Cour d'appel de la cour martiale

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Date : 20160603


Dossier : CMAC-568

Référence : 2016 CACM 1

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE RENNIE

 

 

ENTRE :

CAPORAL-CHEF D.D. ROYES

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 3 juin 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE TRUDEL

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE RENNIE

 


Date : 20160603


Dossier : CMAC-568

Référence : 2016 CACM 1

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE RENNIE

 

 

ENTRE :

CAPORAL-CHEF D.D. ROYES

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE TRUDEL

I.  Aperçu et questions en litige

[1]  L’appelant demande à la Cour de déclarer que l’alinéa 130(1)a) de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, c. N-5 (LDN), qui intègre par renvoi presque toutes les infractions prévues au Code criminel L.R.C. (1985), ch. C-46 (le Code criminel) en tant qu’infractions en vertu de la LDN, viole le droit de bénéficier d’un procès avec jury garanti par l’alinéa 11f) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 (la Charte).

[2]  L’appelant affirme que l’alinéa 130(1)a) et son équivalent réglementaire se trouvant à l’article 103.61 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC), devraient être déclarés invalides en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Le libellé de l’article 103.61 des ORFC est reproduit en annexe (voir l’annexe I).

[3]  La présente question est soulevée après que l’appelant a été jugé et reconnu coupable d’agression sexuelle par une cour martiale permanente (2013 CM 4033). Il a été condamné à une peine d’emprisonnement de 36 mois (2013 CM 4034). Il s’est pourvu en appel devant la Cour quant à la légalité du verdict de culpabilité et quant à la décision du juge militaire de rejeter sa requête par laquelle il sollicitait l’invalidation de l’alinéa 130(1)a) de la LDN au motif que celui-ci contrevient à l’article 7 de la Charte (2013 CM 4032).

[4]  Dans les motifs répertoriés sous la référence 2014 CACM 10, la Cour a rejeté tous les motifs d’appel portant sur la légalité du verdict de culpabilité, mais ne s’est pas prononcée sur la question constitutionnelle. Il a fallu procéder de cette façon puisque l’appelant avait omis de signifier un avis de question constitutionnelle conformément à la règle 11.1 des Règles de la Cour d’appel de la cour martiale, DORS/86-959. L’appel a été ajourné concernant cette question au 23 janvier 2015, afin de permettre à l’appelant de se conformer aux Règles.

[5]  Un premier avis de question constitutionnelle a été signifié le 28 octobre 2014, demandant de déclarer que l’article 130 de la LDN, par sa portée excessive, contrevient à l’article 7 de la Charte.

[6]  On peut rapidement constater que cette question constitutionnelle est différente de celle actuellement présentée devant la Cour. En effet, le 22 décembre 2015, l’appelant a signifié un nouvel avis de question constitutionnelle dans lequel il abandonne ses prétentions en vertu de l’article 7 pour plutôt se concentrer sur à l’alinéa 11f), qui s’articule comme suit :

11. Tout inculpé a le droit :

11. Any person charged with an offence has the right

[…]

f) sauf s’il s’agit d’une infraction relevant de la justice militaire, de bénéficier d’un procès avec jury lorsque la peine maximale prévue pour l’infraction dont il est accusé est un emprisonnement de cinq ans ou une peine plus grave;

(f) except in the case of an offence under military law tried before a military tribunal, to the benefit of trial by jury where the maximum punishment for the offence is imprisonment for five years or a more severe punishment;

[7]  Ce revirement fait suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S 485 [Moriarity CSC], rendue le 19 novembre 2015.

[8]  Dans Moriarity CSC, la Cour Suprême du Canada a conclu que l’alinéa130(1)a) de la LDN ne contrevient pas à l’article 7 de la Charte.

[9]  Cette conclusion a manifestement répondu à la question du premier avis de question constitutionnelle. Le second avis fait donc l’objet de la présente continuation d’audience.

[10]  Au début de l’audience, l’intimée a demandé le rejet sommaire de l’appel, soutenant qu’il était inacceptable que l’appelant soulève une nouvelle question. Après avoir entendu les parties au sujet de la requête de l’intimée, la Cour a décidé d’exercer sa discrétion et d’entendre l’affaire sur le fond bien qu’il s’agisse d’une nouvelle question constitutionnelle. Les présents motifs concernent la nouvelle question constitutionnelle déposée par l’appelant relativement à l’alinéa 11f) de la Charte.

