient établi que le caporal Golzari était censé décliner son identité à la barrière, rien n’indiquait l’existence d’une norme de conduite lui exigeant de donner des précisions au sujet de sa destination à l’entrée de la base. Le caporal Golzari s’est conformé à la première obligation en présentant sa carte d’identité militaire valide au caporal Ingram. Toutefois, il a refusé de se conformer à la dernière demande, arguant qu’il n’y était nullement tenu.
[21]
Le juge militaire a conclu qu’aucun élément de preuve n’établissait l’existence d’une norme de conduite qui obligeait le caporal Golzari et d’autres personnes à fournir des précisions sur leur destination au moment d’entrer dans la base le 26 octobre 2014. Le juge militaire a notamment apporté des précisions quant à sa conclusion en faisant observer que l’obligation de fournir à la barrière des détails sur la destination pouvait néanmoins exister; toutefois, la poursuite n’a fourni à la cour aucun élément de preuve lui permettant de tirer cette inférence. Par conséquent, le juge militaire a également déclaré le caporal Golzari non coupable en ce qui concerne le troisième chef d’accusation.
IV.
QUESTIONS EN LITIGE
[22]
L’appelante invoque les moyens d’appel suivants :
Le juge militaire a commis une erreur de droit relativement au deuxième chef d’accusation lorsqu’il a conclu qu’il n’existait pas d’élément de preuve que l’accusé savait que le sergent Hiscock était un agent de la paix;
Le juge militaire a commis une erreur de droit relativement au troisième chef d’accusation lorsqu’il a demandé à la poursuite de produire la preuve de l’existence d’une norme de conduite et de la contravention à celle‑ci concernant la troisième accusation.
[23]
Selon l’article 230.1 de la LDN, la Cour a compétence en cas d’erreur de droit. Les deux moyens d’appel qu’invoque l’appelante soulèvent des questions de droit en ce qui concerne le fardeau de preuve dont la poursuite doit s’acquitter. La Cour martiale permanente a soulevé d’office l’absence d’une preuve prima facie relativement aux trois chefs d’accusation et s’est ensuite penchée sur l’opportunité d’un verdict imposé. Il s’agit d’une question de droit qui ne commande aucune déférence de la part de la Cour : R c Tomczyk, 2012 CACM 4 (Tomczyk); R c Barros, 2011 CSC 51 au paragraphe 48, [2011] 3 RCS 368.
[24]
L’intimé demande à la Cour d’examiner les questions suivantes en réponse à l’appel :
Lorsqu’il existe un mécanisme visant à assurer l’application de règlements, doit‑on y avoir recours avant d’invoquer l’infraction beaucoup plus grave que constitue l’entrave au travail d’un agent de la paix?
Lorsque la personne qui fait l’objet d’une entrave est un membre de la police militaire, la preuve que l’accusé a été dûment avisé au sujet des articles 22.01 et 22.02 des ORFC est‑elle exigée?
L’article 129 de la LDN exige‑t‑il l’existence d’un manquement qui a effectivement porté préjudice au bon ordre et à la discipline?
[25]
La première question soulevée par l’intimé n’a pas été débattue devant la Cour martiale permanente et n’a pas été abordée par le juge militaire dans ses motifs l’ayant amené à conclure qu’il n’y avait pas de preuve prima facie établie contre l’accusé. Sur ce fondement, la Cour aurait pu refuser de l’examiner.
[26]
La règle générale veut que les cours d’appel ne permettent pas qu’une question soit soulevée pour la première fois en appel. La justification de cette règle est de deux ordres, comme l’a fait observer la juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt R c Brown, [1993] 2 RCS 918, au paragraphe 10 [Brown] : « […] premièrement, le préjudice qu’entraîne pour l’autre partie, l’impossibilité de répondre et de présenter une preuve au procès et, deuxièmement, l’absence d’un dossier suffisant pour pouvoir tirer les conclusions de fait requises pour trancher adéquatement la nouvelle question »
.
[27]
Dans l’arrêt Brown, au paragraphe 20, la juge L’Heureux‑Dubé énonce trois conditions préalables qui doivent être remplies pour qu’une partie soit autorisée à présenter, pour la première fois en appel, une nouvelle question : (1) la preuve doit être suffisante pour trancher la question; (2) il ne doit pas s’agir d’un cas où l’accusé n’a pas, pour des motifs de stratégie, soulevé la question au procès; (3) la cour doit être convaincue qu’il ne résultera aucun déni de justice si l’examen de la nouvelle question n’est pas permis. Voir aussi R c Warsing, [1998] 3 RCS 579, au paragraphe 13 et R v Gibbons, 2010 ONCA 77, [2010] OJ no 342, au paragraphe 57.