[11]  Je suis d’avis que le présent appel ne peut être accueilli. J’en arrive à cette conclusion à la suite de l’analyse des trois questions en litige formulées par l’appelant lors de l’audience du présent appel :

  1. Premièrement, quelle est la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Moriarity CSC et quel est l’effet de cette décision?

  2. Deuxièmement, à la lumière de l’arrêt Moriarity CSC, la jurisprudence établie de la Cour entraîne-t-elle la conclusion que l’alinéa 130(1)a) contrevient à l’alinéa 11f) de la Charte?

  3. Enfin, est-ce qu’une infraction en vertu de l’alinéa 130(1)a) de la LDN constitue une infraction d’ordre militaire telle qu’elle est définie à l’article 2 de la LDN et est-ce qu’une infraction d’ordre militaire relève de la justice militaire au sens de l’alinéa 11f) de la Charte?

[12]  Étant donné ma conclusion proposée, je ne me pencherai ni sur les arguments de l’appelant concernant l’article 1 de la Charte ni sur la question des réparations.

A.  Premièrement, quelle est la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Moriarity CSC et quel est l’effet de cette décision?

(1)  Décisions de la Cour

[13]  La Cour s’est récemment prononcée, avant la décision de la Cour suprême du Canada, sur la constitutionnalité de l’alinéa 130(1)a) de la LDN dans les arrêts R. c. Moriarity, 2014 CACM 1, 455 N.R. 59 [Moriarity CACM] et R. c. Larouche, 2014 CACM 6, 460 N.R. 248 [Larouche]. J’estime utile de résumer brièvement ces décisions afin de placer en contexte l’arrêt de la Cour suprême du Canada.

[14]  Dans l’arrêt Moriarity CACM, la Cour a conclu que bien interprété, l’alinéa 130(1)a) ne contrevient pas à l’article 7 ni à l’alinéa 11f) de la Charte. Le juge Blanchard a examiné la jurisprudence pertinente de notre Cour et de la Cour suprême du Canada, et a jugé que la disposition, malgré son libellé général, doit s’interpréter dans la limite d’un lien de connexité avec le service militaire et inclure uniquement les infractions « dont la perpétration est directement liée à la discipline, à l’efficacité et au moral des troupes » qui « peuvent être jugées en tant qu’infractions d’ordre militaire aux termes du [code de discipline militaire] » (au paragraphe 66).

[15]  Le juge Blanchard conclut, au paragraphe 100, que l’objet de l’alinéa 130(1)a) de la LDN est conforme au but d’un système de tribunaux militaires distinct, comme l’a décrit le juge Lamer dans l’arrêt R. c. Généreux [1992] 1 R.C.S 259, à la page 293, afin de : « permettre aux Forces armées de s’occuper des questions qui touchent directement à la discipline, à l’efficacité et au moral des troupes ». Par conséquent, « l’objet de l’alinéa 130(1)a) ne peut être plus vaste que celui du [code de discipline militaire] ».

[16]  Compte tenu de cette interprétation de la portée et de l’objet de l’alinéa 130(1)a), le juge Blanchard a conclu que l’alinéa n’a pas de portée excessive puisque l’exigence du lien de connexité avec le service militaire, « essentielle pour assurer le caractère constitutionnel » de la disposition (au paragraphe 102), veille à ce qu’elle ne soit pas plus vaste que nécessaire pour réaliser son objectif (au paragraphe 105). La même analyse de la portée excessive s’applique à sa conclusion voulant que ni l’article 7 ni l’alinéa 11f) de la Charte n’aient été violés (aux paragraphes 105 et 108).

[17]  La décision de la Cour dans Larouche a été rendue après Moriarity CACM, mais avant que la Cour suprême du Canada se soit prononcée dans Moriarity CSC. Notre Cour en arrive au même résultat, mais reformule l’analyse dans Moriarity CACM. Le juge Cournoyer a déclaré que la portée de la disposition est excessive et qu’elle va à l’encontre de l’article 7 et de l’alinéa 11f) de la Charte. Il a ordonné une interprétation réparatrice exigeant un lien de connexité avec le service militaire afin d’harmoniser la disposition avec les limites fixées par l’article 7 et l’alinéa 11f) de la Charte (Larouche, aux paragraphes 15 et 133).

[18]  Notre Cour a tiré ses conclusions relativement à l’article 7 et à l’alinéa 11f) de la Charte, dans Moriarity CACM et dans Larouche, en se fondant sur la même analyse de la portée excessive.

(2)  Portée de la décision de la Cour suprême du Canada dans Moriarity CSC

[19]  L’appelant affirme que la décision de la Cour suprême du Canada porte uniquement sur la question de la constitutionnalité de l’alinéa 130(1)a) de la LDN aux termes de l’article 7. Par conséquent, la conclusion de notre Cour selon laquelle en l’absence d’un lien de connexité avec le service militaire, l’alinéa 130(1)a) va à l’encontre de l’alinéa 11f) et est inconstitutionnel, demeure valide. En d’autres mots, les arrêts Moriarity CACM et Larouche sont toujours valables juridiquement puisqu’ils concernent l’alinéa 11f) de la Charte.

[20]  L’appelant s’appuie largement sur le paragraphe 30 des motifs de la Cour suprême du Canada dans Moriarity CSC, où le juge Cromwell a déclaré :

[L]a question de l’étendue de la compétence fédérale sur « [l]a milice, le service militaire et le service naval, et la défense du pays » prévue au par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867, ainsi que la question de la portée de l’exemption d’application du droit à un procès avec jury garanti à l’al. 11f) de la Charte en droit militaire ne se soulèvent pas dans les présents pourvois. En l’espèce, nous devons formuler l’objet des deux dispositions contestées afin de pouvoir apprécier la rationalité de certains de leurs effets. Nous ne sommes pas appelés à déterminer la portée du pouvoir législatif fédéral relativement à la justice militaire ni à examiner d’autres types de contestations fondées sur la Charte. Je considère comme valide l’objectif du législateur, et mes motifs ne traitent d’aucune de ces autres questions.

[21]  L’appelant fait valoir que ce paragraphe signifie que les conclusions de la Cour suprême du Canada dans Moriarity CSC se limitent strictement à l’article 7 et ne s’appliquent pas à une analyse en vertu de l’alinéa 11f). En effet, l’appelant demande à la Cour d’examiner l’article 7 et l’alinéa 11f) de façon complètement distincte. Je ne suis pas d’accord avec une telle approche.

[22]  À mon avis, le juge Cromwell a simplement précisé au paragraphe 30 qu’il n’étudierait pas la question des limites constitutionnelles de la justice militaire, y compris la portée de l’alinéa 11f) de la Charte de façon générale, ou toute autre contestation fondée sur la Charte qui pourrait être soulevée à l’avenir, et que ses motifs ne doivent pas être lus comme répondant à ces questions.

[23]  Je ne peux pas, comme l’appelant m’invite à le faire, voir dans ce paragraphe une déclaration établissant que l’approche de la Cour dans Moriarity CACM et dans Larouche demeure néanmoins valide en ce qui concerne l’alinéa 11f), bien que notre Cour ait appliqué une analyse identique à l’article 7 et à l’alinéa 11f) et bien que la Cour suprême ait rejeté l’approche de la Cour quant à cette analyse. En toute déférence, ce raisonnement entraîne un résultat absurde : maintenir que les mêmes conclusions juridiques sont simultanément correctes et incorrectes, en fonction de la disposition de la Charte à examiner.

[24]  L’appelant invoque également le paragraphe 55 de Moriarity CSC, suggérant qu’il reflète une acceptation continue de l’exigence d’un lien de connexité avec le service militaire puisque la Cour suprême du Canada s’est fondée sur l’arrêt Ionson c. La Reine (1987), 4 C.M.A.R. 433, conf. par [1989] 2 R.C.S. 1973.

[25]  Le paragraphe 55 se lit comme suit :