[28]
Je tiens à souligner que l’appelante ne s’est pas opposée à ce que la question soit soulevée devant la Cour, lorsque son avocat a été invité à se prononcer sur le sujet lors de l’audience; celui-ci a présenté des arguments quant au fond sur la question. Comme j’ai déjà conclu que l’affaire doit être renvoyée pour un nouveau procès dans lequel la question peut être soulevée dans le contexte d’un dossier de preuve plus complet, je pense qu’il conviendrait que la Cour l’examine dans les présents motifs.
[29]
Les autres questions soulevées par les parties concernent toutes la charge de la preuve dont doit s’acquitter la poursuite lorsqu’elle cherche à obtenir une condamnation en vertu de l’alinéa 129a) du Code criminel et du paragraphe 129(1) de la LDN.
[30]
Je reformulerais les questions en litige de la manière suivante :
Lorsqu’il existe un mécanisme visant à assurer l’application de règlements, doit‑on y avoir recours avant d’invoquer l’infraction beaucoup plus grave que constitue l’entrave au travail d’un agent de la paix?
Pour statuer sur le deuxième chef d’accusation, le juge militaire a‑t‑il commis une erreur de droit en exigeant la production d’une preuve établissant que le caporal Golzari savait que le sergent Hiscock était un agent de la paix, au‑delà du fait qu’il était membre de la police militaire, ou avait fait preuve d’un aveuglement volontaire à cet égard?
Le juge militaire a‑t‑il commis une erreur de droit en concluant que l’absence de preuve quant à l’existence d’une norme de conduite est fatale au troisième chef d’accusation porté en vertu du paragraphe 129(1) de la LDN?
V.
DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES
[31]
Les dispositions pertinentes du Code criminel du Canada, de la Loi sur la défense nationale et des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes sont énoncées à l’annexe que comportent les présents motifs.
VI.
ANALYSE
A.
Lorsqu’il existe un mécanisme visant à assurer l’application de règlements, doit‑on y avoir recours avant d’invoquer l’infraction plus grave que constitue l’entrave au travail d’un agent de la paix?
[32]
L’intimé soutient que le sergent Hiscock devait inculper le caporal Golzari en vertu de l’article 11 du Règlement relatif à la circulation sur les terrains du gouvernement, CRC, ch 887 [RCTG], au lieu d’avoir recours à l’infraction plus grave d’entrave au travail d’un agent de la paix prévue au Code criminel. Comme je l’ai souligné ci-dessus, la question n’a pas été soulevée au procès. Tout au plus, le RCTG a été mentionné dans les observations formulées par la poursuite. Le juge militaire n’a tiré aucune conclusion selon laquelle le sergent Hiscock avait appliqué le RCTG.
[33]
Au procès, l’intimé a soutenu que le sergent Hiscock n’agissait pas dans le cadre de l’exercice légitime de ses fonctions et que, par conséquent, ses actes ne constituaient pas une entrave. Bien qu’il maintienne cet argument en appel, il soutient maintenant que l’article 11 du RCTG porte sur la même inconduite qui constitue le fondement de l’accusation d’entrave au travail d’un agent de la paix, c’est‑à‑dire le défaut de se conformer aux instructions données par l’agent de sûreté. Selon l’article 21 du RCTG, une contravention à l’article 11 serait passible d’une amende maximale de 500 $ et d’un emprisonnement maximal de six mois, ou de l’une de ces peines. Au contraire, la déclaration de culpabilité pour un acte criminel, selon l’alinéa 129a) du Code criminel, entraîne un emprisonnement maximal de deux ans.
[34]
L’intimé soutient que, lorsqu’un mécanisme visant à assurer l’application de règlements prévoit une pénalité moins sévère, on doit y avoir recours avant d’invoquer une mesure beaucoup plus grave prévue au Code criminel. À l’appui de cette thèse, il se fonde principalement sur l’arrêt R c Sharma, [1993] 1 RCS 650 [Sharma] de la Cour suprême du Canada.
[35]
En toute déférence, je ne crois pas que l’arrêt Sharma vienne à l’appui de la thèse pour laquelle l’intimé l’a invoqué. Dans cet arrêt, l’appelant a été accusé en vertu d’un règlement municipal et en vertu de l’article 129 du Code criminel pour avoir entravé le travail d’un agent de la paix. L’infraction au règlement municipal consistait en la vente de fleurs sur le trottoir sans avoir obtenu un permis de la ville. L’infraction d’entrave découlait du refus d’obtempérer à l’ordre donné par l’agent de remballer ses marchandises. La Cour suprême avait conclu que le règlement excédait les pouvoirs de la municipalité et que l’agent n’avait donc pas le pouvoir de l’appliquer. Cette conclusion a porté un coup fatal aux deux déclarations de culpabilité.
[36]
Lorsqu’il a examiné l’accusation d’entrave, le juge Iacobucci a fait observer que la loi en vertu de laquelle le règlement avait été pris prévoyait des moyens plus modérés de traiter de telles infractions, notamment celui consistant à donner des contraventions aux contrevenants. Ainsi, même si le règlement municipal était valide, la police ne pouvait pas contourner l’absence de pouvoir d’arrestation pour une violation en ordonnant à quelqu’un de cesser de commettre la violation, pour ensuite l’accuser d’entrave en vertu du Code criminel. À mon avis, ce n’est pas ce qui s’est passé le soir du 26 octobre 2014.