[55] Une affaire soulevant la question du « lien de connexité avec le service militaire » qui remonte aux années 1980 étaye cette interprétation large du lien entre les infractions criminelles commises par les militaires et la discipline militaire. Dans l’arrêt Ionson c. La Reine (1987), 4 C.A.C.M. 433, conf. par [1989] 2 R.C.S. 1073, l’accusé, un membre de la force régulière, était steward à bord du NCSM Fundy à Esquimalt, en Colombie‑Britannique. Alors qu’il n’était pas de service et qu’il n’était pas à bord du navire, ni même dans la base, il a été trouvé en possession de cocaïne par la police civile. Au moment de l’incident, il conduisait un véhicule civil (le sien), il portait des vêtements civils et aucun autre militaire n’était concerné. Il a été reconnu coupable de possession d’un stupéfiant par une cour martiale permanente. Il a soulevé une fin de non‑recevoir basée sur l’absence d’un lien militaire suffisant pour conférer compétence à la cour martiale permanente. Le président du tribunal a rejeté ce moyen, estimant qu’il existait un lien très concret avec le service militaire. Cette conclusion a été confirmée par la CACM (à la p. 438), qui a cité avec approbation les propos suivants tirés d’une autre de ses décisions : « Les autorités militaires ont peut‑être davantage intérêt que les autorités civiles à ce qu’aucun membre des forces armées n’utilise ni ne distribue de stupéfiants et, en fin de compte, à en empêcher tout usage » (MacEachern c. La Reine (1985), 4 C.A.C.M. 447, p. 453). Notre Cour a confirmé cette conclusion. L’arrêt Ionson est compatible avec une interprétation large des situations dans lesquelles il existe à tout le moins un lien rationnel entre les infractions criminelles commises par un militaire et la discipline, l’efficacité et le moral des troupes.

[26]  Ce paragraphe n’est d’aucune aide pour l’appelant. Le juge Cromwell déclare dès le début que l’instance présentait un « lien militaire », mais se fonde néanmoins complètement sur cette décision pour soutenir son « interprétation large des situations dans lesquelles il existe à tout le moins un lien rationnel entre les infractions criminelles commises par un militaire et la discipline, l’efficacité et le moral des troupes » (Moriarity CSC, au paragraphe 55). Il est évident qu’il se fonde sur le lien militaire établi dans l’arrêt Ionson en le considérant analogue au lien rationnel, après avoir explicitement rejeté la règle du lien miliaire plus tôt dans la décision (aux paragraphes 35 à 40). Cette seule référence à une instance soulevant la question du « lien de connexité avec le service militaire » ne peut être interprétée comme la rétablissant.

[27]  Pendant l’audience du présent appel, l’appelant a soutenu que la notion de portée excessive en tant que principe de justice fondamentale aux termes de l’article 7 de la Charte doit être distinguée de la portée excessive en dehors de ce contexte. Il ajoute qu’il est possible qu’une disposition qui n’a pas été jugée excessive aux termes de l’article 7, ait néanmoins une portée excessive dans d’autres contextes, en l’espèce aux termes de l’alinéa 11f).

[28]  En tout premier lieu, cette position est démentie par le fait, une fois encore, que les décisions de notre Cour sur lesquelles l’appelant se fonde pour l’analyse de l’alinéa 130(1)a) de la LDN aux termes de l’alinéa 11f) de la Charte (Moriarity CACM; Larouche; R. c. Vézina, 2014 CACM 3, 461 N.R. 286) utilisent la même analyse de la portée excessive que celle adoptée pour l’article 7 et l’alinéa 11f).

[29]  Même en l’absence d’une déclaration affirmative explicite de la Cour suprême du Canada disposant que l’alinéa 130(1)a) de la LDN ne viole pas l’alinéa 11f), à mon avis, il n’est pas possible pour l’appelant de contourner la décision de la Cour suprême du Canada en se fondant sur des déclarations antérieures de notre Cour. Il n’est pas non plus loisible à notre Cour, son approche ayant été rejetée dans cette analyse par la Cour suprême du Canada, de rejeter son orientation lorsqu’une question pratiquement identique est soulevée relativement à un autre article de la Charte.

[30]  Par ailleurs, les motifs de décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Sharpe, 2001 CSC 2 [2001] 1 RCS 45 [Sharpe], sur lesquels se fonde l’appelant ne lui sont d’aucun secours. L’appelant affirme que Sharpe démontre que la notion de portée excessive a un sens distinct lorsqu’elle est examinée hors du contexte de l’article 7 de la Charte. Je ne suis pas d’accord.

[31]  Dans Sharpe, la Cour suprême du Canada s’est prononcée sur une contestation des lois canadiennes criminalisant la possession de pornographie juvénile au motif qu’elles portent atteinte au droit à la liberté d’expression protégé par l’alinéa 2b) et le droit à la liberté protégé par l’article 7 de la Charte, au-delà des limites raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article 1.

[32]  Dans Sharpe, la Couronne a reconnu que la criminalisation de la possession de pornographie juvénile limite le droit à la liberté d’expression. Par conséquent, le juge en chef a uniquement examiné si cette restriction était raisonnable et si sa justification pouvait se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Il n’a pas été nécessaire pour la Cour d’examiner l’argument fondé sur l’article 7. Le juge en chef a mentionné que : « [é]tant donné que [l’article 7] reprend toutes les craintes de portée excessive qui constituent le principal obstacle à la justification de la violation de l’al. 2b), il n’est pas nécessaire de l’examiner séparément » (au paragraphe 18).

[33]  Il convient de souligner que la Cour a explicitement tenu pour acquis que l’analyse de la portée excessive était identique qu’elle soit fondée sur l’article 1 ou sur l’article 7. Bien que l’approche juridique ait été révisée au fil du temps, il n’y a pas de raison de conclure que la façon d’aborder la portée excessive dans Sharpe est distincte de celle à utiliser pour examiner la Charte dans un autre contexte que celui de l’article 7. Même s’il n’est pas possible d’isoler un énoncé unique définissant la façon d’aborder la portée excessive de Sharpe, il me semble clair que la façon d’aborder la portée excessive est essentiellement la même que celle énoncée et appliquée plus tard dans Moriarity CSC.

[34]  Je réalise que l’analyse dans Sharpe se concentre sur les effets de la loi, alors que l’analyse dans Moriarity CSC met l’accent sur son objet. Pourtant, la question centrale était la même : est-ce que la loi, interprétée adéquatement, comporte des effets n’étant pas rationnellement liés à son objet?

[35]  À mon humble avis, Sharpe démontre qu’en plus d’être un principe de justice fondamentale aux fins de l’article 7, la notion de portée excessive peut être utile pour déterminer si la justification d’une limite est démontrable aux fins de l’article 1. En l’absence d’un effet sur le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité d’une personne, ou en plus de celui-ci, il peut être pertinent en vertu de la Charte d’examiner si les effets de la loi sur les autres droits garantis sont excessifs.

[36]  L’appelant n’a pas fourni de jurisprudence supplémentaire pour soutenir son argument selon lequel le contenu de l’analyse de la portée excessive doit être différent ou que l’examen de la portée excessive pourrait avoir des résultats différents selon que l’article 7 soit en cause ou non. En déclarant ceci, j’ai pris en considération la décision récente de la Cour suprême du Canada dans R. c. SafarzadehMarkhali, 2016 CSC 14, [2016] A.C.S. no 14, envoyée aux membres du tribunal par l’avocat de l’appelant lors du délibéré de la présente question.

[37]  Il faut également garder à l’esprit que les articles 8 à 14 de la Charte ont été reconnus comme visant des atteintes aux principes de justice fondamentale au sens de l’article 7 (voir Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486, à la page 502, 24 D.L.R. (4th) 536). Dans le même ordre d’idées, je trouve difficile de conclure, d’une part, que la loi est conforme aux principes de justice fondamentale aux termes de l’article 7 de la Charte, mais d’autre part, qu’elle contrevient à l’alinéa 11f) selon une analyse de la portée excessive qui a été expressément rejetée par la Cour suprême du Canada.

[38]  En somme, je conclus que l’effet de la décision de la Cour suprême du Canada dans Moriarity CSC n’était pas uniquement de confirmer que l’alinéa 130(1)a) de la LDN ne contrevient pas à l’article 7 de la Charte, il a également permis à la Cour de corriger la façon d’aborder la question de la portée excessive et d’établir que l’alinéa 130(1)a), interprété adéquatement, ne comprend pas l’exigence d’un lien de connexité avec le service militaire et que, même sans cette exigence, la portée de la disposition n’est pas excessive.

[39]  À mon avis, en rejetant la nécessité du lien de connexité avec le service militaire pour donner compétence aux tribunaux militaires sur les membres des Forces canadiennes et des civils les accompagnant, la Cour suprême du Canada a retiré la seule condition préalable à l’exception prévue à l’alinéa 11f), c’est-à-dire l’exception au droit constitutionnel à un procès avec jury.

[40]  Par conséquent, je conclus qu’en dépit de l’absence d’une ordonnance explicite à ce sujet, l’arrêt Moriarity CSC établit effectivement que la portée de l’alinéa 130(1)a) de la LDN n’est pas excessive et ne contrevient pas à l’alinéa 11f) de la Charte. Les conclusions contraires de la Cour (Larouche), ou les conclusions selon lesquelles une violation de la disposition découlerait de l’absence d’une exigence de lien de connexité avec le service militaire (Moriarity CACM), ne peuvent plus être invoquées pour de telles observations.