[37]
Dans son argumentation, l’avocat de l’intimé a invoqué les observations formulées par la poursuite devant le juge militaire, plutôt que les éléments de preuve, pour soutenir que le sergent Hiscock avait appliqué en réalité le RCTG lorsqu’il avait demandé au caporal Golzari de déplacer son véhicule. Je tiens à souligner que le sergent Hiscock n’a pas lui‑même fourni cette preuve et que le juge militaire n’a tiré aucune conclusion à cet égard.
[38]
Il est de droit constant que les observations formulées par un avocat ne constituent pas des éléments de preuve et qu’elles doivent être étayées par la preuve : Mwanri v Mwanri, 2015 ONCA 843, [2015] OJ no 6389, au paragraphe 32; voir aussi Rohit Land Inc v Cambrian Strathcona Properties Corp, 2015 ABQB 375, [2015] AJ no 658, au paragraphe 30, citant Lister v Calgary (City), [1997] AJ no 42 (CA Alb), au paragraphe 15; Poff v Great Northern Data Supplies (AB) Ltd, 2015 ABQB 173, [2015] AJ no 291, au paragraphe 90.
[39]
En l’espèce, les observations formulées par l’avocat de la poursuite relativement au RCTG en réponse à la requête du juge militaire n’étaient pas étayées par la preuve.
[40]
Selon le témoignage du sergent Hiscock, lorsqu’il est arrivé à la barrière Vimy pour aider le caporal Ingram, il exerçait ses fonctions d’officier supérieur de la police militaire qui apportait un appui supplémentaire à un membre de la FASB qui avait été déployé par le commandant de la base. Plus précisément, le sergent Hiscock a déclaré dans son témoignage qu’il avait demandé au caporal Golzari de déplacer son véhicule, parce qu’il ne connaissait pas la situation et qu’il essayait de comprendre ce qui se passait.
[41]
Le juge militaire n’a pas abordé la question de savoir si le sergent Hiscock pouvait se prévaloir du RCTG au moment pertinent, compte tenu de la situation qu’il avait examinée lorsqu’il était arrivé à la barrière Vimy. À mon avis, la preuve ne permet pas, dans le meilleur des cas, d’établir clairement si le sergent Hiscock tentait d’appliquer le RCTG lorsqu’il avait accusé le caporal Golzari d’entrave au travail d’un agent de la paix. La question ne lui a pas été posée, et le juge militaire n’a tiré aucune conclusion à cet égard lors de l’examen de la preuve. Le fait que le sergent pouvait peut‑être recourir à un autre mécanisme d’application des règlements à ce moment‑là ne suffit pas, à mon avis, pour établir qu’il aurait dû être utilisé.
[42]
À l’appui de sa thèse, l’intimé invoque les décisions R v Hayes, [2003] OJ no 2795 [Hayes]; R v Yussuf, 2014 ONCJ 143, [2014] OJ no 1487 [Yussuf] et R v Chayni, 2016 ABPC 7, [2016] AJ no 37 [Chayni]. Dans chacune d’elles, contrairement au cas en l’espèce, l’agent de police intervenait relativement à des infractions en matière de circulation routière pour lesquelles le législateur avait prévu d’autres moyens d’application de la loi. Il n’était pas nécessaire d’invoquer des infractions au Code criminel et des pouvoirs d’arrestation pour assurer le respect et l’application de la loi provinciale relative aux véhicules routiers. Je tiens à souligner que, dans la décision Yussuf, précitée, le juge du procès a conclu que la conduite de l’accusé s’était aggravée au point où il convenait de porter contre lui une accusation criminelle d’entrave. À mon avis, aucune de ces décisions n’appuie la thèse de l’intimé selon laquelle la police doit systématiquement opter pour un pouvoir d’application des règlements.
[43]
Dans la décision R v Waugh, 2010 ONCA 100, [2010] OJ no 425, aux paragraphes 39 à 41 [Waugh], la Cour d’appel de l’Ontario a insisté sur le fait qu’une accusation d’entrave portée en vertu du Code criminel était inconvenable dans le seul cas où [traduction] «
exactement la même conduite »
constitue l’infraction à la législation provinciale et l’entrave.
[44]
L’intimé soutient que l’article 11 du RCTG porte sur la même conduite qui constitue le fondement de l’accusation d’entrave au travail d’un agent de la paix en l’espèce : le défaut de se conformer aux instructions données par l’agent de sûreté. Il avance que, par conséquent, le sergent Hiscock devait se limiter à appliquer les mesures d’exécution précisées dans le mécanisme de réglementation.
[45]
On ne saurait affirmer que l’accusation d’entrave était inappropriée puisque le comportement dont le caporal Golzari était accusé n’était pas «
exactement la même conduite »
que celle qui est interdite à l’article 11 du RCTG. Les parties avaient des divergences d’opinions quant à la question de savoir si les éléments de preuve permettaient d’inférer que l’infraction d’entrave à un agent de la paix était fondée seulement sur le refus du caporal Golzari de déplacer son véhicule lorsqu’on lui en a donné l’ordre ou était liée à la tentative du caporal Golzari de faire obstacle à l’enquête du sergent Hiscock au soutien de l’équipe de la FASB. Le juge militaire a noté le désaccord, mais n’a tiré aucune conclusion à cet égard.
[46]
Compte tenu du niveau de sécurité élevé autour de la Base des Forces canadiennes Kingston à la suite du meurtre de deux soldats canadiens, on peut raisonnablement tirer l’inférence à partir du témoignage du sergent Hiscock qu’il examinait la situation afin de déterminer si les gestes posés par le caporal Golzari présentaient une préoccupation en matière de sécurité. En l’absence d’éléments de preuve permettant d’établir que le caporal Golzari ne faisait qu’exercer le pouvoir qui lui est conféré par le RCTG, la Cour ne peut conclure que l’accusation d’entrave était inappropriée.
B.
Pour statuer sur le deuxième chef d’accusation, le juge militaire a‑t‑il commis une erreur de droit en exigeant la production d’une preuve établissant que le caporal Golzari savait que le sergent Hiscock était un agent de la paix, au‑delà du fait qu’il était membre de la police militaire, ou avait fait preuve d’un aveuglement volontaire à cet égard?
[47]
Le juge militaire a rejeté la deuxième accusation au motif que la poursuite n’a fourni aucun élément de preuve quant à la connaissance par le caporal Golzari du statut d’agent de la paix du sergent Hiscock. À mon avis, cette conclusion constituait une erreur de droit puisqu’il n’était pas nécessaire pour la poursuite de présenter une preuve affirmative de cet élément de l’infraction.
[48]
Le juge militaire a tenu pour avérer le fait 1) que le sergent Hiscock était membre de la police militaire; 2) que celui‑ci s’était identifié comme tel au caporal Golzari et que l’accusé le savait; 3) qu’il était habillé comme un policier militaire; et 4) qu’il est arrivé sur les lieux avec un véhicule militaire identifié. Il a conclu qu’aucun élément de preuve ne permettait d’établir que le sergent Hiscock s’était identifié comme un agent de la paix au caporal Golzari ou qu’aucun élément de preuve ne soutenait le fait qu’il était agent de la paix.
[49]
À mon avis, le juge militaire a commis une erreur en ne tirant pas d’inférence des éléments de preuve selon lesquels le sergent Hiscock était un agent de la paix et que le caporal Golzari connaissait ce fait, en l’absence de toute preuve contraire.
[50]
La police militaire est toujours composée d’agents de la paix en ce qui concerne tout justiciable du Code de discipline militaire (CDM), sous la partie III de la LDN : voir les articles 22.01 et 22.02 des ORFC; voir aussi R c Nolan, [1987] 1 RCS 1212, aux pages 1222 à 1227 [Nolan]; R c Courchene (1989) 52 CCC (3d) 375, aux pages 377 à 379 (CA Ont). De plus, puisque le caporal Golzari est un membre de la Force régulière, il est assujetti au CDM en tout temps et en tout lieu : voir l’alinéa 60(1)a) de la LDN; voir aussi R c Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] ACS no 55, au paragraphe 36 [Moriarity].
[51]
On ne remet pas en question le fait que selon l’article 129 du Code criminel la mens rea exige, en plus de l’intention de perpétrer un acte qui constitue l’actus reus de l’infraction, que l’accusé connaissait ou ignorait volontairement le statut de l’agent de la paix qui a été entravé : R c Noel, (1995) 101 CCC (3d) 183, à la page 191 (CA C‑B) [Noel].
[52]
La difficulté de prouver la connaissance d’un accusé du statut d’agent de la paix a été discutée par le juge David Paciocco dans la décision Yussuf, susmentionnée. Le juge a noté que ce qui fait d’une telle connaissance un élément applicable étant nécessaire ou implicite d’une infraction criminelle [traduction] « est qu’en l’absence d’une apparence de vraisemblance selon laquelle il y avait une croyance erronée au sujet du fait pertinent, la connaissance ne doit pas faire l’objet du litige »
(Yussuf, précité, au paragraphe 50). Lorsqu’une erreur de fait est soulevée, le fardeau de la preuve repose sur l’accusé.
[53]
À mon avis, il n’y avait aucune apparence de vraisemblance quant à la possibilité que le caporal Golzari ne savait pas que le sergent Hiscock agissait à titre d’agent de la paix lors de la soirée en question. Comme l’a conclu le juge militaire, les éléments de preuve établissaient clairement que le sergent Hiscock était membre de la police militaire et que le caporal Golzari le savait au moment pertinent.