[41]  Passons maintenant aux autres arguments de l’appelant.

B.  La jurisprudence établie de la Cour

[42]  L’appelant soutient en outre que rejeter son appel en se fondant uniquement sur Moriarity CSC infirmerait de façon injustifiée trente ans de jurisprudence établie de la Cour. À la lumière de la décision de la Cour suprême du Canada dans Moriarity CSC et de mes conclusions relativement à sa portée, cet argument ne peut être retenu.

[43]  La question dépasse largement l’argument initial de l’appelant, abordé ci-dessus. Je considère qu’il est néanmoins utile d’en traiter de façon distincte afin de répondre complètement à la demande de l’appelant.

[44]  L’appelant a répété que notre Cour a constamment fait valoir la nécessité du lien de connexité avec le service militaire dans le système de justice militaire et que cette jurisprudence doit être suivie. L’historique de la règle du lien de connexité avec le service militaire est habilement exposé dans Moriarity CACM, aux paragraphes 48 à 61.

[45]  Si la conclusion que je propose va à l’encontre de la jurisprudence antérieure de notre Cour mettant l’accent sur la nécessité du lien de connexité avec le service militaire pour respecter l’alinéa 11f) de la Charte, c’est en raison de l’orientation récente de la Cour suprême du Canada.

[46]  J’ajoute qu’en plaidant que notre Cour a approuvé de manière générale le lien de connexité avec le service militaire comme étant essentiel au système de justice militaire, l’appelant a fait abstraction de la décision de la Cour dans l’arrêt R. c. Reddick, 112 CCC (3d) 491, [1996] C.M.A.J No. 9 [Reddick], portant sur le partage des pouvoirs. Au nom de la Cour, le juge Strayer a déclaré :

J’estime que les préoccupations soulevées au sujet de l’existence d’un « lien » dans le contexte de la Déclaration des droits ou de la Charte ne sont plus pertinentes en raison de l’arrêt Généreux de la Cour suprême du Canada. Dans cet arrêt, la Cour suprême a confirmé la légitimité fondamentale de l’existence d’un système distinct de justice militaire. Elle a reconnu qu’un tel système est en règle générale soumis aux exigences de la Charte, bien que ces exigences puissent conduire à des résultats quelque peu différents dans le contexte militaire. Ainsi, la justice militaire n’est pas considérée comme une exception notable au système de justice fondamentale garanti aux Canadiens par la Charte (à la page 504).

[47]  Le juge Strayer a également traité de la question du lien de connexité avec le service militaire par rapport à l’alinéa 11f) de la Charte :

Quant à l’application de l’exemption des tribunaux militaires des dispositions impératives de la Charte en matière de procès par jury, cette question suppose de fait une interprétation législative ou des questions de partage des pouvoirs quant à la question de savoir si l’infraction en question constitue réellement une « infraction relevant de la justice militaire » au sens de l’alinéa 11f) de la Charte. L’infraction en question constitue-t-elle essentiellement une « infraction militaire » validement prévue par le Parlement en vertu du paragraphe 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867? Dans l’affirmative, l’exception prévue à la Charte s’applique (ibidem, à la page 505).

[48]  En dépit de l’interprétation restrictive faite ensuite par la Cour des commentaires du juge Strayer sur le lien, les limitant au contexte de partage des pouvoirs (Moriarity CACM, paragraphe 60), Reddick mine la suggestion de l’appelant soutenant que son appel s’inscrit directement dans des décennies de jurisprudence de la Cour, dont Moriarity CSC peut en quelque sorte se distinguer.

[49]  La règle du lien de connexité avec le service militaire avait déjà été effectivement retirée de l’analyse constitutionnelle par Reddick et est désormais entièrement rejetée par la Cour suprême. Comme l’a suggéré le juge Strayer, la tâche d’appliquer la Charte dans un contexte militaire en suivant les principes généraux d’analyse applicables demeure (Reddick, à la page 505).

[50]  Les commentaires du juge Strayer dans Reddick sur l’alinéa 11f) de la charte en particulier, interprétés à la lumière de Moriarity CSC, démontrent de quelle façon il est possible de déterminer si la privation du droit à un procès avec jury fait partie des exceptions prévues au texte constitutionnel. Si l’accusé est accusé d’une infraction validement prévue par la loi et que l’infraction, interprétée correctement, constitue une infraction relevant de la justice militaire, refuser à l’accusé un procès avec jury ne contrevient pas à l’alinéa 11f).