[54]
Lors des événements du 26 octobre 2014, la seule façon que le caporal Golzari pouvait ne pas savoir que le sergent Hiscock était un agent de la paix serait par erreur de droit ou par ignorance de la loi. L’intimé fait valoir que l’ignorance de la loi constitue un moyen de défense appropriée compte tenu des circonstances de la présente affaire, puisqu’un élément essentiel de l’infraction est fondé sur la connaissance des dispositions des ORFC, à savoir les articles 22.01 à 22.02. Je ne souscris pas à cet argument. Conformément à l’article 72.2 de la LDN, ainsi qu’à l’article 19 du Code criminel, il est impossible d’invoquer l’erreur ou l’ignorance de la loi.
[55]
L’article 22.01 des ORFC incorpore le libellé de l’alinéa 2g) du Code criminel, en faisant référence à la nomination de membres des Forces canadiennes en vertu de l’article 156 de la LDN. Les autres dispositions établissent les pouvoirs des agents de la paix nommés policiers militaires. Par souci de commodité, ces dispositions sont reproduites ci‑dessous :
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
[56]
L’intimé fait valoir qu’il est impossible de savoir quand un policier militaire est un agent de la paix sans connaître d’abord les dispositions des ORFC. Il allègue qu’il ne pouvait pas connaître les dispositions des ORFC parce qu’elles ne sont pas publiés dans la Gazette du Canada et, par conséquent, que la connaissance de celles-ci ne peut être présumée : voir la Loi sur les textes réglementaires, LRC, 1985, ch. S‑22, article 20 [LTR]; voir aussi le Règlement sur les textes réglementaires, CRC, ch. 1509, alinéa 7a) et paragraphe 15(1).
[57]
À mon avis, cet argument n’a aucun fondement, car il s’attache à la forme plutôt qu’au fond. On peut présumer que l’intimé, en tant que membre de la Force régulière et soldat possédant 12 années d’expérience au sein des Forces armées canadiennes (FAC), connaît la LDN et les ORFC. Fait à noter, les ORFC, le document principal de législation et de réglementation militaire, est publié sur le site Web de la Défense nationale et des FAC sous Politiques et normes.
[58]
Le fait que le caporal Golzari savait que le sergent Hiscock était membre de la police militaire était suffisant pour satisfaire à la connaissance ou à l’élément de mens rea de l’infraction d’entrave. La poursuite n’avait pas à présenter d’autres éléments de preuve afin de prouver l’état de la connaissance du caporal Golzari quant au statut d’agent de la paix du sergent Hiscock. Le juge militaire a commis une erreur de droit en alourdissant le fardeau de la preuve et en acceptant implicitement le moyen de défense fondé sur l’ignorance de la loi soulevée par le caporal Golzari.
C.
Le juge militaire a‑t‑il commis une erreur de droit en concluant que l’absence de preuve quant à l’existence d’une norme de conduite est fatale au troisième chef d’accusation porté en vertu du paragraphe 129(1) de la LDN?
[59]
L’infraction prévue au paragraphe 129(1) de la LDN est formulée en termes très généraux. Elle vise « [t]out acte, comportement ou négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline […] »
. Les actes ou les omissions qui constituent une infraction au sens de l’article 72 de la LDN ou la contravention de toute disposition conformément à la LDN ou à tout règlement, toute ordonnance ou toute instruction publiée aux fins d’information et en vue d’orienter les Forces canadiennes et les tentatives de perpétration d’infractions au sens de la LDN, sont réputés être assujettis au paragraphe 129(1), sans incidence sur le caractère général de ces paragraphes : voir les paragraphes 129 (2), (3) et (4) de la LDN.
[60]
Le juge militaire a tranché la troisième accusation de la manière suivante :
[traduction]
Comme pour toute infraction prévue à l’article 129 de la Loi sur la défense nationale, la poursuite doit établir que tout acte, comportement ou négligence allégués dans l’acte d’accusation qui aurait été commis par l’accusé est préjudiciable au bon ordre et à la discipline. Pour ce faire, la poursuite doit présenter des éléments de preuve portant que, compte tenu des circonstances, l’accusé devait suivre une norme de conduite. Les éléments de preuve démontrent que l’accusé devait s’identifier à la barrière et qu’il a respecté cette exigence. Aucun élément de preuve qui permettrait à la Cour de conclure à l’existence d’une norme de conduite imposée à l’accusé ou à d’autres personnes souhaitant entrer sur la Base des Forces canadiennes Kingston le 26 octobre 2014 ne démontre que ces personnes avaient l’obligation de fournir des détails sur leur destination en entrant dans la base.