[51]  Ceci m’amène au dernier argument de l’appelant.

C.  L’alinéa 130(1)a) est-il visé par l’exception au droit à un procès avec jury?

[52]  Lors de l’audience du présent appel, l’appelant a fait valoir qu’en dépit des conclusions de la Cour suprême du Canada sur la portée excessive, l’alinéa 130(1)a) de la LDN ne renvoie pas à des infractions relevant de la justice militaire au sens de l’alinéa 11f) de la Charte et porte par conséquent atteinte au droit à un procès avec jury.

[53]  Il est clair à mon avis que les actes ou les omissions auxquels fait référence l’alinéa 130(1)a) sont des « infractions d’ordre militaire » telles que définies à l’article 2 de la LDN : « Infraction — à la présente loi, au Code criminel ou à une autre loi fédérale — passible de la discipline militaire ».

[54]  L’expression « loi militaire » n’est pas définie dans la Charte ou la LDN, mais elle est définie dans le Code criminel : « Toutes lois, tous règlements ou toutes ordonnances sur les Forces canadiennes ».

[55]  Le seul fondement invoqué par l’appelant pour prétendre qu’une infraction d’ordre militaire ne constituerait pas une infraction relevant de la justice militaire au sens de l’alinéa 11f) de la Charte reposait sur l’application continue de la règle du lien de connexité avec le service militaire.

[56]  En effet, la Cour avait déjà conclu qu’ [traduction] « une infraction ayant un réel lien de connexité avec le service militaire et tombant sous le coup de la lettre du paragraphe 120(1) [désormais le paragraphe 130(1)] de la Loi sur la défense nationale constitue une infraction relevant de la justice militaire au sens de l’alinéa 11f) de la Charte des droits et libertés » (R. v. MacDonald, [1983] 150 D.L.R. (3d) 620, à la page 625, 6 C.C.C. (3d) 551).

[57]  L’appelant souhaiterait que la Cour continue de reconnaître ce raisonnement malgré le rejet par la Cour suprême du Canada de la règle du lien de connexité avec le service militaire. Je ne peux pas le faire.

[58]  La Cour suprême a rejeté sans équivoque cette interprétation de l’alinéa 130(1)a) de la LDN :

L’intention de limiter l’application de ces dispositions aux situations où il existe un « lien direct » entre les circonstances de l’infraction et le service militaire ne ressort aucunement du texte de la loi.

[…]

Nous devons donc conclure que le législateur s’est penché sur les circonstances dans lesquelles il convient d’assujettir les militaires au système de justice militaire. Dans le cas de la force régulière et de la force spéciale, il a conclu que leurs membres devaient l’être en toutes circonstances, sous réserve des quelques infractions qui sont exclues du régime.

(Moriarity CSC, aux paragraphes 36 et 37)

[59]  À la lumière des commentaires de la Cour suprême du Canada dans Moriarity CSC, de mes conclusions précédentes sur son incidence et compte tenu du libellé de la LDN et du Code criminel, je conclus que les infractions d’ordre militaire sont des infractions relevant de la justice militaire. Je propose donc de rejeter le dernier argument en l’espèce.

II.  Conclusion proposée

[60]  Pour ces motifs, je conclus que la décision de la Cour suprême du Canada dans Moriarity CSC dicte de conclure que l’alinéa 130(1)a) de la LDN, interprété sans l’exigence d’un lien de connexité avec le service militaire, ne contrevient pas à l’alinéa 11f) de la Charte.

[61]  Par conséquent, je répondrais à la question constitutionnelle par la négative et je conclurais que l’alinéa 130(1)a) de la LDN et son équivalent réglementaire se trouvant à l’article 103.61 des ORFC ne sont pas invalides en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

[62]  Je propose donc de rejeter l’appel faisant en sorte de maintenir la peine imposée par la cour martiale permanente le 14 décembre 2013.

« Johanne Trudel »

j.c.a

« Je suis d’accord.