[61]
L’appelante fait valoir que le juge militaire a commis une erreur de droit en exigeant la preuve d’une norme de conduite ou d’une obligation de fournir des renseignements au sujet de la destination. La position de l’intimé, comme l’a établi le juge militaire, est que la preuve de l’existence d’une obligation et du manquement à l’obligation est requise pour établir l’infraction prévue au paragraphe 129(1) de la LDN. L’intimé soutient également que l’acquittement était justifié puisqu’il n’existait aucun élément de preuve selon lequel son comportement avait été en fait préjudiciable au bon ordre et à la discipline.
(1)
La preuve d’une norme de conduite est‑elle requise?
[62]
La seule norme de conduite requise, comme l’allègue d’appelante, est celle de savoir si la conduite est préjudiciable au bon ordre et à la discipline. Il n’y a aucune exigence de preuve d’une norme distincte par rapport à laquelle il faut évaluer cette conduite : Smith c La Reine, (1961) 2 CMAR 159, à la page 164 [Smith]; voir aussi R c Armstrong, [2012] EWCA Crim 83 (CACM), au paragraphe 19, une décision ayant trait à une infraction similaire conformément à la législation du Royaume-Uni.
[63]
Dans le jugement Smith susmentionné, la Cour a souligné l’absence de définition de la nature de tout acte, comportement ou négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline, au paragraphe 129 (1) de l’époque. En l’absence de définition, la Cour a conclu ce qui suit :
[traduction]
[l]e tribunal militaire qui instruit l’accusation doit déterminer à partir de son expérience et des connaissances militaires générales si l’« acte » (comme en l’espèce) est préjudiciable au bon ordre et à la discipline. […] [l]e tribunal militaire peut appliquer ses connaissances militaires générales quant à savoir ce qu’exigent le bon ordre et la discipline dans les circonstances, afin d’établir si le comportement ou la négligence ayant fait l’objet d’une plainte est préjudiciable au bon ordre et à la discipline.
[64]
L’intimé cite la décision Tomczyk à l’appui de l’argument selon lequel la preuve d’une obligation est requise avant de trancher la question de savoir si le comportement en question est préjudiciable au bon ordre et à la discipline. Il se fonde sur une déclaration énoncée au paragraphe 28 de la décision selon laquelle «
la preuve produite par la poursuite n’établissait pas que l’appelant était tenu de se présenter en vue d’un traitement »
. [Non souligné dans l’original.] Compte tenu de cette référence à l’obligation ( tenu ), l’intimé fait valoir que la poursuite doit fournir des éléments de preuve démontrant l’existence d’une obligation ou d’une norme de conduite distincte avant d’établir s’il y a eu un manquement préjudiciable au bon ordre et à la discipline.
[65]
La déclaration de culpabilité faisant l’objet d’un appel dans la décision Tomczyk portait sur une accusation pour avoir omis de se présenter en vue d’un traitement médical, comme l’exigeait le médecin de l’appelant. La Cour a pris soin de souligner au paragraphe 27 que le traitement devait être distingué de l’évaluation afin d’établir avec certitude l’aptitude à remplir les fonctions. Les militaires sont habituellement libres de consentir à un traitement médical ou de le refuser. Cependant, ils ne peuvent pas ignorer les directives en vue de subir des évaluations médicales qui permettront de déterminer s’ils sont aptes au déploiement. Dans cette affaire, les éléments de preuve présentés par la médecin démontraient qu’elle avait demandé qu’une évaluation soit faite. L’accusation, telle qu’elle a été portée, ne pouvait être maintenue. En l’absence d’une modification à l’accusation ou à la preuve que l’appelant devait se présenter en vue d’un «
traitement »
, il avait droit à un verdict imposé.
[66]
La décision rendue dans l’affaire Tomczyk n’appuie pas la vaste proposition selon laquelle le paragraphe 129(1) de la LDN exige la preuve d’une obligation distincte ou d’une norme de conduite objective. Lorsque les motifs de la Cour sont lus dans leur contexte, il est clair que la référence au paragraphe 28 selon laquelle l’appelant est «
tenu de se présenter en vue d’un traitement »
porte sur la différence entre un traitement et une évaluation. En outre, les éléments de preuve présentés par le médecin établissaient clairement que, même dans le contexte militaire, le consentement était requis pour tout traitement médical. Il n’y avait aucun fondement pour conclure à l’obligation de respecter le « bon ordre et la discipline »
dans les circonstances particulières.
[67]
La discussion de la Cour au sujet des éléments de l’article 129 se trouve essentiellement aux paragraphes 24 et 25 :
[24] L’article 129 est une disposition générale qui criminalise tout comportement jugé préjudiciable au bon ordre et à la discipline au sein des FC. Le paragraphe 129(1) crée l’infraction alors que le paragraphe (2) énumère un certain nombre d’activités réputées préjudiciables. Dans la décision R. c. Winters (S.), 2011 CACM 1, 427 N.R. 311, au paragraphe 24, le juge d’appel Létourneau a résumé les éléments constitutifs de l’infraction prévue à l’article 129 en ces termes :
Lorsqu’une accusation est portée en vertu de l’article 129, outre l’état d’esprit blâmable de l’accusé, la poursuite doit établir hors de tout doute raisonnable l’existence d’un geste ou d’une omission dont la conséquence a été de porter préjudice au bon ordre et à la discipline.
[25] La preuve de préjudice est un élément essentiel de l’infraction. Le comportement doit réellement avoir été préjudiciable (Winters, précité, aux paragraphes 24 et 25). D’après la décision R. c. Jones, 2002 CACM 11, au paragraphe 7, la norme de preuve applicable à cet égard est la norme hors de tout doute raisonnable. Cependant, on peut déduire qu’il y a eu préjudice si la preuve établit clairement qu’il est une conséquence naturelle des actes prouvés; voir R. c. Bradt (B.P.), 2010 CACM 2, 414 N.R. 219, aux paragraphes 40 et 41.
[68]
À mon avis, la décision Tomczyk, lorsqu’elle est lue dans son ensemble, n’exige pas de la poursuite qu’elle prouve l’élément additionnel d’une norme de conduite requise applicable à l’accusé, dont, compte tenu des circonstances actuelles, une obligation de divulguer les détails d’une destination lors de l’entrée dans une base. Par conséquent, je souscris à l’argument de l’appelante selon lequel le juge militaire a commis une erreur de droit en acquittant l’intimé relativement à cette accusation. Tandis que cette conclusion suffit pour trancher l’appel relativement à la troisième accusation, je commenterai brièvement le deuxième argument de l’intimé.
(2)
La poursuite doit‑elle établir que la conduite de l’accusé a en fait été préjudiciable au bon ordre et à la discipline?
[69]
Au paragraphe 129(1), l’expression « préjudiciable au bon ordre et à la discipline
»
n’est pas définie mais elle a été appliquée à un large éventail de comportements et d’omissions. Elle a été décrite comme un « crime lié au résultat »
dans la mesure où le comportement sous-jacent de l’accusé doit être préjudiciable au bon ordre et à la discipline : R c Latouche, [2000] CMAC no 3, au paragraphe 32.
[70]
Les parties s’entendent sur le fait qu’un préjudice doit être établi conformément à la norme hors de tout doute raisonnable de droit pénal : Tomczyk, précité, au paragraphe 25. Cependant, les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir s’il faut présenter des éléments de preuve pour démontrer que le comportement faisant l’objet d’une plainte a en fait était préjudiciable au bon ordre et à la discipline.
[71]
L’appelante fait valoir qu’une transgression réelle de la discipline ne permet pas d’établir hors de tout doute raisonnable l’existence du préjudice. L’intimé soutient que la décision Jones, susmentionnée, prévoit que des effets préjudiciables doivent avoir lieu. Conclure autrement, allègue l’intimé, exigerait que la Cour infirme la décision Jones. Je ne suis pas d’accord.
[72]
Comme le souligne l’appelante, le degré de risque requis pour constituer un comportement préjudiciable a entraîné une certaine confusion dans l’application de cette disposition. Cette confusion découle de l’utilisation de l’expression «
préjudice réel »
dans des décisions de la Cour martiale rendues après la décision Jones; voir, par exemple, R c Korolyk, 2016 CM 1002, au paragraphe 16.
[73]
Dans la décision Jones, l’appelant a été déclaré coupable en vertu du paragraphe 129(1) pour des commentaires formulés à propos d’un supérieur. Lors de la discussion sur les éléments constitutifs de l’infraction, il a été établi que le juge militaire avait commis une erreur en omettant de conclure de façon claire et non équivoque que le comportement de l’accusé avait été préjudiciable au bon ordre et à la discipline. Il a utilisé des termes comme « peut être causé »
, «
peut avoir »
ou «
pourrait avoir »
causé lorsqu’il a abordé la question relative à l’incidence des remarques de l’appelant.
[74]
Par l’utilisation de tels termes, la Cour a conclu que le juge militaire avait élargi indûment le risque visé par l’infraction. Les termes laissaient entendre une hypothèse et une exigence de preuve satisfaisant à une norme en deçà de celle du droit pénal. Le comportement préjudiciable requiert plus que de «
mettre en danger les notions de bon ordre et de discipline »
. Importer une telle norme rendrait l’infraction inconstitutionnellement vague : Jones, précité, au paragraphe 12.
[75]
Le juge militaire a également commis une erreur en appliquant une norme inférieure lorsqu’il a pris connaissance d’office de l’incidence des remarques de l’accusé. Dans la décision Jones, la Cour a noté ce qui suit au paragraphe 11 :
La question était de savoir si, compte tenu des circonstances particulières de la présente affaire, le comportement de l’appelant a porté préjudice au bon ordre et à la discipline en ce sens que les propos qu’il a exprimés tendaient à discréditer un supérieur.
[Non souligné dans l’original.]