Eleanor R. Dawson, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Donald J. Rennie, j.c.a. »


ANNEXE I

Ordonnance et règlements royaux applicables aux forces canadiennes (ORFC)

Queen’s Regulations and Orders (QR&Os)

[…]

103.61 - INFRACTIONS À D’AUTRES LOIS DU CANADA

103.61 - OFFENCES AGAINST OTHER CANADIAN LAW

(1) L’article 130 de la Loi sur la défense nationale prescrit :

(1) Section 130 of the National Defence Act provides:

«130. (1) Constitue une infraction à la présente partie tout acte ou omission :

"130. (1) An act or omission

1. survenu au Canada et punissable sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale;

a. that takes place in Canada and is punishable under Part VII, the Criminal Code or any other Act of Parliament, or

2. survenu à l’étranger mais qui serait punissable, au Canada, sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale.

b. that takes place outside Canada and would, if it had taken place in Canada, be punishable under Part VII, the Criminal Code or any other Act of Parliament,

Quiconque en est déclaré coupable encourt la peine prévue au paragraphe (2).

is an offence under this Part and every person convicted thereof is liable to suffer punishment as provided in subsection (2).

(2) Sous réserve du paragraphe (3), la peine infligée à quiconque est déclaré coupable aux termes du paragraphe (1) est:

(2) Subject to subsection (3), where a service tribunal convicts a person under subsection (1), the service tribunal shall,

1. la peine minimale prescrite par la disposition législative correspondante, dans le cas d’une infraction :

a. if the conviction was in respect of an offence

a. commise au Canada en violation de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale et pour laquelle une peine minimale est prescrite,

i. committed in Canada under Part VII, the Criminal Code or any other Act of Parliament and for which a minimum punishment is prescribed, or

b. commise à l’étranger et prévue à l’article 235 du Code criminel,

ii. committed outside Canada under section 235 of the Criminal Code,

[en blanc/Blank]

impose a punishment in accordance with the enactment prescribing the minimum punishment for the offence; or

2.dans tout autre cas :

b.in any other case,

a. soit la peine prévue pour l’infraction par la partie VII de la présente loi, le Code criminel ou toute autre loi pertinente,

i. impose the punishment prescribed for the offence by Part VII, the Criminal Code or that other Act, or

b. soit comme peine maximale, la destitution ignominieuse du service de Sa Majesté.

ii. impose dismissal with disgrace from Her Majesty’s service or less punishment.

(3) Toutes les dispositions du code de discipline militaire visant l’emprisonnement à perpétuité, l’emprisonnement de deux ans ou plus, l’emprisonnement de moins de deux ans et l’amende s’appliquent à l’égard des peines infligées aux termes de l’alinéa (2)a) ou du sous-alinéa (2)b)(i).

(3) All provisions of the Code of Service Discipline in respect of a punishment of imprisonment for life, for two years or more or for less than two years, and a fine, apply in respect of punishments imposed under paragraph (2)(a) or subparagraph (2)(b)(i).

(4) Le présent article n’a pas pour effet de porter atteinte aux pouvoirs conférés par d’autres articles du code de discipline militaire en matière de poursuite et de jugement des infractions prévues aux articles 73 à 129. » (1er septembre 1999)

(4) Nothing in this section is in derogation of the authority conferred by other sections of the Code of Service Discipline to charge, deal with and try a person alleged to have committed any offence set out in sections 73 to 129 and to impose the punishment for that offence described in the section prescribing that offence.» (1 September 1999)

(2) L’énoncé de l’infraction dans le cas d’une accusation relevant de l’article 130 devrait être rédigé selon la formule suivante :

2) The statement of the offence in a charge under section 130 should be in the following form:

Une infraction punissable selon l’article 130 de la Loi sur la défense nationale, soit (indiquez l’infraction) contrairement à (indiquez la disposition qui établit l’infraction).

An offence punishable under section 130 of the National Defence Act, that is to say, (state the offence) contrary to (state the provision under which the offence is prescribed).

 


COUR D’APPEL DE LA COUR MARTIALE DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

CMAC-568

 

 

INTITULÉ :

CAPORAL-CHEF D.D. ROYES c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 janvier 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE TRUDEL

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 3 juin 2016

 

COMPARUTIONS :

Capitaine de corvette Mark Letourneau

Lieutenant-Colonel Jean-Bruno Cloutier

 

Pour l’appelant

 

Major Dylan Kerr

Lieutenant-Colonel Anne Litowski

 

Pour l’intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Service d’avocats de la défense

Défense nationale

Gatineau (Québec)

 

Pour l’appelant

 

Service canadien des poursuites militaires

Défense nationale

Ottawa (Ontario)

Pour l’intimée

 

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