[76]
Cependant, une lecture attentive de la décision Jones démontre que la Cour a pris soin de mettre l’accent sur le fait que le préjudice n’a pas à être restreint à une manifestation physique d’un préjudice au bon ordre et à la discipline. Au paragraphe 7, la Cour a déclaré ce qui suit :
La preuve du préjudice peut évidemment être déduite des circonstances si la preuve montre clairement qu’un préjudice s’est produit comme conséquence naturelle d’un fait prouvé. Toutefois, la norme de preuve est celle de la preuve au‑delà de tout doute raisonnable.
[77]
Cette formulation laisse entendre que le préjudice sera prouvé hors de tout doute raisonnable, tant que la totalité des circonstances appuie la conclusion selon laquelle le comportement en cause est susceptible d’être préjudiciable au bon ordre et à la discipline. Puisque la Cour, dans la décision Jones, a laissé la porte ouverte pour déduire le préjudice à partir des circonstances, je conviens avec l’appelante que l’élément «
préjudiciable »
comprend un comportement qui «
tend à »
ou qui est «
susceptible »
d’être préjudiciable.
[78]
Dans son sens grammatical ordinaire, l’élément préjudiciable signifie «
qui porte ou qui peut porter préjudice »
(Le Nouveau Petit Robert). L’ajout des mots « to the »
(dans la version anglaise) devant « prejudice »
(dans la version anglaise) incorpore un élément de risque ou un potentiel, et l’expression, interprétée dans son ensemble, n’exige pas que la présence d’effets préjudiciables soit établie dans chaque cas. Même si la preuve d’effets préjudiciables peut exister, elle n’est pas requise pour qu’un comportement fasse l’objet d’une mesure disciplinaire dans le contexte militaire. La discipline militaire exige qu’un comportement soit puni s’il existe un risque véritable d’effets préjudiciables au bon ordre au sein de l’unité; cela constitue plus qu’une simple possibilité de préjudice. Si le comportement tend à ou est susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur la discipline, ce comportement est alors préjudiciable au bon ordre et à la discipline.
[79]
Je souscris également à l’argument de l’appelante selon lequel, dans la plupart des circonstances, le juge des faits d’une cour martiale doit être en mesure de déterminer si un comportement démontré est préjudiciable au bon ordre et à la discipline, compte tenu de son expérience et de ses connaissances militaires générales : Smith, précité, à la page 164.
[80]
Il pourrait y avoir des cas dépassant l’expérience et les connaissances militaires générales où il sera nécessaire pour la poursuite de produire la preuve de circonstances précises qui sont préjudiciables. Ce n’est pas le cas en l’espèce. L’incidence de la décision du juge militaire était d’imposer l’exigence de la preuve d’une ordonnance ou d’une directive selon laquelle les membres des FAC doivent coopérer avec les agents de sécurité lorsqu’ils entrent dans une base, même si la base est en état d’alerte en raison d’attaques sur des militaires.
[81]
Il existait suffisamment d’éléments de preuve sur lesquels le juge militaire, appliquant sa propre expérience militaire et ses propres connaissances militaires générales, aurait pu s’appuyer pour déterminer si le comportement du caporal Golzari était susceptible d’être préjudiciable à l’ordre et à la discipline. La seule norme de conduite requise par l’infraction était de savoir si le comportement était susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur le bon ordre et la discipline. Le juge militaire a commis une erreur en exigeant des éléments de preuve additionnels afin d’établir l’existence d’une norme obligeant le caporal Golzari à fournir des détails sur sa destination au caporal Ingram.
VII.
DÉCISION
[82]
Compte tenu des conclusions susmentionnées, j’écarte les conclusions du juge militaire et j’ordonne la tenue d’un nouveau procès relativement à la deuxième et à la troisième accusation.
« Richard Mosley »
Juge
« Je suis d’accord.
B. Richard Bell »
« Je suis d’accord.
Catherine Kane »
ANNEXE
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
COUR D’APPEL DE LA COUR MARTIALE DU CANADA
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
CMAC-587
|
|
|
INTITULÉ :
|
SA MAJESTÉ LA REINE c. CAPORAL GOLZARI
|
|
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Ottawa (Ontario)
|
||
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 23 FÉVRIER 2017
|
||
MOTIFS DU JUGEMENT :
|
LE JUGE Mosley
|
||
Y ONT SOUSCRIT :
|
LE JUGE EN CHEF BELL
LA JUGE KANE
|
||
DATE DES MOTIFS :
|
LE 23 juin 2017
|
||
COMPARUTIONS :
Majeur Dylan Kerr
Capitaine Patrice Germain
|
POUR L’APPELANTE
|
Lieutenant-Commandant Mark Létourneau
Lientenant-Colonel Jean-Bruno Cloutier
|
POUR L’INTIMÉ
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Service canadien des poursuites militaires
Ottawa (Ontario)
|
POUR L’APPELANTE
|
Services d’avocats de la défense
Gatineau (Québec)
|
POUR L’INTIMÉ
|